La lecture du Goncourt 2005 achevée, la question douloureuse est posée : mais quel est le sens de ce récit divagant, qui apparaît finalement comme le livre d’un auteur en mal d’inspiration, qui noircirait des pages parce que l’échéance du contrat signé avec l’éditeur approche à grand pas ?
L’hypothèse est suggérée à maintes reprises par François Weyergans lui-même. C’est bien le portrait d’un écrivain atteint de procrastination sévère auquel nous sommes soumis. François Weyergraf, héros de l’aventure, a en effet le projet d’écrire le roman « Trois jours chez ma mère ». Ce n’est pas sa seule ambition d’écriture d’ailleurs : « Et si j’écrivais en vitesse ce livre sur les volcans ? Il y a des choses qu’il faut faire très vite. Je pourrais m’y mettre tout de suite et le finir avant Noël ». Mais aussi : « Et mon livre sur les chaises ? J’y pense depuis le jour où Delphine, qui n’entendait aucun bruit en provenance de ma pièce, vint frapper à la porte et, comme je ne répondais pas, elle s’affola et ouvrit, pour découvrir l’homme qu’elle aime assis et dormant d’un sommeil de plomb ».
Comme un autre projet s’intitule « Coucheries », le récit est ponctué de rencontres sexuelles de cet écrivain qui a au moins du succès auprès des femmes. Miracle, il arrive à produire trois chapitres de « Trois jours chez ma mère » qu’il nous soumet. Il met en scène le romancier François Weyerstein : « Il en fait un écrivain comme lui. ‘Trois jours chez ma mère ‘ racontera les aventures et les mésaventures de ce Weyerstein qui, très désemparé le jour de ses cinquante ans, annule tous ses rendez-vous et décide d’aller passer quelques jours chez sa mère pour souffler un peu et faire le point ».
Si l’on en juge de ce qui nous en est donné dans ces trois chapitres, les aventures de Weyerstein ne semblent pas avoir davantage d’intérêt que celles de Weyergraf, et la mise en abyme de Weyergans présente autant de surprises que le démontage de poupées gigognes, en moins amusant toutefois.
En mai 1905, suivant le conseil de Paul Signac, Henri Matisse (1869-1954) arrive à Collioure (Pyrénées-Orientales). En juillet de la même année, André Derain (1880-1954) quitte Chatou (Yvelines) et l’atelier de Vlaminck pour le rejoindre. Ce que les deux amis découvrent alors les bouleversent : une grande plage constellée de barques colorées, des maisons peintes des mêmes couleurs, des filets de pêche étalés que ravaudent des femmes vêtues de noir. Le tout sous une lumière toujours changeante, extraordinaire. Alors que Derain est un jeune peintre, Matisse a déjà la trentaine, une épouse et trois enfants. En 1905, après dix ans d’études à Paris dans l’atelier de Gustave Moreau notamment, Henri Matisse cherche sa voie. Il a besoin de ressources pour faire vivre sa famille et il est un peu découragé. Cet été 1905 sera décisif.
A Collioure où, en compagnie de Derain, il travaille dans deux ateliers, son pinceau se libère. Tous deux prennent leurs distances avec la représentation de la réalité, ses couleurs, ses perspectives. Ce qu’ils recherchent : l’expression directe de l’émotion sur la toile. La rendre perceptible, accessible au spectateur quel qu’il soit. Ainsi vont naître des tableaux où le contraste des couleurs créé perspective et composition et où la transcription de la lumière pose des jaunes, des oranges, des roses, rouges, des bleus et des verts « inventés » par les peintres.
A la fin de l’été 1905, Henri Matisse et André Derain rentrent à Paris. Les toiles de Collioure, avec des œuvres de Manguin, Vlaminck et d’autres encore sont présentées au Salon d’Automne. On connaît la suite de l’histoire : avec leurs couleurs étonnantes, leurs aplats approximatifs, leur aspect parfois inachevé, les tableaux réunis dans cette salle font scandale. Le journaliste Louis Vauxcelles parle de fauves. Le Fauvisme est né.
Le chemin du Fauvisme à Collioure, à suivre seul ou sous la conduite d’un guide, est une balade dans la ville ponctuée de reproduction de tableaux peints par Derain et Matisse au cours de ce fameux été, dont les originaux sont dispersés dans différents musées en France et à l’étranger ou dans des collections privées.
Depuis 1905, la plage a bien changé, désormais coupée en deux. Les barques catalanes colorées à voile latine ne sont plus, ni les ravaudeuses vêtues de noir et les pêcheurs. Néanmoins, l’activité continue d’une autre manière ; on déguste toujours l’anchois et la sardine ; l’église et son drôle de clocher, le château royal n’ont pas pris une ride. Au bord de la belle eau bleue scintillante à la lumière du matin, des vieilles pierres et des façades colorées, des vignes en terrasse et des bougainvilliers en fleurs, des oliviers et des pins, on se prend à imaginer ce qu’André Derain et Henri Matisse ont dû découvrir il y a plus d’un siècle : un enchantement de couleurs, d’odeurs et de lumière qu’on a irrésistiblement envie de transcrire, restituer et partager.
Le chemin du Fauvisme à Collioure : départ de la Maison du Fauvisme – Rue de la Prud’homie – Galerie du Tenyidor – 66190 COLLIOURE – Tél. 04 68 82 15 47 – contact@collioure.com
C’est Charlotte qui a séduit le jury du prix Goncourt 1995. Elle est l’attachante grand-mère du narrateur du « Testament français », celle qui été si importante pour lui dans sa passion pour la langue grand maternelle, pour la littérature française, et au bout du compte pour l’écriture.
Charlotte, qui a passé sa jeunesse en France, accueille tous les étés ses petits-enfants dans son village de Sibérie. Le narrateur est fasciné par les récits de ses souvenirs et par les documents qu’elle extraie d’une vieille valise, photos et vieux journaux du début du vingtième siècle, ou les petits cailloux enveloppés dans des papiers qui portent les noms de villes françaises. L’inondation de Paris de 1910, la mort du président Félix Faure dans les bras de sa maîtresse, la visite du couple tsariste dans la capitale française sont les éléments-clés que retient le jeune garçon.
Et le lecteur est conquis par la puissance d’évocation dont fait preuve Makine pour nous faire vivre l’intensité de ces étés avec Charlotte. Le roman est un éloge au pouvoir de la langue : « La langue, cette mystérieuse matière, invisible et omniprésente, qui atteignait par son essence sonore chaque recoin de l’univers que nous étions en train d’explorer ».
Très habilement l’auteur intègre les éléments de la vie de Charlotte, que le jeune garçon reconstitue, dans l’histoire de l’URSS, de la Révolution de 1917 à la chute de l’empire soviétique. Mais l’adolescent comprend que tout ne peut pas être connu de la biographie de sa grand-mère : « L’indicible ! Il était mystérieusement lié, je le comprenais maintenant, à l’essentiel. L’essentiel était indicible. Incommunicable. Et tout ce qui dans ce monde, me torturait par sa beauté muette, tout ce qui se passait de la parole me paraissait essentiel ».
A cheval entre deux cultures, la russe et la française, il reconnaît dans la langue de sa grand-mère « cette langue d’étonnement par excellence », et a appris avec Charlotte « cette mystérieuse consonance des instants éternels », ce qui ouvre aux potentialités de l’écriture : « Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants. Apprendre à préserver leur éternité dans la routine des gestes quotidiens, dans la torpeur des mots banals. Vivre, conscient de cette éternité… »
Mais le livre est aussi un roman, avec son lot de tragédies, et de révélations finales. La figure de Charlotte restera le modèle d’un « mystérieux regard français ».
Si le flamboyant est un arbre africain très coloré, le style du Goncourt 1976 est autant flamboyant que coloré. L’histoire qui nous est contée est assez mince mais les mises en scène sont tellement enflées par l’exubérance de l’écriture que le roman paraît bien long.
Torok Yali Yulmata est le général roi fou du royaume imaginaire Yali. Il est ainsi présenté : « Le barbare Yumalta ! Le forcené sexuel, le violeur des chaudes guenons de la brousse, le féticheur infâme, enchanteur, dardant la prunelle fameuse et malachite sur le troupeau dodu des faibles filles frémissantes ». Il se décide à aller guerroyer contre les Doré, davantage par fascination pour la violence que par raison politique. Il enrôle un Ecossais dans son épopée, très pâle et très falot, qu’il surnomme d’ailleurs le Néant Blanc.
A côté de cet ectoplasme, l’Afrique apparaît comme extraordinairement vivante, et l’auteur s’emploie à faire passer cette luxuriance africaine, sur tous les plans, du végétal au sentimental, par une écriture où la mesure ne compte plus : « Le quartier coulait de sèves, de graisses, de fanges profondes et de jus sanguin. Parfois une gorge libre et jeune, gonflée sous le tissu écorché. Puis ces bouquets de souillonnes, de poissardes en fleurs lançant leurs bras fantasques et sonnaillant de bracelets, vous attirant vers leur camelote, vous nasillant des propos d’oiseaux : caquets, grelots, perruches ».
Le général roi fou est finalement renversé par l’opposition marxiste, mais il a eu auparavant le temps d’exercer violence sur violence et l’auteur, à force d’allitérations (comme on l’a vu dans les citations précédentes ou encore dans « un jardin grouillant de guenilles geignardes ») et de copieuses images, réussit à nous donner le tournis et l’envie de paysages zen.
Certes parfois l’alliance de l’image et de la musique des mots peut retenir l’attention : « Impression de feuilleté, de duvet, de désassemblage doux sur lesquels contrastait la saillie d’une barre de fer noire, le profil d’un rostre de caillou carbonisé ». Certaines évocations, comme celles des Ludies, être utopiques au caractère sacré, font décoller l’imaginaire. Mais on peut aussi poser la question : Que gagne l’Afrique à être décrite sous des aspects au bout du compte puisés dans une pensée très commune : la violence, l’irrationnel, la démesure ?
C’est dans une ambiance de conte oriental que le Goncourt 1987 nous narre l’histoire de Zahra, amenée à conquérir son identité de femme dans une société aux dures lois masculines. Et Tahar Ben Jelloun demeure dans la littérature en ne s’écartant pas du principe qu’il fait énoncer à un de ses personnages : « Un conte est un conte, pas un prêche ! »
La narratrice est libérée par la mort du père et par ses dernières paroles. Jusqu’alors, il l’a élevée comme le garçon dont il a rêvé après la naissance de la septième fille. La tromperie est allée très loin, jusqu’au simulacre de circoncision : « J’étais dans les bras de mon père qui me présenta, les jambes légèrement écartées, à un coiffeur circonciseur. Je revis le sang, le geste brusque mais adroit de mon père qui avait la main ensanglantée. Moi aussi j’avais du sang sur les cuisses, sur mon saroual blanc ».
Elle a même été mariée à une cousine épileptique. Elle fuit donc la famille, rencontre, imaginairement ou réellement, un prince, puis un violeur, avant d’échouer dans la maison de l’Assise et du Consul. Ceux-ci sont sœur et frère, elle gardienne de hammam et lui instituteur aveugle dans une école coranique. L’histoire d’amour entre Zahra et le Consul provoque la jalousie de l’Assise qui alerte la famille de Zahra. La jeune femme tue l’oncle qui venait la chercher, et c’est la prison. Mais elle n’y est pas à l’abri de la vengeance de ses sœurs qui parviennent à lui infliger mutilation et infibulation.
Tahar Ben Jelloun entretient le climat onirique du récit, et la narratrice nous fait part de visions qui ont un rapport avec son histoire personnelle. La frontière entre rêve et réalité n’est pas toujours nettement définie : « Cette histoire, vous ne l’avez peut-être pas vécue, mais elle est vraie ». C’est la force du roman de rester dans cette ambiguïté.
On ne sait pas si c’est bien le Consul que Zahra retrouve à la fin de son récit : « Votre histoire est terrible. Au fond je ne sais pas si c’est votre histoire ou celle d’une conjonction qui nous dépasse tous, quelque chose qui découle en faisceaux de lumière de la Voie lactée, parce qu’il est question de lune, de destin et de déchirure du ciel (…). Vous n’êtes pas de celles qui ferment une histoire. Vous seriez plutôt de celles qui la laissent ouverte en vue d’en faire un conte infini ».
A la fin du parcours, on trouve, comme toujours, des cartes postales et revues à acheter pour garder souvenir des tableaux qu’on a le plus appréciés. Mais que l’exercice est vain en peinture, on l’a maintes fois constaté, et plus encore s’agissant des impressionnistes aux effets de lumière si subtils que les technologies les plus modernes de reproduction semblent impuissantes à restituer.
L’exercice semble plus cruel encore pour l’œuvre de Berthe Morisot (1841-1895). Une pure, une magnifique peintre impressionniste, moins connue du grand public peut-être que ses collègues masculins Monet, Manet, Renoir et autres Degas, mais ô combien talentueuse. Preuve de cette moindre (re)connaissance : il s’agit de la première exposition monographique proposée par une musée national depuis… 1941 ! Preuves de son talent : elles sont nombreuses ; on les découvre sur pièces au Musée d’Orsay depuis mardi dernier et jusqu’au 22 septembre.
Beaucoup de tableaux sont des inédits pour le public parisien, issus de collections particulières ou de musées étrangers. L’exposition est très intelligemment construite, sa présentation textuelle efficace. Concentrée sur ce qui représente la part prépondérante de son travail – les portraits et tableaux de figures – elle nous fait arpenter une œuvre moderne, touchante et singulière dans le monde impressionniste lui-même.
Berthe Morisot, La terrasse
A parcourir les tableaux, on sent une personnalité, une profondeur chez cette artiste qui, dans le XIX° bourgeois dont elle est issue, a vite décidé de faire de sa passion non pas un passe-temps mais un métier. Ce milieu et la condition féminine qui y était attachée sont visibles dans les scènes d’intérieur et de plein air, où l’on voit à travers leurs figures les occupations auxquelles Berthe Morisot était destinée : assise sur un sofa se contentant de regarder la vie urbaine à travers une fenêtre, occupée à lire, coudre, jouer d’un instrument, ou encore dans un jardin près des enfants.
Les intérieurs de l’époque sont chargés, les meubles lourds et chez Berthe Morisot leurs teintes souvent éteintes. Pourtant, quelle lumière partout et quelles couleurs à l’extérieur, des verts, des roses, parfois de somptueux mauves. Toute une série de tableaux traite du thème toujours passionnant de la frontière intérieur / extérieur, dans des mises en scène variées. Ici un balcon, là une fenêtre, un bow-window ou une véranda. La lumière inonde l’intérieur, le regard est attiré vers le dehors, et tout respire.
Berthe Morisot, Jeune femme au divan
Mais que pensent les personnages qui y font dos ou face ? Plus généralement, qu’éprouvent les personnages – essentiellement féminins, à l’exception de son époux Eugène Manet, frère du peintre – peints par Berthe Morisot ? Ennui, mélancolie, tranquillité d’âme ? Le plus souvent on l’ignore, et ce mystère est source de joie. Morisot n’est pas des artistes qui assènent, mais de ceux qui évoquent, en des portraits parfaitement sur le vif. Là est sa modernité absolue : des cadrages photographiques, une touche rapide, enlevée, pleine de mouvements, souvent le choix de « l’inachevé ». Dans les scènes de toilette, les modèles se fondent dans le décor des chambres. Les lectures peuvent en être multiples. Dans les scènes de mode, les robes sont davantage suggérées que représentées, et ce sont les modèles qui attirent toute l’attention. Dans les scènes de plein air, la végétation remplit admirablement la toile, pour mieux servir d’écrin aux personnages.
Berthe Morisot, Sur le lac
Quelle tendresse lit-on dans ses tableaux, et pourtant, même lorsqu’elle peint sa fille, c’est bien le peintre qui s’exprime, le témoin. Celle qui voulait par-dessus tout enregistrer l’éphémère : « Il y a longtemps que je n’espère rien et que le désir de glorification après la mort me paraît une ambition démesurée. La mienne se borne à vouloir fixer quelque chose de ce qui se passe, oh quelque chose ! la moindre des choses, eh bien cette ambition-là est encore démesurée !… une attitude de Julie, un sourire, une fleur, un fruit, une branche d’arbre, une seule de ces choses me suffirait ».
Berthe Morisot (1841-1895), une exposition à découvrir au Musée d’Orsayjusqu’au 22 septembre 2019
Le Goncourt 1966 récompense Edmonde Charles-Roux pour son premier roman, Oublier Palerme. Deux pôles géographiques se partagent l’intrigue, New York et cette grande ville de Sicile que les protagonistes ne peuvent oublier. Mais si l’intérêt se soutient bien lorsque que l’action se déroule sur l’île, les épisodes new-yorkais provoquent un grand ennui, du fait d’une construction peu convaincante.
C’est Ginna, rédactrice dans un grand magazine féminin américain qui nous présente l’essentiel des acteurs du roman et leur vie à New York. Nous apprenons ainsi à connaître Babs et son entourage : rédactrice dans le même journal, elle travaille à répondre à l’ambition bien assumée de la patronne : « Car le tirage de Fair ne dépendait ni de culture, ni de musique, ni d’art (qui étaient les bêtes noires de Fleur Lee) mais seulement de ces fringales féminines que seuls les magazines savent assouvir. Mode, sexualité, voyage, boustifaille, telle était notre formule ».
Un autre univers est représenté par Carmine Bonnavia, jeune élu démocrate, fils d’immigré sicilien originaire de la même région que Ginna. Les deux univers se rencontrent car (et ce n’est pas l’événement le plus vraisemblable du roman) Babs et Carmine se marient. Cette union nous vaut toutefois de quitter New York pour nous conduire à Palerme où enfin démarre une véritable intrigue avec le voyage de noce tragique des deux époux.
La ville prend consistance, la latinité sicilienne s’impose, et Babs est vite écartée du milieu : « Il y avait quelque chose de fantastique à penser qu’elle était arrivée avec cette démarche provocante, son grand rire claironnant, un rire comme pour prendre le monde d’assaut, avec ses attitudes d’une séduction si efficace –jambes croisées haut, genoux au vent- et que rien de tout cela n’avait résisté ». Carmine, de son côté, retrouve ses racines : « Comme il était vite acquis aux penchants latins, cet Américain respectueux de la valeur du temps, soumis à la puissance du travail, de l’argent et si désireux de bien faire ! Quelques jours lui suffirent pour s’organiser dans une passivité orientale ».
C’est la figure d’un jeune vendeur de jasmin, Gigino, qui déchaîne le drame, où meurent Carmine et Gigino. Auparavant Carmine a compris pourquoi il ne pouvait oublier Palerme : « A voir Gigino ainsi, tout douloureux, tout recroquevillé sur lui-même tel un enfant avant la naissance, Carmine prit enfin conscience de ses origines (…) Voilà mon compagnon, mon frère se disait-il. Comment ne l’avais-je pas deviné plus tôt ? ».
La thématique du Goncourt 1955 fait écho à une question de la France d’aujourd’hui, celle de l’intégration des migrants. « Les eaux mêlées » se lit dans la suite de « La greffe de printemps », roman qui s’attache à suivre le parcours de Yankel Mykhanowitzki , parti de sa Russie natale avant la guerre de 14-18 pour fuir misère et pogrom, et se fixer à Paris comme casquettier. Le romancier nous plonge dans l’intimité d’un personnage qu’il sait rendre particulièrement attachant.
Ce sont finalement quatre générations de cette famille juive dont on suit les manières différentes de se mêler à la société française. Car Yankel est d’abord rejoint par sa femme et sa fille, puis par ses parents. Alors que son ambition était de devenir aussi français que possible, son épouse et son père, très accrochés à leur culture et leur religion, le poussent à revenir dans le quartier juif. La tension n’empêche pas les arrangements, mais ce n’est pas simple pour Yankel : « Parmi les Français, il regrettait la simplicité honnête et sans histoires de ses compatriotes ; parmi ceux-ci, vite agacé, il n’aspirait qu’à revenir vers les Français si largement ouverts sur le monde et la vie ».
Dans « Les eaux mêlées » il est davantage question des générations suivantes, des enfants et petits- enfants de notre héros. Yankel est fier du certificat d’études de son fils : « Voilà, Simon est vraiment français à présent ». Mais lorsque ce dernier choisit une épouse catholique, son père ne peut s’empêcher de penser : « Une juive, n’est-ce pas, c’est déjà une garantie ; les juifs sont des gens honnêtes, propres, simples. Naturellement, parmi les chrétiens aussi il y a d’honnêtes gens ; mais enfin on ne sait jamais. Et puis, même en écartant les mauvaises femmes, restent les innombrables sottes à cervelle d’oiseaux ; en tout goy sommeille le vieil antisémitisme, et il faut déjà un minimum d’intelligence pour ne jamais le laisser manifester ».
Arrive la période noire de l’Occupation. Une partie de la famille parvient à se cacher dans le sud de la France, tandis que d’autres périssent dans les camps nazis. Un petit-fils de Yankel est fusillé par les Allemands. Les réactions à la montée du nazisme ont été aussi différentes. Tandis que le fils Simon ne trouvait pas à s’inquiéter, le père n’était pas dupe : « Il ne savait pas que, comme le pigeon a le sens de l’orientation et la mouette le sens de la tempête, son père avait le sens du pogrom. En Simon, ce sens atavique s’était émoussé, sous l’effet de la France ».
La lecture du Goncourt 1946 nous montre comment l’interprétation de l’assassinat d’une épouse par son conjoint a évolué dans les esprits. Dans l’Histoire d’un fait divers Jean-Jacques Gautier s’évertue à faire comprendre la quasi légitimité de Lucien à tuer Fernande ! Pourtant le lecteur d’aujourd’hui peut découvrir ce que cet acte suppose de rapports asymétriques entre les hommes et les femmes.
L’auteur du roman, parti d’un fait divers réel, remonte le temps pour nous faire le portrait de Lucien, que l’on sait meurtrier dès le départ. Trois mariages se sont succédés pour lui : d’abord avec Léonie, qui a de l’ambition, qui entraîne le couple à Paris, mais l’union se termine dans la violence ; puis avec Germaine, dans une relation sans passion qui donne deux enfants, « Germaine la brave femme qu’il lui fallait, pas compliquée, pas méchante, courageuse, attentive à faire plaisir », mais qui meurt ; enfin avec Fernande, bien plus jeune que lui, avec laquelle la relation amoureuse est fondée surtout sur l’aspect physique.
Trois portraits de femmes différentes dont une seule a vraiment été choisie par Lucien, celle qu’il tue parce qu’elle lui échappe : l’auteur en fait une femme superficielle, qui veut une vie agréablement faite d’argent, et des toilettes et sorties qui vont avec. C’est le même Lucien avec les trois : modeste, ouvrier, pauvre type sans éducation. C’est en fait sa propre faiblesse devant la force de Léonie ou de Fernande qui le déstabilise. Léonie : « elle vous débite les arguments avec une facilité, une surabondance, une volubilité sèche qui, très vite, ahurit son mari ». Fernande le renvoie à sa petitesse sociale : « J’aimerais bien, pour peu que j’en ai les moyens, aller me balader, sortir, voir du monde, me faire faire les mains au lieu de me les esquinter à récurer les casseroles, moi aussi… seulement voilà… Monsieur rapporte juste de quoi manger ».
Jean-Jacques Gautier ne s’intéresse pas aux différences de place sociale qui distinguent les unes des autres, qui font qu’une femme docile est préférable à une femme ambitieuse. Il argumente selon le schéma classique de l’alliance entre la colère, élément psychologique de fond chez Lucien, et l’alcool, artifice qui devrait permettre de supporter ses faillites. Mais ce n’est pas seulement ce mélange qui pousse à l’assassinat, c’est la volonté de l’emprise sur l’autre qui veut vivre sa vie.
Si l’ambiance imaginaire du roman est de son époque, l’écriture est plutôt efficace et peut hélas entraîner le lecteur à davantage comprendre Lucien que ses compagnes.
Le Goncourt 1939 nous fait entrer dans le milieu de la haute bourgeoisie parisienne par le biais d’une thématique centrale pour cette classe, le mariage. La narratrice nous raconte son histoire de fille plutôt indocile, incapable toutefois de rompre avec les siens à cause de ce qu’elle appelle justement le marquage familial Boussardel.
Partie pour quelques semaines, Agnès reste deux ans aux Etats-Unis car elle est tombée sous le charme de Norman. Elle finit par se lasser de lui, le quitte, et retourne à Paris dans sa famille où elle retrouve tous les travers qu’elle déteste, ainsi que le provincialisme français : « J’avais connu là des amusements sportifs, garçonniers, aussi peu mondains que possible, offrant enfin cette apparence de libre consentement qui caractérise, en Amérique, les obligations comme les plaisirs. Ramenée presque sans transition dans ce bal de la Troisième République, j’éprouvais l’impression d’avoir reculé de trente ans ».
Elle a la faiblesse de passer une nuit avec son ancien amant américain, de passage à Paris, et se retrouve enceinte. L’habileté du romancier est de poser la question de l’alliance bourgeoise par son négatif : que faire de ceux et celles difficiles à marier ? La réponse pour les Boussardel est simple : marier ensemble les jeunes gens dont on ne sait que faire.
Agnès cache son état mais se confie à un cousin atypique, Xavier. Celui-ci n’hésite pas en lui proposant le mariage, ce que la famille s’empresse d’encourager. Cette alliance est sans vraie passion, mais la passion amoureuse ne fait pas partie de la culture Boussardel. Et Agnès se contente de peu : « Je partageais, à ma façon, son bonheur, sans pourtant partager ses plaisirs. Dès le premier soir j’avais compris qu’ils me seraient refusés. Cette disgrâce, qui m’étonnait moins et dont je commençais à soupçonner qu’elle est la condition commune à beaucoup de femmes, ne m’inspirait ni révolte ni amertume ».
Elle annonce enfin à sa famille qu’elle attend un enfant. Catastrophe : la tante Emma , tutrice de Xavier, lui annonce qu’il est impossible qu’il soit le père car il est réputé stérile (ce qui explique l’enthousiasme familial pour ce mariage avec Agnès l’indocile). On ne sait trop dans quelles circonstances Xavier tombe d’un balcon et se tue.
Agnès élève seule son enfant dans le sud de la France et ne se fait pas d’illusion sur sa capacité à briser les liens avec ses origines : « J’avais cru fuir les Boussardel. Il y en avait deux dans l’île : moi et mon fils ».