Silences. François Sagne (Galerie Frédéric Moisan)

françois sagneFrançois Sagne est un photographe de la pierre et de lumière, qu’il décline en une palette infinie de gris, de noirs et de blancs.

Avec l’exposition Silences, la galerie Frédéric Moisan propose jusqu’au 30 juin une sélection de ses travaux.

Ici, de grands blocs de marbre de Carrare prennent la lumière blanche pour mieux faire ressortir leur coupes nettes, leur matière lisse et douce qui se fait presque texture.

Là, d’immenses pierres sont dans l’ombre, viennent reposer le regard fatigué d’une lumière trop crue. Les grands formats se succèdent ; petit à petit le sombre devient menaçant, l’angoisse pointe.

Après ce face-à-face inédit avec la matière minérale, l’artiste invite à d’autres découvertes.

Nous voici sur les terres d’Egypte et de Jordanie, à Pétra, où la pierre travaillée par l’homme dans de monumentales sculptures offre un spectacle éblouissant.
Le champ est élargi ; la lumière abrupte du soleil au zénith blanchit, épure les paysages, les réduit à leur plus simple expression, celle de leurs reliefs naturels ou crées.
Silences la bien-nommée offre alors un voyage méditatif aux pays des ruines, sous une lumière cristalline qui éblouit et incite, à nouveau, à chercher l’ombre entre les pierres … une quête sans fin dont François Sagne capte des instants majestueux.

Silences. François Sagne.
Galerie Frédéric Moisan
72, rue Mazarine – Paris 6ème
Du mardi au samedi de 11 h à 19 h
Jusqu’au 30 juin 2007

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La prisonnière. Albertine à Paris

Marcel Proust La RechercheDe Balbec, le narrateur a emmené Albertine à Paris et l’a aussitôt installée chez lui.

Très épris, il se rend compte que cet amour tient en grande partie au souvenir du désir qu’il en a éprouvé lorsqu’il fit sa connaissance au bord de la mer.

Elle n’était alors à ses yeux que fraîcheur et liberté et lui était parfaitement désemparé.

N’était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idée de moi si familière qu’après sa tante j’étais peut-être la personne qu’elle distinguait le moins de soi-même) la jeune fille que j’avais vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ? Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne de leur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît ; on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage et, comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il la lui eut fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistait l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer.

A la fréquenter ainsi quotidiennement, il réalise que son caractère a changé et s’est enrichi, que sa personnalité est désormais infiniment plus difficile à appréhender qu’elle ne semblait l’être lorsqu’il avait fait sa connaissance sur la plage : c’est de très près qu’il mesure l’épaisseur du mystère de la belle Albertine.

Je la voyais aux différentes années de ma vie, occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur duquel la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû, d’ailleurs, à la superposition non seulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d’intelligence et de coeur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnés de moi, qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils ne nous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous éloignait, à l’éclairage, ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes ; et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer.

Très bon week-end et très bonnes lectures à tous.

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Oblomov. Ivan Gontcharov

oblomov de gontcharovCher Oblomov,

Je vous imagine lisant cette lettre. Il est près de midi. Vous êtes encore dans votre lit.

Des connaissances viennent vous visiter, vous ennuient voire vous pillent ; vous n’avez même pas l’énergie de les chasser. Vous trouvez simplement qu’ils ont le tort de faire entrer le froid dans votre chambre.

Justement, parlons-en de votre chambre : elle aurait bien besoin d’air fais, au contraire. Regardez-donc dans les coins ; et même sans chercher si loin. Regardez la table où vous prenez vos repas. Tout est recouvert de poussière et de miettes, tout est sale.
Vous pourriez obtenir de votre domestique qu’il fasse quelque chose, au lieu de lui infliger vos jérémiades, subir les siennes et le houspiller sans succès.
Que fait-il d’ailleurs de ses journées ce cher Zakhar ? Rien. Il ne fait pour ainsi dire rien. Comme son maître, en somme. Encore, lui, sort-il de l’appartement de temps en temps pour aller bavarder avec le voisinage. Vous, même pas.
Oblomov ou l’apathie, a-t-on envie de dire.

Peut-être ne vous rendez-vous pas compte qu’à cause de votre inertie, à déjà trente ans passés, vous risquez de passer à côté de votre vie.
La gestion de votre domaine part à vau-l’eau : votre staroste vous roule, vos revenus sont franchement menacés.
Que faites-vous pendant ce temps ? Vous restez là, étendu dans votre vieille robe de chambre, à échafauder des plans, sans les achever jamais, sans même commencer à les exécuter.
La seule idée d’écrire une lettre vous fatigue. Quand bien même on vous y pousserait, voici que l’encre a séché ; voici qu’il n’y a plus de papier.

Les tracas que vous fuyez comme la peste vous rattrapent parfois, vous tiennent un peu éveillé. Alors vous vous mettez à rêvasser. Avant que le sommeil ne vous gagne à nouveau.

Savez-vous qu’en vous comportant avec pareille paresse vous êtes en outre sur le point de gâcher l’amour qu’un ange vous porte, la jolie et vivante Olga ?
Elle vous aime, Oblomov, parce que vous êtes une âme tendre et pure, tranquille et bonne.
Elle est prête à vous réanimer, elle a envie de vous voir vivre. Elle vous demande de lire plein de livres – vous aimez bien un peu lire, semble-t-il, tout de même ? – afin de pouvoir ensuite l’instruire et la conseiller dans ses lectures.
Grâce à elle, vous connaîtrez les élans, le désir, la passion.
Mais la passion, c’est épuisant …

Alors quoi ? Que nous dites-vous Oblomov ? Arrêtez de nous dire tant de choses, du fond de votre lit. Ces choses-là sont peut-être dangereuses.
On se met à penser à vous. On se prend à aimer s’étendre, à rêvasser ; à désirer votre rêve d’abondance, de douceur et de quiétude.
C’est que votre façon d’être finirait par prendre les atours d’une philosophie. C’est peut-être l’oblomovtchina qui nous guette, cette étrange maladie de l’âme russe.

Oblomov. Ivan Gontcharov
Traduction d’Arthur Adamov (publiée pour la première fois en 1959)
Edition présentée et annotée par Pierre Cahné
Gallimard / Folio classique (mars 2007)
568 p., 8 €

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Volte-Face avec Jean Rochefort

Lundi 14 mai au Rond-Point a eu lieu un nouvel enregistrement de l’émission Volte-Face, qui sera diffusée sur France-Culture dans le courant de l’été. Olivier Barrot y recevait Jean Rochefort.

D’emblée, le ton est donné : Jean Rochefort, seul en face d’Olivier Barrot sur l’immense scène du théâtre, meublée en tout et pour tout de deux chaises grises placées au milieu, regarde autour de lui et constate :
« C’est d’une austérité, ici ! ».

La salle s’esclaffe aussitôt.
Tel est Jean Rochefort : une voix, un ton, un phrasé, une attitude, un sourire ; une moquerie livrée avec un sourire d’ange …

Ce soir-là, tout paraîtra simple, sincère, détendu ; et même le pantalon violet de Jean Rochefort aura l’air classe.

Olivier Barrot "présente" Jean Rochefort en référence à la prodigieuse génération de comédiens à laquelle il appartient : Jean-Paul Belmondo, Philippe Noiret, Claude Rich, Jeanne Moreau, Annie Girardot, Jean-Pierre Marielle … Il rappelle que ces talents sont apparus en deux ans, ce qui est inédit.

« Ce n’est pas les personnes, ce sont les époques qui changent. Nous sortions des années de guerre. Vivre était merveilleux, monter sur scène était un rêve. Nous avions une soif de vivre extraordinaire, une curiosité. Nous appartenions à une génération pleine de désirs ».

De plus, il semblait y avoir de l’intensité dans leurs relations.
« Oui. Et Belmondo était le leader, le personnage le plus exceptionnel, par sa merveilleuse inculture. Etre contemporain lui suffisait. Mais il était en réalité plus que contemporain, il était d’avant-garde. En 1950, alors que nous étions encore avec nos cravates, il était déjà en haillons … il était soixante-huitard en 1950 ! »

Petit retour en arrière pour évoquer le soir où Jean Rochefort a trouvé sa vocation. Il a passé son enfance à Nantes. Sa mère l’emmenait de temps en temps à Paris. A ces occasions, ils allaient au théâtre.
« J’étais allé trois ou quatre fois à la Comédie-Française avec ma mère. Au cours de ces soirées, j’étais heureux, mais je m’ennuyais un peu … Une fois, nous sommes allés voir un spectacle à la Gaîté-Montparnasse, où jouaient Yves Robert, les Frères Jacques, Grenier et Hussenot. Les Frères Jacques entrent et se mettent à chanter une chanson sur la fête foraine. Et moi, immédiatement, je vois la fête foraine. Je devais avoir dix-sept ans et je me dis "Je serai acteur, je serai acteur …" ».

Il se souvient ensuite de ses débuts sur scène dans les années 1950, puis de son travail avec Jean Vilar, livrant alors cette anecdote :
« Nous étions en tournée à Bruxelles. Après la représentation, je vois Jean Vilar devant une panière… Il vérifiait qu’il y avait bien toutes les chaussures de location dans la panière, avant que la troupe ne remonte dans le car.
J’avais trouvé cela dérisoire et ridicule.
Aujourd’hui, je trouve cela admirable. »

Puis Olivier Barrot et Jean Rochefort parcourent l’immense carrière cinématographique de l’acteur.
Cartouche de Philippe de Broca en constitue un moment particulièrement important. C’est au cours du tournage de ce film, en 1960, qu’il découvre sa passion pour l’art équestre :
« Belmondo se fichait du cheval, alors il restait bien assis. Mais pour moi, c’était une telle émotion, que j’étais toujours par terre … ! »

Des films de Philippe de Broca, dans lesquels il a beaucoup joué, il dit joliment : « Ses films ont beaucoup d’élégance ; ils ont une épaisseur pudique ».

En 1972, il travaille pour la première fois avec Yves Robert, dans Le Grand Blond avec une chaussure noire. C’est le début d’une longue histoire : il y aura Le retour du Grand Blond, Un éléphant ça trompe énormément, Nous irons tous au paradis … Ces films sont devenus des classiques.

« Ces films n’étaient pas que des films légers, ils étaient très travaillés, très écrits.
Jean-Loup Dabadie et Yves Robert avaient le talent de raconter cette époque-là, celle des trente glorieuses ; l’époque des résidences secondaires, des barbecues, de la consommation, du chômage zéro … Le bonheur était peut-être plus épais. Ces films ont encore du succès aujourd’hui parce qu’ils parlent de cette époque ».

Sur le tournage de Salut l’artiste, il se souvient de sa rencontre avec Marcello Mastroianni :
 »« J’étais très impressionné par Macello Mastroianni. Alors j’ai trouvé la solution : je l’ai appelé Marcel ! Cela m’a enlevé mon trac, je me suis détendu. Ensuite, nous avons eu tous les deux la sensation extraordinaire qu’on aurait pu être copains en classe de 6ème : on se voyait en culottes courtes ! » »

En 1973, il joue dans le premier long-métrage de Bertrand Tavernier L’horloger de Saint-Paul, avec Philippe Noiret.
« Tout à coup, avec Bertrand Tavernier, on avait l’impression qu’on pouvait tutoyer la caméra. Ce fut un grand virage car avant tourner était une cérémonie, c’était très protocolaire. Sa façon de tourner nous a libérés : se tromper n’était pas si grave, inventer sur l’instant n’était pas si grave … ce jeune homme a désacralisé la caméra.»

Jean Rochefort a aussi beaucoup travaillé avec Patrice Leconte. Il avoue avoir joué le rôle du Mari de la coiffeuse avec beaucoup de passion, ce personnage « résolument enfantin et inquiétant ».
Dans Ridicule, Olivier Barrot lui rappelle qu’il a été grimé d’une façon baroque, grotesque …
« On ne m’a pas grimé ! » s’exclame Jean Rochefort.

Lorsque le journaliste l’interroge sur Johnny Halliday, avec qui il a tourné dans L’Homme du train, il répond :
« Mes enfants, on peut en parler jusqu’à l’aube !
Johnny Halliday, quelle sincérité !
J’ai passé avec lui des moments extraordinaires, proches de la science-fiction … ». Et de raconter une merveilleuse anecdote d’une soirée au restaurant avec la star …

L’évocation de Jean-Pierre Marielle respire l’amitié inoxydable, faite de vieille complicité et d’humour …
« Marielle, c’est une amitié de soixante-ans ? » demande Olivier Barrot.
Réponse lapidaire : « Hélas ! »
Plus tard, il se souvient d’un très beau sourire, du sourire de bonheur de Jean-Pierre Marielle au cours du tournage des Grands Ducs. C’est lorsque Marielle aperçoit un début de tonsure chez Jean Rochefort : « Il l’attendait depuis cinquante ans ! » dit-il avec son rire irrésistible.

Pour finir, Olivier Barrot lui fera cette déclaration :

« On est bien avec vous ! »

Oui, trois fois oui.

Volte-Face avec Jean Rochefort
Emission diffusée l’été prochain sur France-Culture
Prochain enregistrement public de Volte-Face :
Ce soir au Théâtre du Rond-Point avec Nicole Garcia.
Entrée libre
Réservation indispensable au 01 44 95 58 81

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Picasso / Carmen, Sol y Sombra. Musée Picasso

Picasso, Carmen, Sol y SombraL’influence du personnage de Carmen dans l’oeuvre de Picasso (1881-1973) : tel est le chemin que l’exposition Sol y Sombra organisée au Musée Picasso jusqu’au 24 juin propose de suivre.

Passion, fascination de la femme, du tragique, combats, tauromachie … sont effectivement des thèmes que l’artiste espagnol a explorés dans ses peintures, ses gravures et ses sculptures.

Le parcours (labyrinthique) s’ouvre sur une petite salle regroupant des cartes postales anciennes montrant la belle et envoûtante Carmen, l’héroïne créée par Prosper Mérimée dans une nouvelle écrite en 1845 puis sublimée par Georges Bizet en 1875 dans le célèbre opéra.
La carte bariolée et brodée Femme à la mantille et quelques autres constituent une entrée en matière placée sous le signe de ce qui demeure du personnage de Carmen : une certaine hispanité faite de corrida, gitane, mantille et éventail …

Puis, dans la large rampe sont exposés de grands tableaux que Picasso a peints entre 1904 et 1918, en une belle galerie de portraits de femmes en costume espagnol, avec notamment des peintures de ce qu’on a appelé la « période bleue » de l’artiste.
A la suite de la mort de son ami Carlos Casagemas, Picasso choisit à partir de 1901 des tonalités à dominante bleue, où il exprime tristesse et douleur, et met en scène des personnages seuls et déshérités.
Ainsi de la borgne entremetteuse Célestine (1904).
Certainement inspiré par Fernande Olivier qu’il rencontre au Bateau-Lavoir à Paris en 1904 et qui sera sa compagne pendant sept ans, il peint en 1905 Fernande à la mantille en camaïeux de gris et de marrons, qu’il couvre d’un voile superbe de tristesse et de mélancolie.

A peine plus loin, Olga au fauteuil (1918) ne manque pas de surprendre : voici que celui qui a inventé le cubisme avec les Les Demoiselles d’Avignon en 1907 revient à une figuration toute classique, on pourrait presque dire « ingresque ». Cet épisode de la peinture de Picasso a été initié par le voyage qu’il a effectué à Rome en compagnie de Jean Cocteau en 1917 pour la création du ballet Parade, où il a rencontré la danseuse des ballets russes Olga Koklova, qui deviendra sa femme en 1918.

Dans le même espace, on fait un saut dans le temps pour détailler un objet admirable : Carmen, la nouvelle de Mérimée illustrée par Picasso en 1948-1949, puis réimprimée quelques années plus tard et enrichie de dessins : La Carmen des Carmen. Les pages libres et les marges sont ornées de splendides dessins au lavis dans un travail d’illustration particulièrement réussi.

La thématique de Carmen, dont le meurtre au dernier acte a pour toile de fond la mise à mort du taureau peut naturellement se lire dans les abondantes variations de Picasso autour de la tauromachie.

Tel est le cas des magnifiques eaux-fortes réalisées dans les années 1930, où le mythe du Minotaure, corps d’homme et tête de taureau, occupe une grande place. Qu’il triomphe sauvagement, qu’il se repose avec l’artiste, ou qu’il mette la femme en danger … la figure mythologique n’en finit pas de fasciner Picasso. Dans une très belle pointe-sèche de 1934, il le met en scène de façon émouvante : Minotaure aveugle guidé par une petite fille aux Fleurs

Mais c’est la violence qu’on retrouve dans certaines peintures de la même époque (1933) tels La mort de la femme torero et La mort du torero : taureaux tranquilles, mais corps meurtris, mais chevaux torturés, qui ne sont pas sans annoncer l’immense Guernica.

Le parcours Sol y Sombra s’achève par des photos montrant Picasso à la corrida, à Arles et à Vallauris, accompagné de sa femme Jacqueline, de ses enfants, du torero Luis Miguel Dominguin, de Jean Cocteau … et même de Michel Leiris (1901-1990), à qui on laisse le mot de la fin :

Le peintre et son modèle, la femme et son reflet, l’amant et son amante, le picador et le taureau ne sont-ils pas – s’il est permis de tresser pareils fils pour se guider dans l’oeuvre dédaléen de Picasso – les avatars de deux pôles d’une sorte de dialectique où tout se fonderait sur l’opposition, non résolue, de deux êtres qui se font face, vivante image de cette dualité tragique : la conscience affrontée à ce qui lui est étranger.

(Romancero du Picador, 1960, dans le recueil Un génie sans piédestal et autres textes sur Picasso, Ed. Fourbis, 1992)

Sol y Sombra. Picasso / Carmen
Musée National Picasso
Hôtel Salé, 5 rue de Thorigny – Paris 3ème
Jusqu’au 24 juin 2007
Tlj sauf le mardi, de 9 h 30 à 18 h
Entrée 7,70 € (TR : 5,70 €)
Exposition organisée avec la Réunion des musée nationaux
Catalogue : 193 p., 45 € (Flammarion/RMN)

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La prisonnière. Albertine

Marcel Proust La RechercheDans Le côté de Guermantes, le narrateur fait d’Albertine sa maîtresse, après l’avoir longuement et intensément désirée à Balbec dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

La prisonnière s’ouvre sur une situation totalement bouleversée : profitant de l’absence de ses parents, le narrateur a installé Albertine chez lui.

Il n’en revient pas d’être parvenu à ce qu’il croit acquis, ou plutôt à ce qu’il croit retrouvé : la tendresse de sa mère.

Quand je pense que maintenant que mon amie était venue, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout de couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine Borodino me permit de passer au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer, contre toute prévision, de souffrances qui paraissaient inévitables, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois, jusqu’au point qu’il y a presque un sacrilège apparent à constater l’identité de la grâce octroyée !

Il pense alors épouser Albertine ; mais n’en est pas pour autant convaincu…

Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, je me demandais si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être qu’en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant à jamais des joies de la solitude.

Très bon week-end, à bientôt.

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Samuel Beckett. Centre Pompidou

samuel beckettOuverture du parcours avec des œuvres contemporaines, nombreux écrans, voix très présentes dont la plupart en anglais, l’exposition Samuel Beckett (1906-1989) qui se tient jusqu’au 25 juin au Centre Pompidou peut de prime abord dérouter.

L’espace Scènes permet heureusement de retrouver les oeuvres théâtrales de Beckett.
On y voit des extraits de films d’archives de ses pièces, des photos de répétition, des manuscrits, des objets, tels ceux du personnage de Winnie dans Oh les beaux jours à sa création en France en 1963, joué par Madeleine Renaud pendant vingt ans.

Parmi ces précieux documents, une lettre que Samuel Beckett a adressée à Roger Blin le 9 janvier 1953 au sujet de la mise en scène de En attendant Godot, qu’il suit avec une grande précision :

Bravo à tous. Je suis si content de votre succès à tous.
Ne m’en veuillez pas de m’être barré, je n’en pouvais plus.
Il y a une chose qui me chiffonne, c’est le froc d’Estragon.
J’ai naturellement demandé à Suzanne s’il tombe bien. Elle me dit qu’il le retient à mi-chemin. Il ne le faut absolument pas, c’est on ne peut plus hors de situation. Il n’a vraiment pas la tête à ça à ce moment-là, il ne se rend même pas compte qu’il est tombé. Quant aux rires qui pourraient saluer la chute complète, au grand dam de ce touchant tableau final, il n’y a absolument rien à y objecter, ils seraient du même ordre que les précédents. L’esprit de la pièce, dans la mesure où elle en a, c’est que rien n’est plus grotesque que le tragique, et il faut l’exprimer jusqu’à la fin, et surtout à la fin (…).

Dans l’espace réservé à la vie de l’artiste, Truc, sont exposées des photos de grands formats en noir en blanc, toutes très belles, dont celles que Bruce Davidson a prises à New-York en 1964, où l’on voit la longue silhouette, le visage émacié, les grands yeux clairs au regard étrange de Beckett, dont les lèvres demeurent toujours serrées.

En face, lettres, petites vidéos, manuscrits, photos retracent ce truc qu’on appelle ma vie : il y a d’abord le passage à l’Ecole nationale supérieure de la rue d’Ulm, où il fut lecteur d’anglais entre 1928 et 1930, époque où il fit la connaissance de James Joyce.

Pendant la guerre, entré en résistance en 1942, recherché par la Gestapo, il se réfugie à Roussillon dans le Vaucluse avec Suzanne Dumesnil, qui partage sa vie depuis 1938.

En 1950, il rencontre Jérôme Lindon, qui publiera toute son œuvre aux Editions de Minuit.
Dans une interview accordée après l’attribution du Prix Nobel de Littérature en 1969, interrogé sur Beckett, Jérôme Lindon fait cette réponse admirable :

"En vingt ans, Samuel Beckett n’a jamais accordé d’interview. Il a toujours pensé que sa personne n’était pas intéressante. C’est un homme d’une grande discrétion, d’une grande modestie. J’ai pour lui une admiration sans borne. C’est pourquoi je ne voudrais pas avoir à le livrer, en étant son ami."

En 1953, Beckett fait construire une maison à Ussy sur Marne, près de Paris. Il y écrit une grande partie de son œuvre.
Dans des lettres adressées à Jocaba van Velde, dont une, datée du 16 mai 1959, le romancier-dramaturge se livre dans le style qui est sien, lapidaire. Il n’en est pas moins douloureux :

J’ai beaucoup travaillé tous ces temps. (…) A la campagne, ça va à peu près, à Paris, je dégringole tout de suite. (…)
Je dois aller à Dublin et à Londres fin juin début juillet, ce qui m’emmerde.
Je voudrais m’enterrer à Ussy et ne plus jamais en bouger.

Sur la partie films/vidéos de l’exposition, on pourra lire l’avis d’Aldor.

Samuel Beckett Centre Pompidou
Place Georges Pompidou – Paris 4ème
Jusqu’au 25 juin 2007
Tlj sauf le mardi de 11 h à 21 h, le jeudi jusqu’à 23 h
Entrée 10 € (TR 8 €)
Catalogue de l’exposition Objet Beckett
Sous la direction de Marianne Alphant et Nathalie Léger
320 p., 39 € (Centre Pompidou/IMEC)

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Un roman russe. Emmanuel Carrère

un roman russeEmmanuel Carrère, lassé d’écrire des histoires où il est question d’enfermement et de folie, désireux d’aller « vers le dehors, vers les autres, vers la vie » part en Russie pour y réaliser un reportage.

Il s’agit de reconstituer l’histoire d’un Hongrois emprisonné en 1944 et demeuré interné pendant plus de 50 ans dans un hôpital psychiatrique russe.
Il est libéré par hasard, alors même qu’il avait été déclaré mort depuis longtemps ; dans son pays son existence paraissait avoir été oubliée. Il semble lui-même avoir perdu la mémoire, sa propre histoire, et même l’usage de sa langue maternelle.

L’évocation d‘Un roman russe pourrait s’arrêter là, car tout est dit. Il y a au coeur de ce livre une autre histoire, mais c’est la même : celle de la quête des origines d’Emmanuel Carrère.

La réapparition du vieil Hongrois après 50 ans d’oubli a sonné le glas d’une autre disparition : celle de Georges, le grand-père maternel d’Emmanuel Carrère.
Malgré la réticence de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, Emmanuel Carrère veut mettre à la lumière ce qu’elle a enfoui et tu, mais qu’il sait confusément, et, pire encore, qu’il sait honteux : le passé de ce grand-père disparu sans mort ni tombe en 1944, à Bordeaux, pour faits de collaboration.

Ces recherches du passé, celui du prisonnier Hongrois, celui de son grand-père, cette histoire familiale qu’il porte en lui mais qui n’est pas révélée sont portées par l’apprentissage ou le réapprentissage du russe, la langue "maternelle".
Ce rapport à la langue est peut-être l’aspect le plus émouvant du livre. Il ne sait pas lui-même s’il s’agit de la découverte d’une langue, ou d’un retour vers une langue connue. Comme si toute l’ambiguïté de son identité se cristallisait autour du russe, qu’il a essayé d’apprendre dans le passé, sans parvenir jamais au niveau qui l’aurait satisfait.

Au cours de ses voyages en Russie, le moindre de ses progrès en russe le jette dans l’exaltation, le moindre de ses retraits le plonge dans la dépression.
Alors même qu’il dispose toujours d’un traducteur, il fait dépendre le succès de toutes ses quêtes de la maîtrise de la langue.
Mais il n’arrivera pas à la parler véritablement. L’enjeu qu’il y met rend son entreprise impossible : s’affranchir en devenant maître de ce qu’il considère comme le "propre" de sa mère, une langue russe belle et pure.

Il mène cette recherche malgré sa mère. Mais il l’écrit tant pour lui que pour elle :

Tu aurais voulu que je sois un écrivain comme, je ne sais pas, Erik Orsenna : un type heureux ou qui, en tout cas, le paraît. Moi aussi, j’aurais bien voulu. Je n’ai pas eu le choix. J’ai reçu en héritage l’horreur, la folie, et l’interdiction de les dire. Mais je les ai dites. C’est une victoire. (…)
Le livre est fini, maintenant. Accepte-le. Il est pour toi.

Un roman russe se finit sur ces mots. On ne peut s’empêcher de songer à l’autre histoire d’amour du livre, qui débute au moment où il entreprend son voyage vers ses origines, et s’achève, en définitive, parce que son amoureuse n’a pas lu la nouvelle, érotique, qu’il avait écrite pour elle : « Elle n’a jamais pu lire ma nouvelle, qui jusqu’au bout sera restée lettre morte. »

Blessures à vif d’un écrivain effrayé par son écriture, mais qui n’a d’autre recours que s’y jeter à corps et coeur perdus :

Cela changera peut-être un jour, je ne sais pas, mais les mots dont je dispose ne peuvent servir à dire que le malheur.
Ils ont servi, cette fois encore. Je n’ai pas sauté par la fenêtre. J’ai écrit ce livre. Même s’il te fait du mal, tu admettras que c’est mieux.

Un roman russe. Emmanuel Carrère
P.O.L (mars 2007)
356 p., 19,50 €

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Espace Georges Brassens. Sète (1/2)

espace georges brassensL’Espace Georges Brassens a rouvert ses portes le 1er décembre dernier après avoir été totalement rénové.
Surface doublée, nouvelle scénographie, parcours aéré : l’ancienne version était très bien ; celle-ci est encore mieux !

Dans le même esprit que le précédent, le nouvel espace Georges Brassens est pensé avec respect et simplicité.
Il rend hommage à l’artiste, au bonhomme et à son œuvre.
C’était la seule chose à faire.
Et elle est parfaitement réussie.

Des écouteurs nous bercent de la voix grave et puissante, au débit calme et régulier de Georges Brassens, avec les confidences qu’il a livrées à Philippe Némo en 1972 lors d’un entretien pour France-Culture.

Nous voici partis pour un bon moment de balade et de flânerie auprès du poète.
Des films, des photos, des affiches, des pochettes de disques, des extraits de textes et bien sûr des chansons nous font suivre suivre le parcours de l’artiste.

Enfance sétoise dans une famille où tout le monde chantait, en amoureux de la chanson, notamment la maman napolitaine, dont il livre cet émouvant témoignage : « à 50 ans passés, elle recopiait des textes de chansons, puis allait chez des copines pour compléter les passages qui lui manquaient ».
Jeunesse à Sète avec les copains : il découvre le jazz à l’âge de 10-11 ans, dans les années 1931-1932 : « Je suis né en 1921. Je suis né avec Django Reinhard, avec Amstrong, avec Duke Ellington. »

Il arrive à Paris en 1940 et étudie les poètes en autodidacte, à la bibliothèque, pendant plusieurs années, pour « ornementer mon esprit » comme il le dit joliment.

Puis voici ses débuts dans la chanson, sa rencontre avec Patachou en 1952, qui le présente à Jacques Canetti, impressario, directeur artistique et fondateur du théâtre des Trois Baudets, où il débute officiellement le 19 septembre de la même année pour 170 représentations.

On passe bien sûr un moment dans l’impasse Florimont, devenue légendaire avec la Chanson pour l’Auvergnat, écrite pour Marcel et Jeanne. Dans le plus grand dénuement eux-mêmes, le couple et sa ménagerie l’ont accueilli dès 1944 ; il y demeura, en famille finalement, bien qu’il parle plutôt « d’Arche de Noé », jusqu’en 1966.

Place est également faite à l’évocation des femmes, parmi lesquelles Pupchen, sa fidèle compagne, son éternelle fiancée, la dame de ses pensées …

Toute une partie est réservée à la façon dont Georges Brassens travaillait. Elle est passionnante : suite et fin de la visite très bientôt …

Espace Georges Brassens
67, boulevard Camille Blanc – 34200 Sète
Ouvert de 10 h 12 h et de 14 h à 18 h
Jusqu’à 19 h en juillet et août
Fermé les jours fériés sauf les 14 juillet, 15 août et 1er novembre
En hiver, fermeture hebdomadaire le lundi
Tel. : 04 67 53 32 77
Entrée de 2 à 5 €

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Espace Georges Brassens. Sète (2/2)

supplique pour être enterré sur la plage de SèteSuite et fin de la visite du bel espace Georges Brassens (lire le billet du 20 août 2007)

L’artiste a eu l’occasion de s’expliquer longuement sur sa façon de travailler.

Laissons-le parler et apprécions l’élégance du bonhomme :

« Il faut que mes chansons aient l’air d’être parlées, il faut que ceux qui m’entendent croient que je parle, croient que je ne sais pas chanter, que je fais des petites musiquettes comme ça … ».

Sur ses textes :

« Je ne veux pas faire rire aux éclats, je veux faire sourire. Je suis un ennemi du "langage à signes" ; je préfère suggérer les choses que les dire. Si j’avais dû en dire plus, je l’aurais fait. Mais j’estime qu’il faut en dire peu et permettre à celui qui vous écoute de continuer à se faire sa fête tout seul. »

Mais il disait aussi que pour faire une chanson, il lui fallait tout un mois, et un cahier entier, tant il retravaillait son texte. Il récrivait toute la chanson s’il modifiait un seul de ses vers.

Sur sa musique :

« Lorsque les paroles sont mûres, je saisis ma guitare et je lis et récite mes vers et mes mots, en commençant à rythmer avec la guitare … C’est ainsi que tout doucement, je découvre les petites mélodies qui vont venir scander mes vers, y "coller" jusqu’à n’en plus pouvoir s’en séparer. Je fais sept ou huit musiques par chanson, je n’en fais pas qu’une. Et c’est celle qui tient le coup le plus longtemps que je garde, je veux dire celle qui, après avoir été répétée cent fois, me plaît encore ou me déplaît le moins ».

Il ajoute : « Ma musique doit être in-entendue, comme la musique d’un film ».

Dans un coin, sur un simple tourniquet à cartes postales, le visiteur peut lire les hommages que les chanteurs d’hier et d’aujourd’hui ont rendus au poète en quelques mots, des plus anciens comme Charles Trenet, aux plus jeunes comme Magyd Cherfi ou Bénabar …

Donnons la parole à un autre regretté, grand parmi les grands, Claude Nougaro, qui tout à coup se fait sobre et lapidaire :

« Brassens
C’est un poète de la Pléïade ».

René Fallet, l’écrivain, journaliste et ami :
« Les réacteurs peuvent vrombir, ils ne peuvent effacer de l’oreille l’oiseau, la parole d’amour, le rire du copain. C’est pourquoi Georges Brassens sera là tout à l’heure, un pied sur le tabouret de votre cuisine et fera s’envoler les papillons de votre papier peint. »

Le film d’un concert à Bobino, estampillé 1972, nous montre le regard franc, tour à tour sérieux et enjoué du grand bonhomme grattant « son ventre » en chantant Les filles de joie, Le temps ne fait rien à l’affaire ou encore Les dames du temps jadis
Dans le public Raymond Devos applaudit avec force, mais aussi René Fallet, sa compagne Pupchen …
Quelle joie dans cette salle-là …

La visite se finit sur une pause longue, tranquille mais si émouvante, le casque toujours vissé sur les oreilles : l’intégralité de Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, extraordinaire chanson de plus de sept minutes, dans laquelle se retrouve presque tout Brassens, son « théâtre intérieur », selon une formule que lui-même employait.
On quitte le poète sur ces notes et ces mots.

On a passé un moment merveilleux.

Espace Georges Brassens
67, boulevard Camille Blanc – 34200 Sète
Ouvert de 10 h 12 h et de 14 h à 18 h
Jusqu’à 19 h en juillet et août
Fermé les jours fériés sauf les 14 juillet, 15 août et 1er novembre
En hiver, fermeture hebdomadaire le lundi
Tel. : 04 67 53 32 77
Entrée de 2 à 5 €

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