Digital Diaries. Catherine Ikam/Louis Fléri

Catherine Ikam« La réalité c’est ce qui refuse de disparaître quand on a cessé d’y croire ».

L’aphorisme de Philip K. Dick est au cœur des oeuvres de Catherine Ikam et Louis Fléri, artistes de la vidéo et de l’image numériques, qui font actuellement l’objet d’une exposition à la Maison européenne de la photographie.

Relations entre apparence et réalité, virtuel et humain, singularité et archétype : les travaux de Fléri et Ikam interrogent l’homme contemporain des nouvelles technologies – dont les possibilités paraissent quasi-infinies –, sur la question d’un rapport au réel fondamentalement remanié.

En concevant, en 1980, Fragments d’un archétype, où l’on voit l‘Etude des proportions du corps humain de Léonard de Vinci figuré par un homme filmé et découpé sur plusieurs écrans en une « sculpture » monumentale, Catherine Ikam fut la première à introduire la fragmentation dans l’art vidéo.

Avec Louis Fléri, elle crée désormais des personnages 100 % virtuels à partir de captures en trois dimensions.
La reproduction des expressions humaines est saisissante ; ils sont à la fois nous et autres, visages immenses et tristes venus de nulle part, auxquels il ne manque que ce trois fois rien, l’éclat de vie qui viendrait pétiller du fond des yeux …

Le visiteur est pourtant invité à intervenir dans cet univers électronique éthéré.
Ici, en bougeant devant Elle, gigantesque visage projeté sur le mur, il la verra réagir, le suivre du regard, tourner, incliner la tête … avant de repartir au fond d’elle-même avec une cruelle indifférence.

Là, avec Identité III, il s’assoit sur un tabouret et se voit fragmenté, le visage zoomé sous différents angles à travers une multitudes de caméras et d’écrans …
L’effet surprise est évident – on a du mal à se reconnaître bien qu’aucune transformation ne soit opérée – avant un rapide repli : difficile de se voir représenté « en oeuvre » …

Enfin, avec Digital Diaries, espace restitué en 3 D grâce à des lunettes, le public assiste à la projection de photos, fragments de vidéos et de lettres gravitant et s’avançant au premier plan, au gré du hasard, sur fond noir.
A l’aide d’un track ball, il peut modifier – imperceptiblement à dire vrai – leur trajectoire.
Cette création est peut-être la plus forte : presque hypnotique, elle évoque le processus involontaire de la mémoire, qui fait ressurgir tout à coup un visage, un mot, une scène de vie. Jaillissements du souvenir dans lesquels la volonté de l’homme intervient avec une relative impuissance.

Ces interactions avec le visiteur donnent du sens à ces propositions, mais inquiètent autant qu’elles rassurent.
Si l’homme est encore quelque peu le maître de la « machine », le miroir d’artifice et de stéréotype qu’elle lui tend vient troubler, sur fond obscur, sa propre représentation et l’idée de son devenir.

Digital Diaries. Catherine Ikam/Louis Fléri
Jusqu’au 3 juin 2007
Maison européenne de la photographie
5-7, rue de Fourcy – Paris 4ème
Du mercredi au dimanche de 11 h à 20 h
Entrée 6 € (TR 3 €), libre le mercredi à partir de 17 h

Image : Oscar (2005), Portrait interactif

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Calamity Jane ou les Légendes de l'Ouest

Calamity JaneFemme de légende, Calamity Jane l’était, mais peut-être pas tout à fait celle qu’on a longtemps cru.

Née en 1856 (?) dans une ferme du Missouri, elle se retrouve vite dans le Montana où la petite famille, attirée par l’or, a émigré.

Mais sa mère meurt alors qu’elle est encore toute jeune, avant que son père ne les quitte à son tour : Martha Jane Canary, de son vrai nom, prend alors en charge ses frères et soeurs.

Le monde sauvage du grand Ouest n’est pourtant pas fait pour les femmes seules. Alors Martha s’y adapte ; elle apprend à monter à cheval, manier le lasso, vivre au jour le jour, sillonnant les Etats du Wioming, du Montana, du Sud Dakota …

Et pour se faire respecter dans ce monde d’hommes, elle se comporte comme eux : elle boit, fume, jure, s’habille comme les hommes, et aime à se trouver parmi eux.

En 1875, elle fait partie de la mission géologique envoyée par le gouvernement dans les Black Hills (Collines noires) du Dakota pour vérifier qu’il y a bien de l’or, comme la rumeur le prétend.
Si différentes versions s’opposent sur l’origine du nom de Calamity Jane, c’est à ce moment qu’il apparaît pour la première fois.

Ruée vers l’or, batailles de l’homme blanc contre l’homme rouge, grandes expéditions à la découverte de terres nouvelles à conquérir … , ainsi naît la légende de Calamity Jane, première femme libérée venue s’immiscer dans ce monde dur régi par les hommes.

Entière, excessive même, son alcoolisme est notoire ; pourtant, Calamity Jane était aussi un cœur tendre.
Elle eut de nombreuses aventures, aima profondément, se maria même peut-être plusieurs fois.
Ceux qui l’ont côtoyée s’accordent à dire qu’elle était surtout très généreuse, toujours prête à aider les plus faibles, et vouant une affection toute particulière aux enfants.
Les enfants ? Nous y voilà.

La légende de Calamity Jane, qui a commencé de son vivant – dès la fin du XIX°, on vendait des livres très populaires et jouait des pièces mettant en scène ses exploits –, a été bâtie sur l’image d’une femme vivant à la dure dans un monde violent. Un mode de vie hors norme qui, pour une femme, ne permettait d’envisager une quelconque famille.

Or, le 8 mai 1941, coup de théâtre : Jean McCormick, 68 ans, invitée sur une émission de la radio CBS de New-York à l’occasion de la fête des mères, déclare être la fille de Calamity Jane. Pour preuves : les lettres que sa mère lui a écrites durant 25 ans sans jamais les lui envoyer !
Ces lettres viennent d’être rééditées dans une collection de poche, enrichie et corrigée¹.

On peut aussi les voir au Musée des Lettres et des Manuscrits de Paris, où une exposition est consacrée à la vie de Calamity Jane et aux Légendes de l’Ouest jusqu’à la fin du mois².
Parmi les nombreux documents, une lettre que Calamity Jane à écrite en 1898 à Jim O’Neil, le père adoptif de sa fille :  » Elle était si petite Jim et sa vie si elle était restée à mes côtés, aurait été sans avenir … lorsque j’aurai rendu l’âme, gardez bien les petites affaires pour Janey (…). Je n’ai pas peur de mourir, mais je ne veux pas mourir seule. »

En revisitant cette légende admirable, on découvre le destin poignant de celle qui, en 1903, mourut sans le sou et seule, sans avoir expédié les lettres adressées à sa fille ; mais qui a fait en sorte qu’un jour sa petite Jean sache qui était sa mère, et trouve, dans ses mots, les preuves de son amour.

Calamity Jane ou les Légendes de l’Ouest
Une exposition conçue et réalisée par Gregory Monro
Prolongée jusqu’au 13 mai 2007
Musée des Lettres et des Manuscrits
8 rue de Nesle – Paris 6ème
Du mardi au vendredi de 10 h à 20h, samedi et dimanche de 10h à 18h.
M° Odéon, Saint-Michel ou Pont Neuf, bus 58 ou 70
www.museedeslettres.fr

(1) Lettres à sa fille. Calamity Jane
Rivages, collection Poche Bibliothèque étrangère (janv. 2007)
113 p., 5,95 €
(2) L’exposition au Musée des Lettres et des Manuscrits est prolongée jusqu’au 13 mai 2007, ainsi que Gregory Monro me l’a gentiment signalé.

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A la recherche du temps perdu. La duchesse de Guermantes aperçue.

proust2Lorsque, enfant, le narrateur se promenait avec ses parents autour de Combray, deux promenades s’offraient à la petite famille : le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, où se trouvait la propriété de la célèbre lignée, nom qui alimentait chez lui de grands mythes.

Un jour, il aperçoit enfin la duchesse de Guermantes, qu’il conçoit comme la perfection faite femme.

La scène se passe dans l’église de Combray. (1)

Et – ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se promener seuls loin de lui – pendant que Mme de Guermantes était assise dans la chapelle au dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient ça et là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même sur moi comme un rayon de soleil qui, au moment où je reçu sa caresse, me sembla conscient.

La belle silhouette qui apparaît sous ses yeux séduit immédiatement le narrateur, qui, du reste, par la force de son imagination était déjà totalement conquis par le nom et la réputation de la duchesse :

Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées que j’y rapportais – et peut-être surtout, forme de l’instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas avoir été déçu – la replaçant (puisque c’était une seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je m’irritais en entendant dire autour de moi : « Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil », comme si elle leur eût été comparable.

A cette époque, il était loin d’imaginer qu’il ferait quelques années après ses débuts dans le monde et que non seulement il y rencontrerait Mme de Guermantes avec une relative facilité, mais qu’il serait, en outre, régulièrement invité chez la duchesse.
Il en était même très apprécié, ainsi qu’il le conclut dans cette scène, évoquée à propos de l’attachement des Guermantes aux traditions jusque, bien évidemment, dans les plus petits détails.

De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner « en cure-dents » aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient l’hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l’été un verre d’orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On n’avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin, que l’orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d’autres rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu’un grand raout dans le faubourg Saint-Germain n’est plus un raout s’il y a de la comédie ou de la musique. Il faut qu’on soit censé venir simplement – y eût-il cinq cents personnes – faire une visite à la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite.

Bon week-end, bonne lecture et à lundi.

(1) extrait de Du côté de chez Swann, les deux autres passages étant issus de Le côté de Guermantes

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A la recherche du temps perdu. Mère et fille, délicatesse et fidélité

proust2On sait à quel point le narrateur est attaché à sa grand’mère maternelle, qui est la délicatesse même.

La scène au cours de laquelle il s’aperçoit que sa grand’mère est malade, lors d’une promenade aux Champs-Elysées est des plus émouvantes (billet du 13 avril dernier).

De retour à la maison, ils sont reçus par la mère du narrateur. Ce passage, non moins poignant, est l’occasion de mesurer l’adoration que celle-ci voue à sa propre mère (1) :

Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que c’était pour qu’elle n’eût pas froid dans l’escalier. Je ne voulais pas que ma mère ne remarquât trop l’altération du visage, la déviation de la bouche ; ma précaution était inutile : ma mère s’approcha de grand’mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait, avec la peur d’être maladroite et de lui faire mal, l’humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu’il connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne s’attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être par respect, parce qu’elle ne croyait pas qu’il lui fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intact l’image du vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté. Ainsi montèrent-elles l’une à côté de l’autre, ma grand’mère à demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.

Après la mort de la grand’mère, la mère du narrateur témoignera une fidélité absolue à sa mémoire.
On a vu l’estime que la grand’mère portait à la littérature, en particulier aux Lettres de Mme de Sévigné (billet du 6 avril).
La fidélité de la mère du narrateur à sa maman disparue prend dans cet extrait un goût particulièrement savoureux (2) :

Parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous les jours une lettre, et une lettre où n’était jamais absente quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de ma grand’mère. Maman m’écrivait : « Mme Sazerat nous a donné un de ces petits déjeuners dont elle a le secret et qui, comme eût dit ta pauvre grand’mère citant Mme de Sévigné, nous enlèvent à la solitude sans nous apporter de société. » Dans mes premières réponses, j’eus la bêtise d’écrire à maman : « A ces citations, ta mère te reconnaîtrait tout de suite. » Ce qui me valut, trois jours après, ce mot : « Mon pauvre fils, si c’était pour parler de ma mère, tu invoques bien mal à propos Mme de Sévigné. Elle t’aurait répondu comme elle fit à Mme de Grignan : « Elle ne vous était donc rien ? Je vous croyais parents. »

Bonnes lectures.

(1) Dans Le côté de Guermantes
(2) Dans La prisionnière

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Un jeu d'enfant La philosophie. Raphaël Enthoven

un jeu d'enfantContrairement à ce que son titre pourrait laisser supposer, Un jeu d’enfant La philosophie n’est pas un manuel de philosophie, une sorte de digest de Apprendre à vivre de Luc Ferry.

Mélange de récit autobiographique et de discours sur quelques philosophes, Raphaël Enthoven y raconte comment il en est arrivé à se destiner à cette discipline : presque par un jeu d’enfant.

Entre ses morceaux de vie choisis, il intercale les réflexions que tel ou tel auteur lui inspire.

Pour qu’un tel exercice donne au lecteur une impression d’harmonie, l’idée d’un tout – correspondances entre l’homme qui se décrit et les philosophies qui l’ont nourri – peut-être faut-il un peu plus de recul sur sa vie et sur la discipline qu’on a fait sienne.
Ou peut-être développer davantage les deux, les creuser, pour qu’un relief, une personnalité intéressante ressortent.

On en est loin, finalement, avec Raphaël Enthoven.
Et on le regrette, car son "essai-récit" séduit autant qu’il irrite.

Les souvenirs d’adolescence qu’il relate ont quelque chose qui sonne juste, qui rendent son auteur attachant : à certains moments, Enthoven parvient à souligner – peut-être à son insu – la part de posture dont il semble être victime.

Mais que dire des conversations avec son fils de 5 ans ? Des échanges avec son "amour", la célèbre Carla ?
Rien, car ils sont bien peu de choses.

Comment lui pardonner, surtout, d’avoir écrit tranquillement des horreurs, courtes de vue et d’ouïe, sur les accents, du sud de la France ou des Antilles, qui relèvent, au mieux, d’un parisianisme petit-bourgeois périmé, au pire, d’une idéologie nauséabonde ?

D’un autre côté, les commentaires sur certains philosophes s’avèrent pour beaucoup d’entre eux rapidement vains : réduits à des formules, à l’enchaînement d’avis lapidaires, non étayés, ils laissent le lecteur non initié assez éloigné de la matière et des auteurs, ce dont on ne peut le féliciter.

Heureusement, au fil des pages, on a la joie de trouver d’heureuses citations de Clément Rosset, de beaux hommages à Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Vladimir Jankélévitch, et tout à la fin, un passage réussi sur Leibniz et Spinoza, que Raphaël Enthoven affectionne particulièrement : enfin il devient fluide, convaincant, donne envie d’aller au texte. Et cela devient un plaisir.

A son père qui lui disait : "Tu est devenu con, le jour où tu as choisi la philosophie contre la littérature", Raphaël répond qu’il n’a pas choisi.
Visiblement, il n’a pas voulu choisir pour ce texte non plus : ni récit autobiographique, ni essai philosophique.

Dans le même exercice pourtant, d’autres ont réussi – Marcel Conche par exemple avec un très beau Avec des "si", Journal étrange.
Mais eux l’ont fait plus tard.

Un jeu d’enfant La philosophie. Raphaël Enthoven
Fayard, 2007
204 p., 15 €
Raphaêl Enthoven est professeur de philosophie et journaliste. Un jeu d’enfant est son premier livre. Il est le fils de Jean-Paul Enthoven, journaliste et écrivain.

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Volte-Face avec Fabrice Luchini

Fabrice LuchiniTout au long de la saison, le théâtre du Rond-Point et France-Culture proposent des enregistrements publics d’émissions qui feront l’objet de diffusions dans la grille d’été de la station.
Le principe : un invité, en dehors de toute promotion, vient répondre aux questions d’Olivier Barrot.

Sont ainsi venus s’épancher depuis l’automne, Pierre Arditi, Denis Podalydès, Jean-Louis Trintignant notamment.

Lundi 2 avril, ce fut au tour de Fabriche Luchini de se livrer au face-à-face avec le journaliste, sous les yeux d’un public fourni, dans la grande salle Renaud Barrault.

L’interview consistera, selon un style qui lui est traditionnel, mais peut-être davantage encore qu’à accoutumée, en l’envoi de longues citations de la part d’Olivier Barrot.

Fabrice Luchini laissera la plupart d’entre elles sans suite.
D’autres seront l’occasion pour le comédien de parler de son métier ; en particulier de ce qui a fait son succès populaire au théâtre, les lectures de grands textes.

Ainsi, lorsqu’il se souvient qu’il a commencé ses lectures de Voyage au bout de la nuit en 1985, au théâtre du Rond-Point précisément, Olivier Barrot rappelle le commentaire de Michel Bouquet : "Si les lectures inventées par Fabrice Luchini marchent si bien, c’est parce que le public en sort renseigné sur lui-même", citation qui sera l’occasion de réflexions et d’échanges sur l’art, le divertissement, l’abrutissement et le chef d’oeuvre, avec, au passage, le "on va nous divertir jusqu’à l’écoeurement" d’Alain Finkielkraut.

Quant Barrot évoque Laurent Terzieff : "Fabrice a besoin de faire le don de lui-même et ce don passe par le texte (…). Il y a chez lui comme un envahissement de l’être par le verbe", l’artiste commente, plein d’admiration : "Laurent Terzieff m’a fait sortir le meilleur de moi-même ; et en plus, il me rend au meilleur de moi."

Une citation inspira particulièrement Fabrice Luchini, qui actuellement donne dans sa Carte Blanche des lectures de Paul Valéry : "Longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature".
"Tout est suspect sauf le corps" ajoute-t-il, rappelant ainsi Jouvet.

Plus tard, il reviendra à Jouvet en expliquant :
"C’est quoi d’être sur scène ? C’est être porteur d’une énergie. Jouvet disait "Le succès justifie tout mais n’explique rien". J’essaie de ne pas détruire l’énergie que contient un auteur. je passe de ce qui est imprimé et mort et j’en restitue l’énergie. Pour cela, il ne faut pas que l’acteur s’assouvisse et il ne faut pas non plus qu’il ne soit rien (…). Pour dire un texte, il faut s’être approprié les phrases. Ne pas dire les mots, mais être d’où part le texte. Il faut retrouver l’impulsion organique que l’auteur a eue lorsqu’il a écrit."

Et lorsque le journaliste s’étonne que certains des textes que Fabrice Luchini choisit de porter sur scène ne sont absolument pas dramaturgiques, le comédien a cette réponse :
"Comment oraliser ce qui n’est pas littéraire ? L’écriture de Céline restitue l’oralité…
Mais pour donner de l’intensité dramaturgique à des textes très secs comme ceux de Valéry, il faut oser la pensée dans ce qu’elle a de sec, sans dramatiser ; ensuite, il faut voir comment la pensée peut devenir chair".

En définitive, Fabriche Luchini aura davantage répondu à ses propres interrogations et aux auteurs qui l’inspirent qu’aux questions-fleuves d’Olivier Barrot.
Se méfiant comme de la peste de l’excès de commentaires et de toutes les postures, en particulier intellectuelles, refusant les positionnements imposés, il préfère, en toute liberté, rendre hommage aux textes et aux auteurs qu’il révère, en un mot au "style".
C’est certainement pour ces raisons-là qu’il nous plaît.

Volte-Face avec Fabriche Luchini
Emission diffusée l’été prochain sur France-Culture
Prochain enregistrement public de Volte-Face :
Le 23 avril au Théâtre du Rond-Point avec André Dussolier.
Entrée libre
Réservation indispensable au 01 44 95 58 81

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L'histoire du livre au XIX° siècle. L'essor de la production (3/4)

manuel Roret du ParfumeurAu cours du XIX° siècle, période de la "deuxième révolution" du livre, la production connait un essor considérable et dans le même temps se renouvelle.

Jusqu’au début du XIX°, le tirage moyen d’un livre se situe entre 1000 et 1500 exemplaires, sauf pour certains livres religieux comme les livres de messe par exemple.

Au milieu du siècle, grâce aux collections à bon marché, les ouvrages d’Eugène Sue Les mystères de Paris et Le juif errant seront tirés à 60 000 exemplaires.

Ces tirages s’accompagnent de l’émergence d’une forme nouvelle : la publication en feuilletons…

Mais toutes les œuvres qui font aujourd’hui l’image du XIX° s. n’ont pas connu de tels succès : Le Rouge et le Noir, par exemple, n’est tiré qu’à 750 exemplaires !

Par ailleurs, les contenus sont profondément renouvelés.

Certains domaines sont restés traditionnels, comme l’édition religieuse, dont la production a augmenté comme les autres secteurs, mais a diminué en importance relative. Mais leurs éditeurs ont complété leur production par de la littérature scolaire ainsi que de la littérature pour enfants, bien pensante.
Le domaine de l’histoire a dû résister en tournant ses productions vers les mémoires. Michelet n’a connu de grands tirages que grâce à la publication dans des collections à bon marché.

Dans la littérature, on assiste également à un reclassement des contenus : la poésie perd du terrain ; le théâtre se maintient jusqu’à la fin du XIX° siècle. Mais la production majeure concerne désormais le roman.

Cette période va assister à la floraison d’un nouveau genre : la littérature pratique. Les manuels Roret seront très répandus, tels le Nouveau manuel du limonadier, du glacier, du chocolatier et du confiseur ou encore le Manuel complet de la cuisinière bourgeoise

Suite et fin la semaine prochaine avec les nouvelles stratégies de diffusion du livre …

Nouveau livres, nouveaux publics au XIX° siècle.
Bibliothèque Nationale de France
Cycle Histoire du livre, histoire des livres
Conférence d’Eve Netchine,
Service de l’inventaire rétrospectif
Conférence du 5 avril 2007

Image : Manuel du Parfumeur, Marie Armande Jeanne Gacon-Dufour, Manuels Roret, Libr. Encyclopédique Roret, 1825

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L'histoire du livre au XIX° siècle. De nouvelles stratégies de diffusion (4/4 )

affiche librairieProduction industrialisée, essor des tirages, évolution des contenus, apparition des "éditeurs", la révolution que connaît le livre au XIX° siècle se manifeste également dans de nouveaux modes de diffusions, de nouvelles techniques de vente.

En trente ans, entre 1870 et la fin du siècle, le réseau traditionnel de colportage, hérité de l’Ancien Régime, va disparaître.

Les librairies, de leur côté, évoluent considérablement : on passe du comptoir auquel on doit s’adresser et qui empêche de circuler entre les rayons, à des librairies d’un type complètement neuf, où les clients peuvent circuler librement, feuilleter les libres exposés sur des tables… Il s’agit d’un nouveau monde du commerce, un monde de sociabilité , où on peut rentrer pour acheter, ou ne pas acheter.
C’est toute l’ambiance que Zola a décrite dans Le Bonheur des Dames.

Les libraires se mettent à afficher des publicités de livres (les lithographies mises au point par Jules Chéret notamment). Les catalogues se transforment, pour devenir de véritables vitrines de l’offre de livres.

Les éditeurs peaufinent également leur stratégie pour vendre directement au client. Ils promettent par exemple des cadeaux de fidélité à ceux qui achèteront une série complète (flacon de parfum, montre …).
Bien entendu, ces procédés déclencheront l’ire des libraires …

A côté des "nouvelles" librairies, subsistent les cabinets de lecture, institués au XVIIème siècle. Ce sont des boutiques de livres, qui permettent soit d’acheter, soit d’emprunter, soit de lire sur place un livre.
Cabinets privés, ils sont en général tenus par des libraires. Leur clientèle est constituée de la petite bourgeoisie, artisans, commerçants, rentiers modestes. Leur offre fait une belle part au roman, leurs horaires sont très étendus ; ils ont joué un grand rôle dans le développement de la lecture à une époque où les bibliothèques ne pouvaient proposer une offre suffisante.

Mais ces lieux, tout comme le colportage, étaient considérés comme dangereux par les autorités, car on y trouvait "le meilleur comme le pire".
Les pouvoirs publics se sont alors servi des écoles, des instituteurs et des enfants, pour mettre en place les bibliothèques d’école et y diffuser des livres spécialement édités pour cet usage …

Nouveau livres, nouveaux publics au XIX° siècle.
Cycle Histoire du livre, histoire des livres
Conférence d’Eve Netchine,
Service de l’inventaire rétrospectif
Conférence du 5 avril 2007
Bibliothèque Nationale de France

Image : Librairie Sagot, lithographie de Jules Chéret (1891)

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L'histoire du livre au XIX° siècle. L'industrialisation de la production (1/4)

rotatives MarinoniAu XIXème siècle a lieu ce qu’on a l’habitude d’appeler la "deuxième révolution du livre", après celle de Gutemberg.

Mais il s’agit d’une révolution progressive, qui s’est étendue de 1840 à 1870.

De nouvelles technologies sont avant tout mises en œuvre.
Elles concernent d’abord le papier, qui pesait alors très lourd dans le prix du livre.
En 1799, Nicolas Robert a déposé le brevet du papier en rouleau, remplaçant le "feuille à feuille" : il permet d’importantes économies, en particulier de main d’œuvre.
Par ailleurs, le chiffon est remplacé par d’autres matières premières, notamment la paille.
Surtout, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867, la profession entérine l’usage du bois, qui plus tard sera rentabilisé par l’utilisation de nouvelles machines.
Le domaine de l’imprimerie n’avait en effet pas connu d’innovation majeure depuis Gutemberg : au début du XIX° siècle, on se servait toujours de presses à bras…
Vont être mises en œuvre au cours du siècle la stéréotypie (1), la presse hand scope, en métal, qui, avec son large plateau permet de tirer de grands formats et donc d’augmenter de façon importante la production (une centaine de feuilles à l’heure).
Mais l’innovation la plus marquante est la mise au point de la rotative, en 1872. Cette technique, qui permet de rendre mille feuilles à l’heure, a d’abord été utilisée pour la production de journaux, le Times notamment. C’est d’ailleurs pour cette raison que le terme de presse a fini par désigner aussi les journaux !

Les procédés évoluent également du point de vue de l’image, avec la mise en place de la lithographie : elle permet à l’artiste de graver directement, d’où une plus grande expression personnelle.
Agrandissant les formats, Jules Chéret adapte la technique de la lithographie à l’affiche : il met ainsi la lithographie à la disposition des publicités, en particulier pour les livres, qui seront installées dans les librairies.
Son style aurait inspiré Vuillard, Bonnard, Henri de Toulouse-Lautrec.

Avec cet ensemble d’innovations, le monde du livre a changé d’échelle au XIX° siècle : on est passé de petits ateliers à de véritables usines.
La profession va considérablement évoluer elle aussi, avec l’apparition de nouveaux personnages : ce sera "Le temps des éditeurs."
A suivre …

Nouveau livres, nouveaux publics au XIX° siècle.
Bibliothèque Nationale de France
Cycle Histoire du livre, histoire des livres
Conférence d’Eve Netchine,
Service de l’inventaire rétrospectif
Conférence du 5 avril 2007

(1) La stéréotypie consiste à mouler, dans de l’argile par exemple, les caractères. A partir de ces moules, on réalisait des plaques en plomb, qui pouvaient être conservées et réutilisées. Mais la stéréotypie sera "tuée" par la rotative.

Image : rotative Marinoni.

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L'histoire du livre au XIX° siècle. Le temps des éditeurs (2/4)

CharpentierDans un contexte d’industrialisation de la production du livre, de nouvelles personnalités font leur apparition : les éditeurs, autour desquels la production se réorganise.

Jusqu’au XVIII° siècle, on ne distinguait pas, dans les professions, entre éditeurs et libraires.
La situation change radicalement au XIX° siècle : le rôle de l’éditeur se transforme, il devient le lien entre auteurs, imprimeurs, libraires et lecteurs.
Il a recours à des moyens financiers importants, notamment par l’emprunt. Il construit désormais une véritable politique éditoriale.

Ainsi, au cours du siècle, apparaissent de grands noms encore très connus aujourd’hui : Calmann-Lévy, Louis Hachette, Casterman …

Mais le père de l’édition moderne est Gervais Charpentier. Il fut l’un des premiers à décider de produire des livres à bon marché. Il réduit les formats, fait imprimer sur deux colonnes, et parvient ainsi à diviser le prix du livre par quatre.

Michel Lévy – et à sa mort, Calmann-Lévy -, continue les coups de génie de Charpentier. Au départ éditeur de théâtre, il se lance dans la littérature avec des contrats très longs lui permettant de s’attacher les auteurs (George Sand, Zola notamment), finissant par acheter l’exclusivité des droits d’Alexandre Dumas. En outre, pour un même titre, il multipliait les collections en échelonnant les prix.

D’un autre genre, Louis Hachette, après avoir acquis un petit fonds dans le quartier latin, a misé sur des domaines en extension : la littérature pour enfants avec les Bibliothèques Rose et Verte, les livres scolaires (grâce à des contrats avec le ministère de l’instruction) ; il a également suivi le développement du réseau des chemins de fer en mettant à la disposition des voyageurs toutes sortes de livres, y compris des guides des voyage.

C’est ainsi qu’en concentrant bien des rôles entre ses mains, ce qui est nouveau, l’éditeur devient le maillon central de la chaîne du livre.
Rôle qui aura d’autant plus de portée que le XIX° siècle connaîtra un essor considérable de la production de livres.
A suivre …

Nouveau livres, nouveaux publics au XIX° siècle.
Bibliothèque Nationale de France
Cycle Histoire du livre, histoire des livres
Conférence d’Eve Netchine,
Service de l’inventaire rétrospectif
Conférence du 5 avril 2007

Image : Scènes de la vie de province, Honoré de Balzac. Paris, Charpentier, 1839

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