Qui d’autre que Raymond Depardon aurait pu photographier ce qui n’est jamais montré dans les expositions ni les livres, le "silencieux", l’ordinaire, que l’on voit mais ne regarde pas ?
Pendant des décennies, Raymond Depardon a donné la parole à ceux que l’on n’entend pas, dans des films irremplaçables, sur l’institution psychiatrique, le milieu judiciaire, les peuples menacés d’extinction, les paysans (lire le billet sur La vie moderne).
Cette fois, il a laissé son micro pour réaliser, durant cinq ans, un travail auquel il pensait et tenait depuis longtemps : photographier la France. Ni celle du monde rural qu’il connaît bien, ni celle des grandes villes qu’il a aussi déjà montrées (sur ce sujet, et celui des peuplades minoritaires, voir le billet du 15 janvier 2009). Mais la France des villes moyennes et des villages, dont les "paysages" sont les premiers qu’il a découverts lorsque, dans sa jeunesse, il s’éloignait de sa ferme familiale du Garet dans le Rhône. Les photographier maintenant, avant de les oublier.
Volontairement, il s’est peu intéressé aux gens. Il avait besoin de silence, de solitude, de temps. Grâce aux soutiens des mécène et des collectivités territoriales, il a pu travailler dans ces conditions-là, dans la liberté absolue à laquelle il aspirait. Des années donc, de 2004 à 2010, dans un fourgon aménagé, à faire le tour de 21 régions, à différentes saisons, faisant des repérages avec un Polaroïd, annotant dans des cahiers, avant d’imprimer, enfin, son regard.
Le procédé photographique lui-même est dans la veine des conditions de son périple : simplicité et isolement, puisqu’il a choisi la technique ancienne de la chambre photographique, que l’on croyait, à tort, désormais inusitée.
Les photographies, dont 36 en très grands formats sont exposées à la BNF jusqu’au 9 janvier prochain, dans un accrochage paysager des plus réussis (et plus de 300 réunies dans un beau livre) sont étonnantes.
La netteté de l’image, le traitement égalitaire des gros plans et des détails, la douceur de la lumière, l’éclat des couleurs surprennent au premier chef.
Mais surtout, on admire ce qu’il nous soumet : on est séduit par ce que on voit et cette séduction-là, on a bien du mal à se l’expliquer. Ici une boucherie-charcuterie à Albi, là un monteur de pneus dans le Jura, plus loin une boutique de souvenirs dans les Alpes ou encore un angle de rue avec son tabac-presse dans l’Hérault. Il y a aussi des plages désertes hors-saison, un pavillon et ses géraniums au bord d’une route…
Volontairement non légendées, ces photos pourraient montrer, indifféremment, telle ou telle région. Quelle différence entre une petite zone commerciale aux abords d’un bourg et une autre ? Quelle différence entre telle et telle plage une fois désertée de ses estivants ?
Ce nivellement fait partie du propos de Raymon Depardon : montrer que le paysage français a une unité, constitutive de son identité. Et ce qui saute aux yeux, c’est que cette carte identitaire est faite tout à la fois de moderne, de vieux et de très ancien.
Cela n’empêche pas le spectateur de s’amuser à deviner les départements, en déchiffrant les affichettes sur les vitrines des commerçants, annonçant un loto ou un artiste en pente douce dans tel patelin, en observant les n° des plaques d’immatriculation, délivrant alors encore un indice local. On reconnaît aussi parfois des lieux, comme la petite église de Varengeville-sur-mer.
La seconde partie de l’exposition est riche de clés : outre la reprise des images cette fois légendées, elle montre les influences de Raymond Depardon, avec des photos de Walker Evans et de Paul Strand, les premières photographies de Depardon prises à la ferme du Garet lorsqu’il avait 12 ans (où l’on voit que le sens du cadrage et de la composition était déjà là), mais aussi les travaux préparatoires à ce projet, ses cahiers, son matériel… : tout y est absolument passionnant.
La France de Raymond Depardon
Bibliothèque Nationale de France
Site François-Mitterrand / Grande Galerie
Jusqu’au 9 janvier 2011
Mardi – samedi de 10 h à 1 9h
Dimanche de 13 h à 19 h
Fermé lundi et jours fériés
Entrée 7 € (TR 5 €)
Livre La France de Raymond Depardon, 30 x 27 cm, relié sous coffret, 336 pages, 315 illustrations, Coédition Bibliothèque nationale de France / Seuil (59 €)
Image : « La France de Raymond Depardon » © Raymond Depardon / Magnum photos / CNAP