Le modèle noir de Géricault à Matisse. Musée d’Orsay

Marie-Guillemine Benoist, Portrait d’une femme noire (1800)© RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) /Gérard Blot

Comment évoquer le modèle noir dans les arts en France de la fin du XVIII° siècle au début du XX° sans se référer à l’histoire politique et sociale du pays ? Etat colonisateur, acteur de l’esclavage, la France, à partir de la Révolution, a fortement évolué dans son rapport à la « négritude ». Passant, pour aller vite, du modèle objet au sujet.

Comment ces approches se lisent-elles dans les arts ?  Quels artistes ont contribué à faire bouger cette cause de la dignité ?

L’exposition du Musée d’Orsay qui a ouvert fin mars et visible jusqu’au 21 juillet nous éclaire sur ce thème inédit dans nos grandes institutions muséales, au fil d’un parcours nécessaire sur le fond et très agréable en la forme.

Des abolitions de l’esclavage (car en France, il y a eu des allers-retours…) aux jazzmen et à Joséphine Baker des Années folles, des premiers peintres supporters de la cause noire (dont Géricault) aux nouvelles approches picturales du XX° siècle (Picasso et Dada en particulier), des romantiques amoureux (Baudelaire) aux peintres envoûtés par les femmes noires (Douanier Rousseau, Matisse), l’approche est large et passionnante.

Bien sûr, on voit les fantasmes, l’irrésistible attrait de l’exotisme (Delacroix), mais tout autant les combats authentiques (on a cité Géricault ; Chasseriau en fut aussi) et bien sûr les résistances (le métis Alexandre Dumas père, caricaturé en tous sens).

© Courtesy National Gallery of Art, Washington, Frédéric Bazille, Jeune femme aux pivoines (1870)

Au delà de ce panorama, l’une des belles surprises de l’exposition est sans doute la place faite aux personnes qui furent ces modèles. Un encart restituant ce que l’on sait d’eux (souvent peu de choses… et encore il a fallu rechercher ce peu) est systématiquement présenté à côté des tableaux. Et les œuvres illustrent cette approche : les plus beaux tableaux du parcours (hormis évidemment Olympia de Manet et quelques autres) sont les portraits d’ateliers. Là, les artistes ont peint des personnes et non plus des types, et ce qu’ils en ont fait est magnifique.

Mag

Le modèle noir de Géricault à Matisse

Musée d’Orsay

1, rue de la Légion d’Honneur – Paris 7°

Jusqu’au 21 juillet 2019

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Jérôme 60° latitude nord, Maurice Bedel

Un roman amusant que le Goncourt 1927. Beaucoup de dialogues, une langue alerte, des caractères bien peu compliqués, une thèse simple, font qu’il se lit sans y penser ; et si au total l’intérêt paraît littérairement mince, on reconnaît qu’il est représentatif de ces années 1920, qui voulaient oublier les horreurs de la première guerre mondiale et ne pas envisager qu’il pourrait y en avoir une seconde.

Jérôme est un jeune écrivain qui va assister en Norvège à la création de sa pièce « Littérature ».  L’action est précisément située dans le temps, c’est l’année 1924 où Christiana, capitale du pays, devient Oslo. Le jeune homme devient amoureux de la fille de la traductrice de sa pièce et entame une cour à la française en bonne et due forme. Mais les mœurs locales et en particulier le caractère de la jeune fille correspondent peu aux codes français, d’ailleurs assez surannés, de Jérôme.

C’est donc le décalage entre les prétentions françaises au charme du flirt et la franchise des rapports entre hommes et femmes norvégiens qui est le prétexte à de multiples scènes divertissantes : « Ah, Mademoiselle, fit-il tout essoufflé, comme votre pays est beau ! Ces chaos de rochers, ces sapins… Oui, dit Uni Hansen toute à sa minutieuse besogne, il y a beaucoup des pierres et des arbres ». Aussi : « Uni, insistait Jérôme, dites- moi que vous m’aimez. Elle jouait avec le bouchon du radiateur de l’auto, qu’elle dévissait, revissait ».

Cette confrontation entre les deux sociétés est aussi un prétexte à souligner les fondements des différences : « Songez, Monsieur l’auteur, que la femme a chez nous, en amour, comme en toutes choses, des droits égaux à ceux de l’homme ». La traductrice, de son côté, qui a largement caviardé le texte de Jérôme, s’explique : « J’ai écarté de mon texte toutes les petites phrases inutiles dont les Français fleurissent leur langage. C’est, je crois, ce que vous appelez des civilités. Ce sont des gentillesses qui cachent le plus souvent une hypocrisie sans borne ».

La jeune Norvégienne, à la solide poignée de mains, qui s’amuse à se battre au corps à corps avec son amoureux transi, finit par accepter leurs fiançailles. Après tout sa propre mère s’est mariée quatre fois, l’engagement n’est pas pour la vie. Mais l’écrivain est trop désarçonné par ce comportement égalitaire, et sa fiancée prend l’initiative de la rupture, dans son français toujours amusant : « Jérôme, vous dites beaucoup de choses, mais vous ne faites pas. Et quand vous devez faire, vous connaissez seulement de pleurer. Vous n’êtes pas un fiancé pour moi. Je vous rends la parole ».

Andreossi

Jérôme 60° latitude nord, Maurice Bedel

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Monsieur des Lourdines. Alphonse de Chateaubriant

Un Goncourt 1911 bien plaisant à lire, aux métaphores souvent originales et au vocabulaire parfois agréablement vieillot : « L’unique étage s’allongeait sous la carapace ensellée d’une haute et molle toiture, dont l’ardoise, niellée de verdures et de lichens safranés, venait faire visière sur des fenêtres à petits carreaux ; et les murailles étaient tout à fait de la couleur des vieux chemins ».

C’est donc d’abord pour l’écriture que l’on s’attache à ce roman, car les descriptions sont très exactement évocatrices, comme l’abattage de cet ormeau : « Maintenant les cognées se portaient en dessous avec ce bruit caverneux que répand une voix dans une maison vide. (…) Les hommes, attelés à la corde à court intervalle les uns des autres, arc-boutés dans les trous de l’herbage, tiraient à l’unisson. (…) Alors quelque chose d’insolite se passa dans l’ormeau. Puis, avec indifférence, sa cime oscilla, parut se déplacer. Un craquement parti de la base, guère plus fort que le pétillement dans le feu d’un bois sec, se reproduisit plus profond, se multiplia, éclata dans un déchirement sinistre, foudroya l’air ; et l’arbre, en silence, décrivit son immense quart de cercle ».

Il en est de même pour camper les personnes. Ainsi ce magistrat : « C’était un pur bonnet carré, tout droit canon et tout hermine, et qui, dans l’exercice de ses fonctions, passait pour aussi tranchant qu’un canif ouvert de toutes ses lames ». Ainsi les pleurs de Célestin : « Célestin pleurait, non pas avec des larmes, mais de tous les muscles de son visage, ainsi que pleurent les paysans ».

Mais l’histoire ? C’est celle d’un gentilhomme campagnard du Poitou, vers la fin du XIXème siècle. Il est très attaché à sa terre, qu’il parcourt avec la passion d’un amoureux de la nature. Il a peu de contact avec « le monde » comme on disait à l’époque, et ne s’éloigne pas de son épouse malade. Son seul souci est son fils, qui vit à Paris et dépense sans compter l’argent que lui alloue son père.

Cette aide ne lui suffit pas d’ailleurs puisqu’un jour son père reçoit de la part d’un usurier la demande d’une très forte somme d’argent à rembourser. Le père doit vendre une grande partie des biens pour éviter la prison à son fils. La mère meurt d’inquiétude et le fils revient. Retournera-t-il à Paris ou restera-t-il auprès de son père pour sauver le domaine qui a pu être préservé?

Andreossi

Monsieur des Lourdines. Alphonse de Chateaubriant

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Terres Lorraines. Emile Moselly

Le Goncourt 1907 n’est pas tout à fait le vrai Goncourt de l’année. C’est Jean des Brebis ou le Livre de la Misère qui avait été élu, mais les jurés se sont aperçus que celui-ci, paru en 1904, n’obéissait pas à un impératif des frères Goncourt : donner leur prix à un ouvrage sorti dans l’année. Ils se sont alors reportés sur Terres Lorraines, du même Moselly, en attribuant le prix aux deux ouvrages.

L’histoire de Terres Lorraines est fort mince, et le roman plutôt ennuyeux. On ne se passionne guère pour cette jeune Marthe qui aime un garçon, pêcheur de rivière comme son père, plutôt « coureur », avec lequel le mariage est promis, mais qui quitte le pays en s’embarquant sur une péniche qui transporte aussi la belle Thérèse. Pour terminer cette histoire pleine d’eau, Marthe se jette dans la rivière.

Cette terre lorraine, malgré le soleil qui parfois inonde, illumine ou ruisselle, nous apparaît surtout comme terre de mélancolie : « D’ailleurs, elle est partout, cette note de tristesse, dans ces pays du Nord : elle est dans les sources glacées, dans la gaité un peu grave des paysans, dans la beauté des femmes, trop pensive, et c’est le charme profond de ce pays, mélange de sévérité et de poésie, qui fait que le regret en rôde éternellement dans les cœurs, mélancolique et pénétrant comme une sensation d’exil ».

Les descriptions de paysages sont trop nombreuses pour être toujours originales, et l’auteur sacrifie à un régionalisme d’époque qui doit révéler aux urbains, par exemple, le pittoresque du mariage campagnard. Ces sociétés sont arrêtées dans le temps comme pour mieux les maîtriser : « Ils pêchaient comme leurs pères, pris par cette étreinte de la routine qui emporte les générations rustiques dans les mêmes chemins battus, coupés d’ornières profondes. Ils accomplissaient leur lourde tâche sans réfléchir, avec une lenteur de machines bien remontées, se hâtant vers un but qu’elles n’entrevoient pas ».

La Lorraine d’alors était en grande partie allemande, mais le roman est très discret sur la question. Un passage toutefois nous alerte sur une situation politique sans doute difficile à propos d’une visite à une caserne : « C’étaient des récits de sentinelles surprises, qu’on retrouvait le lendemain écroulées dans leurs guérites, avec un couteau fiché entre les omoplates, et d’espions qui rôdaient, insaisissables, vêtus comme des travailleurs des champs et des marchands de cochons, et si bien déguisés que tout le monde s’y laissait prendre ». Nous n’en saurons pas plus.

Andreossi

Terres Lorraines. Emile Moselly

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La maîtresse de Brecht. Jacques- Pierre Amette

Le prix Goncourt 2003 est un portrait de femme, mais au bout des trois cent pages, Maria Eich garde largement ses mystères pour elle. Qu’est-ce qui a décidé vraiment cette jeune actrice à espionner, pour le compte de la Stasi, le dramaturge Bertold Brecht, en devenant sa maîtresse ? Réelle admiration pour le « Maître » ou rachat politique auprès des autorités de la R.D.A. pour avoir eu pour père et pour mari des nazis partis à l’étranger ? Ou peut-être encore pour l’obtention de facilités pour rendre visite à sa fille, à Berlin Ouest ?

De fait Maria fait rapidement partie de la « famille » Brecht, aux côté de l’épouse Hélène et de la maîtresse en titre Ruth Berlau. Ce Brecht vieillissant ne nous est pas présenté sous des traits vraiment sympathiques : il profite de son aura de communiste pour utiliser les moyens que lui donne le nouveau pouvoir et semble vivre dans un petit monde théâtral tout consacré à sa gloire. C’est avec dérision qu’Amette évoque le rôle du dramaturge au moment de la montée de l’Allemagne nazie : « La casquette du rôdeur sur le coin du visage, gueule de voyou, le verbe ardent, Brecht parlait. Brecht pissait sur les braises dans un coin du jardin. Il éteindrait le nazisme comme ces braises, uniquement en ouvrant sa braguette. Voilà le genre de déclaration qu’il aimait faire devant ses femmes».

Du côté de la surveillance politique, on se méfie de lui car il revient des Etats-Unis où il s’était réfugié pendant la guerre. Maria prend autant de photos qu’elle peut des écrits de son amant, rapporte les conversations dont elle est témoin à l’officier de renseignements qui l’a engagée. Un temps elle vit bien son travail : « Quand elle écoutait les merles chanter près de la cuisine, par la fenêtre ouverte, elle se sentait à l’unisson. Eux aussi se dénonçaient les uns les autres, d’une branche à l’autre. (…) L’Histoire, les hommes et les oiseaux se débarrassaient d’un vieux monde pourri en chantant ».

Peu à peu un autre rêve prend forme chez elle, en la personne de Hans, l’officier de la Stasi, et voilà une vraie histoire d’amour qui naît dans cette ambiance de trahison. Mais Jacques-Pierre Amette reste toutefois assez distant par rapport à ses personnages, et la froideur du style est en phase avec l’histoire ratée entre Hans et Maria, qui passent finalement à côté de ce destin qui pouvait les unir, tandis que Brecht voit la fin approcher.

Andreossi

La maîtresse de Brecht. Jacques- Pierre Amette

 

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Charlotte. Théâtre du Rond-Point

Inspiré notamment du livre de David Foenkinos, ce très beau spectacle met en scène la courte vie de Charlotte Salomon, artiste peintre née à Berlin en 1917 et morte à Auschwitz en 1943.

Raconter la vie de cette trajectoire singulière, c’est raconter tout autant celle de la famille dans laquelle elle a grandi et les temps et lieux qui furent les leurs. L’histoire de Charlotte telle qu’elle nous est montrée (et de façon si convaincante qu’on la prend entière telle que) est celle d’une petite fille devenue jeune fille comme elle a pu, et ébauche de jeune femme à l’avenant, plante un peu sauvage poussée en terre de douleurs et de silence.

Une famille où les femmes se suicident les unes après les autres, où les survivants tremblent, où les hommes ne font jamais que ce qu’ils peuvent. Mais où l’élan vital, enfin, parvient à se faufiler par le biais de l’art – introduit par le chant et la joie de sa belle-mère – poussant les murs à l’intérieur d’une Charlotte sinon prête à exploser. Lourdeur familiale mais aussi terreur de l’histoire qui se joue dans les années 30 à Berlin. Une petite fille qu’on chérit comme la survivante d’une lignée de femmes perdue, mais qu’on oublie d’écouter. Alors quoi, pour exister, sinon le dessin ?

La metteuse en scène, Muriel Coulin, a si bien empoigné le mode narratif que la pièce se regarde et s’écoute avec la même intensité que celle qui nous lie aux récits les mieux écrits. Mélodie Richard, comédienne extraordinaire, raconte et joue Charlotte Salomon, alternant avec brio et naturel la gravité et les débordements qui font tout ensemble la jeune fille. Les autres comédiens interprètent les grands-parents maternels, le père, la mère puis la belle-mère et « l’amoureux » – les femmes se démarquent nettement, rôles et jeux à la fois. Le décor est sobre mais, grâce au dispositif d’ensemble, et notamment les éclairages, puissamment évocateur. La vidéo, utilisée à propos, nous met sous les yeux l’art de Charlotte et des images d’archives de ces temps terrifiants. La musique, en partie jouée par Mélodie-Charlotte, ponctue et accompagne avec grâce.

Durant 1h40, on est charmé, captivé, touché. Pas de tire-larmes, d’outrance de jeu ni d’effet de manche de metteur en scène. Simplement une très triste histoire racontée avec douceur, intelligence et beauté : un hommage à Charlotte Salomon plein de délicatesse.

Charlotte, une libre adaptation de Vie ? ou Théâtre ? de Charlotte Salomon
et de Charlotte de David Foenkinos
Conception et mise en scène de Muriel Coulin
Avec Mélodie Richard, Nathalie Richard, Joël Delsaut, Yves Heck, Jean-Christophe Laurier et Marie-Anne Mestre

Au Théâtre du Rond-Point  jusqu’au 3 février 2019

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Un aller simple. Didier Van Cauwelaert

Vite lu, le Goncourt 1994. C’est d’abord un roman court, et puis le lecteur ne perd pas de temps à s’installer dans une ambiance qui pourrait le déstabiliser pour l’amener sur les rivages d’une littérature de la rêverie. Les choses y sont ce qu’elles sont, les personnages, certes originaux, sont fabriqués de morceaux de stéréotypes. C’est l’humour qui fait tenir une histoire aussi errante que celle que vivent les personnages.

On l’a appelé Aziz parce qu’on l’a trouvé bébé dans une Ami 6. Elevé par une famille Tsigane, il a des (faux) papiers d’identité marocains et gagne sa vie dans les quartiers Nord de Marseille en travaillant dans le recyclage des autoradios volés. Repéré comme clandestin, il est renvoyé dans un pays, le Maroc, qu’il n’a aucune raison de considérer comme le sien.

C’est un fonctionnaire français, Jean-Pierre, qui le reconduit « chez lui », mais son village d’origine ayant été inventé pour cause d’identité factice, la quête se révèle difficile. Aziz, qui aime raconter des histoires, arrive facilement à convaincre son accompagnateur qu’il vient d’une vallée montagnarde de l’Atlas marocain quasi secrète. Ils sont aidés dans leur recherche par une guide, Valérie, dont les deux hommes tombent amoureux.

A partir du voyage au Maroc, l’histoire devient davantage celle de Jean-Pierre que celle d’Aziz. Récemment abandonné par sa femme, il remet en cause sa vie antérieure et, à l’occasion de l’écriture de son « carnet de mission », envisage d’écrire un roman qu’il baptisera « Un aller simple », car il n’est plus question pour lui de revenir en arrière. Pourtant, lorsque la maladie l’atteint, c’est son passé d’enfance et de jeunesse qui revient, dans sa Lorraine natale victime de la désindustrialisation.

Aziz revient en France ramener le corps de Jean-Pierre, finalement mort avant de découvrir la vallée mystérieuse. Partis d’une affaire de migrant renvoyé « chez lui », nous arrivons en Lorraine et ses anciens hauts fourneaux : « Le savoir-faire centenaire des meilleurs hauts-fournistes d’Europe, qui vendaient leur fonte jusqu’en Amérique, s’est transformé en préretraite, dispense d’activité, reclassement ».

Ainsi le roman dévoile son ambition sociologique, dont nous avions eu un aperçu sans nuances dans les premières pages à propos de certains quartiers de Marseille : « La vie est calme, à Vallon-Fleuri, et les descentes sont rares. Il faut dire qu’un policier qui se mettrait en tête de contrôler les identités dans les quartiers nord, d’abord il serait immédiatement reconduit à la frontière, et puis le préfet lui passerait un savon, parce que la mesure qu’il a prise pour faire baisser la criminalité, le préfet, c’est de décider qu’on n’existe pas ».

Andreossi

Un aller simple. Didier Van Cauwelaert

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Dans la main de l’ange, Dominique Fernandez.

C’est une autobiographie imaginaire qui a été primée par le jury Goncourt en 1982. Dominique Fernandez fait écrire un certain Pier Paolo P, pourtant assassiné à Rome quelques années avant, et c’est bien les conditions de cette mort qui ont suscité ce gros roman, que l’on lit avec un double intérêt, celui qui croise l’histoire de l’Italie et celle d’un homosexuel des années 40 à 70.

Le nom de Pasolini n’est jamais énoncé, et ses œuvres, aussi bien écrites que cinématographiques, sont à peine évoquées, mais l’auteur s’est appuyé sur les éléments les plus publiquement connus du cinéaste pour dresser un autoportrait certes inventé, mais qui présente au final une certaine cohérence.

Car P.P.P. était certainement une personnalité complexe, qui n’a pas toujours été comprise de son vivant, en particulier sur le plan de ses idées politiques : il s’est ainsi opposé à la légalisation de l’avortement dans son pays, tout en soutenant l’extrême gauche. Il a eu aussi très souvent des démêlées avec la justice, parfois pour des affaires de garçons, mais aussi à propos d’histoires étranges, comme celle d’une agression dans une station-service. Le point fixe d’une vie troublée reste la mère : « Quant à ma mère, elle ne fut jamais pour moi que maman. Ce mot qui s’enroule sur lui-même, avec la douce volute de sa consonne labiale répétée du bout des lèvres, me tendait l’image d’un cocon, d’un refuge, d’un nid ».

Sa vie sexuelle supposée est le fil conducteur du roman, et elle est très dépendante des normes sociales de l’Italie catholique. Nous assistons à l’évolution de la pensée d’un homme qui passe d’une société où la norme hétérosexuelle est très prégnante à une société plus permissive mais qu’il a du mal à suivre, comme on le voit à propos des plus jeunes qui revendiquent leur choix sexuel : « Ce qui ne dépend pas plus de ma volonté que la couleur de mes cheveux ou la forme de mon nez deviendrait une cause à défendre ? ».

Dominique Fernandez suppose des pratiques sexuelles définies très tôt chez son personnage : la passion pour des jeunes garçons bruns, des rencontres toujours à l’extérieur, particulièrement dans des terrains vagues : « L’amour restait pour moi quelque chose qu’il fallait faire à part, dans l’ordure de la zone, incognito, en dépouillant ma double condition de fils et d’intellectuel ». De quoi amener le lecteur à l’issue fatale, cet assassinat en fait jamais réellement expliqué pour Pasolini, mais logique pour Pier Paolo P. : « J’avais remis ma vie entre les mains les plus indignes de la recevoir, rétabli entre Pierre et Paul l’équilibre d’une fin ignominieuse, servi de jouet sanglant à l’ardeur homicide d’un imberbe, expié autant mes fautes que celles de l’humanité ».

Andreossi

Dans la main de l’ange, Dominique Fernandez.

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Le Roi des Aulnes. Michel Tournier

Un livre puissant que ce Goncourt 1970, qui pose la question de la relation de l’adulte mâle à l’enfant dans des termes parfois dérangeants, mais aussi très travaillés. Il s’agit bien de l’histoire d’une fascination et de l’accès à des fantasmes lointains. Abel Tiffauges se défend de tout geste à caractère sexuel mais peut-il écarter la question du désir ? « Il n’y a sans doute rien de plus émouvant dans une vie d’homme que la découverte fortuite de la perversion à laquelle il est voué ».

C’est le poème Le Roi des Aulnes, de Goethe, qui annonce le déroulement de l’histoire, dans lequel un enfant, qui chevauche avec son père, craint que le Roi des Aulnes ne le séduise et ne l’emporte avec violence. Après une jeunesse de fascination pour un jeune camarade et d’échec de relation aux femmes, Tiffauges, prisonnier en Allemagne dans les années 40, est amené à collaborer de plus en plus avec le régime nazi, en suivant une trajectoire qui le met finalement en rapport avec de jeunes garçons.

D’abord affecté dans un camp où il découvre la nature, il est amené à participer à l’organisation de chasses aux cerfs pour Göring, deuxième personnage de l’organisation nazie. Puis il est chargé du recrutement de jeunes garçons pour une « napola », école d’élite du IIIème Reich. Le travail correspond parfaitement à ses fantasmes, et lui permet d’avoir une grande proximité avec ces enfants : « Agenouillé près de lui, je glisse ma main sous son genou, dans cette gorge moite, tendre et frémissante- qui est exactement le jarret- tandis qu’une étrange douceur me prend aux entrailles ».

La fin de la guerre le surprend dans cette école située en Pologne alors que les troupes soviétiques « libèrent » le pays. Abel a sauvé un enfant juif et fuit devant les libérateurs, emportant sur ses épaules Ephraïm, tel un Saint Christophe portant l’enfant Jésus, rejoignant ainsi le mythe du porte-enfant qui l’a nourri toute sa vie.

Le roman est riche en symboles et le propos édifiant. Ainsi Abel, avant son aventure allemande, photographie les enfants : « Ne disposant pas des pouvoirs despotiques qui m’assureraient la possession des enfants dont j’ai décidé de me saisir, j’use du piège photographique (…). Car chaque photo élève son sujet à un degré d’abstraction qui lui confère du même coup une certaine généralité, de telle sorte qu’un enfant photographié, c’est X -mille, dix mille- enfants possédés… Donc par ce beau 1er mai ensoleillé, ayant petit-déjeuné allègrement sur un coin de table, je me lance à la chasse aux images, mon rollei amoureusement calé à sa place géniteuse ».

Andreossi

Le Roi des Aulnes. Michel Tournier

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Picasso. Bleu et rose. Musée d’Orsay

Pablo Picasso, Evocation ou l’Enterrement de Casagemas (1901), 150.5 x 90.5 cm, Huile sur toile, Musée d’Art moderne de la ville de Paris

L’exposition nous conte et nous montre les débuts d’un jeune artiste espagnol, depuis son arrivée à Paris en 1900, lorsqu’il pose le pied sur le quai de la gare d’Orsay (ici même, donc) alors flambant neuve, et jusqu’à l’année 1906.

Pablo Ruiz Picasso (1881-1973) a dix-huit ans et son art est encore tout empreint des influences du XIX° français (d’où tout le sens d’une exposition organisée au Musée d’Orsay), espagnol (Goya), mais aussi bien antérieures (le Greco). Cette période a vite été scindée et estampillée par la critique en périodes « bleue » puis « rose », une catégorisation que le parcours ne dément pas.

Son intérêt – et il est grand – est effectivement de souligner chez le jeune prodige l’impression des révolutions picturales du siècle qui s’achève, tant par ses thèmes (le Paris des cabarets, les prostituées, le cirque…) que par ses manières : on retrouve du Gauguin, du Manet, du Toulouse-Lautrec, du Van Gogh, du Degas dans les traits et les touches de bien des tableaux du Picasso des premières années du XX° siècle.

Dans le même temps, l’exposition montre, et l’intérêt est plus grand encore, l‘invention progressive d’un style personnel, une patte, une sensibilité. A remonter les sections, le sentiment se dégage que cette découverte par l’artiste (qui est d’emblée à la fois dessinateur, peintre et sculpteur) de sa propre voie a pour passage crucial sa période dite bleue, faite de douleur et d’intériorité, à la suite du suicide de son ami Casagemas. D’un expressionnisme poignant, il peint le portrait de son ami mort, puis son enterrement ; on est soudain à un jet de pierre de Tolède et de l’Enterrement du Comte d’Orgaz du Greco. C’est dire l’hommage que Picasso entend faire à son compagnon défunt, mais aussi l’audace du jeune peintre. Au cours de ces années, il est comme entièrement tourné vers ceux qui souffrent : prostituées enfermées à Saint-Lazare pour cause de maladies vénériennes, aveugles, mères esseulées avec enfants.

Pablo Picasso, Famille de saltimbanques avec un singe1905, Gouache, aquarelle, pastel et encre de chine sur papier, H. 104 ; L. 75 cm, Göteborg, Göteborg Museum of Art© Gothenburg Museum of Art / Photo Hossein Sehatlou © Succession Picasso 2018

Lorsque sa palette se réchauffe et s’adoucit vers le rose, les thèmes ne sont pas plus gais, ou du moins ne sont pas traités plus légèrement. En témoigne celui des saltimbanques avec cette mélancolique Famille d’acrobates avec un singe.

Du rose, Picasso, au style de plus en personnel, ira vers l’ocre (Les deux frères ; Meneur de cheval nu), qui le conduira ensuite à rejoindre les réflexions sur le volume initiées par Cézanne. S’ouvriront alors toutes grandes les portes du cubisme. Une autre histoire.

Picasso. Bleu et rose

Musée d’Orsay, jusqu’au 6 janvier 2019

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