Le côté de Guermantes. L'art dans les salons

proust2Dans Le côté de Guermantes, le narrateur est régulièrement reçu dans le monde aristocratique, les meilleurs salons de Paris, dont celui de la duchesse de Guermantes.

Sa découverte de ces milieux « élevés » est pour lui l’occasion d’apprécier les relations parfois nuancées, parfois grotesques que les gens du monde entretiennent avec l’art.

Dans le salon de Madeleine de Villeparisis, dame de haute noblesse mais simple, par ailleurs amie de la grand-mère du narrateur, et peintre à ses heures, M. de Norpois, interrogé sur l’exposition de peintures de Fantin-Latour, livre sans sourciller sa conviction :

– Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd’hui, d’un beau peintre, d’un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu’elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur.
Même en supposant que la partialité du vieil amant, l’habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à l’ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu’un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l’arrêter aucune impression véritablement sentie.

Chez Mme de Guermantes, il n’est pas rare qu’un poète soit invité à la fine table. Voici alors comment le déjeuner se déroule :

Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l’occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l’air de se rappeler qu’il était poète. Et bientôt, le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de poésie, que tout le monde pourtant aimait mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m’avait donné l’avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s’il y réfléchissait un peu, elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu’au moment de se quitter, et sans que, soit timidité, pudeur ou maladresse, le grand secret qu’ils seraient plus heureux d’avouer ait pu jamais passer de leur cœur à leurs lèvres.

Bon week-end à tous.

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Le côté de Guermantes. Albertine, l'après-première fois

proust2Dans Le côté de Guermantes, le narrateur obtient d’Albertine à Paris ce qu’il avait fortement désiré en vain à Balbec.

A cette première étreinte se succèdent des réactions bien différentes.

Albertine :

Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaîté décente le verre de vin que Jupien lui offrait, n’aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l’eût appelée. Albertine – et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en Pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la couche.

Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme n’admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c’en est d’habitude le couronnement, ne fût pas au moins le prélude d’une amitié plus grande, d’une amitié préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser, et qui seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.

Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l’heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du cœur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique.

Quant au narrateur, voici ce que cette nouvelle situation lui inspire :

C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir faite aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.

Très bon week-end à tous.

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La musique du hasard. Paul Auster

la musique du hasardAprès le départ de sa femme, Nashe, âgé d’une trentaine d’années laisse sa fille chez sa sœur, quitte son emploi de pompier et, l’héritage de son père en poche, se met à avaler des kilomètres, le volant d’une routière rouge entre les mains.

Il traverse des Etats et encore des Etats. Dans la transe du voyage il ne fait halte que lorsqu’au bord de sa route apparaît une pauvre silhouette, celle de Jack Pozzi, qu’il prend en affection et désignera vite « gosse ».

Avec lui, pour lui, puisqu’il ne sait que faire de lui-même, il va miser le reste de son héritage au jeu. Les deux personnages vont alors pénétrer dans une maison de milliardaires très étrange.

L’un et l’autre n’en sortiront que pour mourir.

La musique du hasard commence en lignes sympathiques, derrière lesquelles se profile de plus en plus d’inquiétude, jusqu’à ce que la peur, d’abord diffuse, puis de plus en plus présente, imprègne complètement l’atmosphère.
L’imaginaire y joue un grand rôle, mais il est également question de liberté, de choix, et, bien sûr, son symétrique : le hasard … Tout à coup, face à l’inutilité de nos choix, faire celui, ultime, du hasard …

Paul Auster est très impressionnant lorsque il décrit l’ambiance fascisante dans laquelle ses personnages finissent par se trouver, à la merci de deux fous furieux milliardaires et policés, impitoyables et épris de perfection.
Mais qui ne sont que deux parvenus qui ont gagné au loto…

Très beaux passages sur la fuite, l’envie, irrésistible, de partir et, par là-même, de disparaître comme on fait disparaître son passé :

Car en réalité personne là-bas ne s’attendait à le revoir avant deux semaines et, puisqu’il avait tout son temps, pourquoi aurait-il dû rentrer ? C’était une perspective vertigineuse – imaginer toute cette liberté, comprendre à quel point ses choix importaient peu. Il pouvait aller où il voulait, faire ce qui lui plaisait, personne au monde ne s’en soucierait. Aussi longtemps qu’il ne prendrait pas le chemin du retour, il pouvait aussi bien être invisible. (…)
Il ressentait avec une satisfaction profonde la témérité et la violence de ces gestes, mais rien n’égalait le simple plaisir de jeter (…) Quand il avait commencé le lendemain après-midi à considérer ses propres possessions, Nashe s’était conduit avec la même brutale intransigeance, traitant son passé comme bric-à-brac bon mettre au rebut.

Les relations père/fils sont également très présentes. Jack Pozzi raconte son enfance à Nashe, décrit l’absence de son père, qu’il n’a vu qu’à de rares occasions. Il reconstitue les pensées qui étaient les siennes lorsqu’il était enfant :

Il pourrait au moins m’écrire. Au lieu de râler, je commence à inventer des histoires pour expliquer pourquoi il se manifeste pas. J’imagine, merde, j’imagine que c’est une espèce de James Bond, un de ces agents secrets qui travaillent pour le gouvernement et qu’il peut pas prendre le risque de se faire reconnaître en venant me voir (…) Bon Dieu, quel foutu imbécile je devais être pour imaginer ça.
– Fallait bien que tu inventes quelque chose. Le vide est inconcevable. L’esprit s’y refuse.

Après avoir écouté l’histoire de Pozzi, Nashe pense à sa propre enfance :

Du moment qu’un homme commence à se reconnaître dans un autre, il ne peut plus considérer cet autre comme un étranger.

La musique du hasard Paul Auster
Babel (Actes Sud), 1991/2005
320 p., 8,50 €

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Triomphe du temps. Quatre contes. Pascal Quignard

triomphe du tempsLes contes s’enchaînent sans aucune frontière matérielle.

La première phrase est « Dans chaque maison, tout recoin a ses larmes ».

Le conteur dit l’histoire d’un homme qui tomba amoureux de la fille de son meilleur ami – La jeune fille elle-même peu à peu s’enflamma d’amour pour cet homme qui l’aimait avec tant de passion. Elle n’y eut aucun mal : son père l’admirait tellement -, l’épousa, lui fit un enfant, la quitta dès que sa mère arriva, la retrouva trente et un an après, et ne la quitta plus.

Dans un autre, Virgile depuis le monde des morts visite Jean Racine enfant qui étudie avec son percepteur Hamon, lequel s’endort au coin de la table, puis se permet de gronder l’enfant.

Nous sommes si peu nombreux à être morts, reprit Virgile. Ce ne serait pas une bonne chose que ce secret fût éventé. Je pense que cela assombrirait les jours de ceux qui vous entourent.
– Je n’éventerai pas votre secret, dit l’enfant. De toute façon, l’éventerais-je que je doute que je fusse cru.
Virgile était assis devant le feu, sur la pierre chaude de l’âtre.
Il étendit les jambes. Il se frotta le gras des genoux.
Il dit encore :
– Et les vivants sont-ils toujours aussi rares sur la terre?
Je ne saurais dire s’ils vivent ; ils dorment sur le coin des tables, murmura Jean Racine.
Mon enfant, d’une part il faut oublier qu’il y a si peu d’ombre chez les ombres. Et d’autre part il faut avoir en mémoire qu’il n’y a pas beaucoup de vivants chez ceux qui vivent sur toute l’étendue où portent les rayons du soleil.

Puis une femme est battue à mort par son mari pour avoir accueilli un mendiant qui revenait du monde des morts, et lui avoir offert de quoi faire le voyage pour apporter des vêtements chauds à sa mère morte qui craignait le froid.

C’était un temps où on disait Monsieur aux mendiants et où on témoignait du respect pour les morts.
Même, il arrivait qu’on leur fît dire des prières.
Même, on rêvait qu’allongés dans la vie éternelle ils reposent.

Triomphe du temps. Quatre contes. Pascal Quignard
Galilée, collection Lignes Fictives
74 p., 15 €
Août 2006

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Rencontres Cinémas d'Amérique Latine de Toulouse

rencontresLes 19èmes Rencontres Cinémas d’Amérique Latine se dérouleront à Toulouse du vendredi 16 au dimanche 25 mars.

Réunissant professionnels et amateurs, elles mettront en lumière et distingueront des longs métrages inédits en France, des documentaires et des courts-métrages.

Seront ainsi décernés notamment le Grand Prix Coup de Coeur, le Prix Découverte de la critique française de cinéma, le Prix SIGNIS du meilleur documentaire.

Cette année, une rétrospective est consacrée au réalisateur Raoul Ruiz et un hommage est rendu à un autre cinéaste chilien, "disciple" de Ruiz : Cristian Sanchez.

Les projections Noir Brésil mettront à l’honneur les acteurs noirs brésilien, avec un hommage à Lazaro Ramos, le comédien le plus caméléon de sa génération selon un critique de son pays.

Cette fête aux cinémas d’Amérique Latine, qui associe des hauts lieux de l’activité culturelle toulousaine, tels la Cinémathèque de Toulouse, le cinéma ABC, les librairies Terra Nova et Ombres Blanches, l’Instituto Cervantés … sera aussi l’occasion de manifestations autour des cultures sud-américaines : expositions, concerts, rencontres littéraires.

Des Rencontres qui auront lieu au coeur de la ville à plus d’un titre : y participeront activement les étudiants de la ville qui décerneront le Prix Courtoujours, mais aussi tous les toulousains, invités à voter à l’issue de chaque projection pour attribuer le Prix du Public Intramuros à un long métrage de la même section que le Grand Prix.

Rencontres Cinémas d’Amérique Latine de Toulouse
Du 16 au 25 mars
Programme complet, catalogue et informations pratiques sur :
cinelatino.com
Profiter d’une visite du site pour découvrir la passionnante et nécessaire entreprise :
Cinéma en construction

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La photographie publicitaire en France, de Man Ray à Jean-Paul Goude

publicite_basAvec La photographie publicitaire en France, de Man Ray à Jean-Paul Goude, le musée de la Publicité met à l’honneur un pan de la création photographique relativement méconnu et considéré généralement comme peu noble.

Le parcours chronologique permet d’embrasser les évolutions de la photographie publicitaire – et d’une certaine manière de la publicité – de sa naissance dans les années 1930 jusqu’à la période actuelle.

190 tirages et divers imprimés (annonces de presse, plaquettes, catalogues …) sont exposés dans un espace aéré et surprenant, aux murs anciens et épurés.

Les premières photos publicitaires étaient exclusivement dédiées aux produits de luxe : noir et blanc superbe, angle de vue et cadrage très étudiés, elles érigeaient l’objet en œuvre d’art.

D’un esthétisme raffiné, elles donnent au visiteur une impression de grande actualité, voire de modernité. Ces photographies publicitaires, signées François Kollar, Maurice Tabard ou encore André Vigneau étaient destinées à des brochures de luxe.

Les publicitaires mettront du temps avant de choisir la photographie pour illustrer leurs affiches.
Ce n’est qu’à partir des années 1950 et 1960, avec la montée en puissance progressive de la consommation de masse, que la photographie, venant alors remplacer l’affiche peinte, est utilisée pour vendre des produits de consommation courante.
Les publicitaires ont recours à un procédé de mise en scène inspiré de la mode américaine : montrer non plus l’objet seul, mais tel qu’il pourra être utilisé par le client potentiel.

La période des années 1970 et 1980 met en évidence les recherches créatives des photographes publicitaires contemporains.
On est ainsi passé de la simple représentation de l’objet ou de la situation à la suggestion d’une idée ou d’une sensation (photos de Claude Ferrand, Guy Bourdin), puis à une stylisation encore plus poussée, avec des photos dont la « patte » de tel ou tel publicitaire est aisément identifiable (Serge Lutens, Jean-Paul Goude).


Coups de cœur de Mag :

Les très belles photos de Jean-Loup Sieff (ci-dessus).
L’affiche publicitaire des années 1950 signée Lucien Lorelle, portant le slogan « Dévorez les livres » et montrant le visage du comédien Gérard Philipe croquant à pleines et belles dents dans un livre déjà bien entamé.

La photographie publicitaire en France, de Man Ray à Jean-Paul Goude
Musée de la Publicité
107, rue de Rivoli – Paris 1er
Jusqu’au 25 mars 2007
Du mardi au vendredi de 11 h à 18 h
Samedi et dimanche de 10 h à 18 h
Jeudi nocturne jusqu’à 21 h
Billet couplé avec le Musée des Arts Décoratifs : 8 € (TR : 6,50 €)

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Carte blanche à Fabrice Luchini

Luchini afficheAprès un voyage au long cours avec Céline, qui emmenait son public sinon au bout de la nuit, au moins au terme d’une excellente soirée, Fabrice Luchini reprend ses lectures pour une Carte blanche originale.

Ouvrages de Paul Valéry et Roland Barthes en main, porté par sa folle énergie, il ose cette fois des choix plus audacieux.

L’artiste ouvre le spectacle avec un extrait de Tel quel, Le pont de Londres de Valéry et des citations qu’il reprendra plusieurs fois au cours de la soirée :

La plupart des hommes ont une idée si vague de la poésie que ce vague même leur tient lieu de définition de la poésie.

Il n’existe pas d’être capable d’aimer un être tel qu’il est. On demande des modifications.

Puis il poursuit avec un décodage des premières pages des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Le ton est celui du professeur idéal, passionné ; la salle s’accroche.

La brèche est ouverte, le comédien lâche ses livres pour se lancer dans son propre texte.
Point de départ : un article dans Le Nouvel Observateur, dans lequel le célèbre essayiste louait le film d’Eric Rohmer Perceval le Gallois.
Le comédien, qui jouait dans le film, se lance dans une évocation de Perceval : le public est d’abord tout aussi perplexe que l’était la salle lors de la première du film.
Mais très vite Luchini-le pitre sort de sa boîte, se met à mimer et à chanter, pour la plus grande joie des spectateurs, rendus carrément hilares.

Il enchaîne avec le récit de sa mémorable rencontre avec Barthes. Façon plus nuancée qu’il n’y paraît de souligner son portrait : à l’immense déférence se mêle une tendre moquerie.

Le programme annonçait aussi du Flaubert : il y en eut deux lignes ; du Molière : il n’y en eut point.
A la place, une fable de La Fontaine avortée puis une autre littéralement abattue…

Fin de spectacle décevante pour une soirée qui avait plutôt bien commencé.
L’extraordinaire énergie semblait épuisée ; le fou de littérature et de scène, fébrile et pressé d’en finir, avait hâte de renvoyer son public – joliment éveillé – à ses livres…

Carte blanche à Fabrice Luchini
Complet au théâtre Paris-Villette
Reprise au Petit Montparnasse à partir du 20 mars

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Viva, une agence photographique

viva_metroEn janvier 1972, huit photographes (Alain Dabgert, Claude Dityvon, Martine Franck, Hervé Gloaguen, François Hers, Richard Kavlar, Jean Lattes, Guy Le Querrec) se réunissent autour d’un projet imprégné de l’esprit de Mai 1968.

L’idée est de mener, en se démarquant des grandes agences que sont Gamma et Magnum et en prenant du recul par rapport à l’actualité, un travail photographique de fond.

Dans une inspiration de gauche, communautaire, ses fondateurs ne se pensent pas comme de simples photo-journalistes fournisseurs d’images, mais comme des auteurs, animés d’un désir commun de réflexion, de critique sociale et de créativité.

Le positionnement singulier des membres de Viva a tenu leur production photographique à l’écart de la presse, qui publiait alors principalement des images liées à l’actualité internationale ou, pour ce qui concernait la société française, des illustrations beaucoup plus conventionnelles.

Ces images, dont la qualité esthétique pour un grand nombre d’entre elles incontestable, présentent surtout l’intérêt d’offrir un regard sur la société française d’alors ressenti désormais comme simple et réaliste : si l’approche était considérée comme décalée il y a trente ans, le visiteur d’aujourd’hui éprouve face à ces photographies une impression de grande proximité.

Des foins dans les Pyrénées aux usines à charbons en Bretagne en passant par les manifestations Lip à Besançon et les meetings des OS Renault à Paris ; des portraits d’intellectuels et d’artistes (Jean-Paul Sartre en conférence de presse à Libération, Ariane Mouchkine, Michel Foucault) aux photos d’hommes politiques en situation (Alain Krivine au Palais des Sports, François Mitterrand en meeting, ou dans un café à Creil, à une époque où on voit Georges Pompidou en train de jouer au billard dans sa maison de campagne, avant que le président Valéry Giscard d’Estaing ne découvre le métro en 1977), le travail de l’agence Viva souligne une France en pleine mutation économique, sociale et politique.

Au terme d’une aventure qui n’a pas excédé 10 ans, épuisée par les dissensions internes et les difficultés économiques, mais animée de la volonté de saisir sans concession les creux et les reliefs de la France de leur temps, cette poignée de photographes idéalistes nous a laissé un précieux témoignage des années 1970.


Coup de coeur de Mag :

Pour « Familles », le seul projet véritablement collectif qu’ont mené les membres de l’agence : loin de l’image d’Epinal de la famille unie et lisse, il montre des enfants s’égayant en liberté, des pères qui font les clowns, des regards qu’on devine happés par l’écran de télévision, des générations qui ne communiquent plus entre elles et s’ennuient ensemble à table, …
Beau et émouvant reportage mais auquel les média français ne se sont alors pas intéressés, préférant peut-être masquer les pages qu’une partie de la société française était en train de tourner …

Viva,une agence photographique
Jeu de Paume, site Sully
62, rue Saint-Antoine – Paris 4ème
Jusqu’au 9 avril 2007
Catalogue Les Années Viva, 30 €

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Les exilés de la mémoire. Jordi Soler

exilesLorsque Franco s’empare du pouvoir en 1939, Arcadi, artilleur républicain pendant la guerre civile, n’a guère le choix.

Laissant à Barcelone sa femme et sa fille, il préfère passer la frontière, comme 450 000 autres Républicains, plutôt que s’exposer aux représailles du dictateur.
Son coeur vaincu est porté par l’espoir d’être accueilli comme réfugié politique en France et, plus encore, celui de revenir le plus tôt possible dans une République restaurée.

Comment aurait-il pu imaginer ce qui l’attendait de l’autre côté ?
Lors de la retraite des antifranquistes, la Retirada, la plupart des républicains sont directement parqués dans des camps, notamment à Argelès-sur-Mer, où ils se retrouvent prisonniers à même le sable, livrés à des conditions d’existence atroces.

Beaucoup y périront ; Arcadi, au bout de 17 mois, aura la chance de s’en sortir, puis de gagner le Mexique, grâce au gouvernement de Lazaro Cardenas et à l’énergie de son ambassadeur, soucieux, contrairement à la France de Vichy, d’accueillir sur ses terres les réfugiés espagnols.
Arcadi s’installe dans la jungle mexicaine où il fait venir sa famille, retrouve des compatriotes républicains, fonde une prospère compagnie de production de café.

Tel est le récit que Jodi Soler, né au Mexique, nous livre : celui de son grand-père, reconstitué grâce aux souvenirs qu’Arcadi lui a laissé, soigneusement enregistrés sur des bandes, complétés par les témoignages d’autres protagonistes et par ses propres recherches.
A travers le destin particulier d’Arcadi, c’est tout un pan de l’histoire de l’Espagne et de ses victimes que Soler nous fait mieux connaître.
Mais il nous offre aussi, au fil des pages, le récit d’une quête, celle qu’il entreprend, à quarante ans, pour comprendre qui fut le père de sa mère, quelle fut sa guerre, sa perte, son exil ; et peut-être plus encore, ce qu’il a "fait" en définitive de cet exil.
Pour le petit-fils mexicain, il s’agit donc aussi d’une quête des origines.

La recherche et le témoignage de Jordi Soler obéissent aussi à la nécessité, devenue impérieuse, de sortir d’un insupportable oubli le triste sort de nombreux Républicains espagnols, en rappelant aux enfants de l’Espagne d’aujourd’hui l’atroce déchirure que leur pays a connu à la fin des années trente.

Dans Les exilés de la mémoire, il nous livre également une mélancolique méditation sur l’exil. Après la mort de Franco en 1975, Arcadi entreprend avec son épouse un voyage sur la terre natale. L’épisode en dit long :

Les trois mois qu’ils devaient consacrer à ce voyage de retrouvailles finirent par se réduire à quinze jours durant lesquels Arcadi arpenta comme une ombre le territoire de sa vie antérieure. (…) Sa soeur Neus, avec qui il avait parlé au téléphone chaque année en décembre pendant trente-sept ans, était une voix qui ne correspondait absolument pas à cette dame qui effectivement lui ressemblait, mais avec qui, et il venait de le découvrir tout à coup, il n’avait rien en commun. Arcadi avait construit une autre vie de l’autre côté de l’océan, tandis que sa soeur avait purgé sur place, comme elle l’avait pu, plusieurs décennies d’après-guerre. (…) Durant ces quinze jours, Arcadi qui était arrivé à Barcelone en se cherchant lui-même, finit, à force de rencontres brutales ou ratées, par effacer sa trace et par dire à ma grand-mère qu’il voulait rentrer à la maison, que pour lui sa soeur n’était qu’une voix et Barcelone une collection de petits films qui défilaient tous les dimanches sur le mur de la La Portuguesa.

Animée du respect attentif qu’un petit-fils porte au destin de son grand-père, la voix de Soler a la fraîcheur de celui qui découvre ; de l’histoire qui prend forme sous une plume au rythme propre.
D’une écriture riche et simple, sonore et imagée, alliant la concision au sens du détail, Jordi Soler nous offre un bouleversant ouvrage de mémoire, aux multiples échos : le sien, celui de son grand-père, celui de « son pays », mais aussi celui de la France ; et, peut-être, la voix de tous les exilés de la mémoire.

Les exilés de la mémoire. Jordi Soler
Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
Editions Belfond, 264 p., 19 €
Les exilés de la mémoire est le premier livre traduit en français de Jordi Soler. Il est auteur de quatre romans, de poèmes et de nouvelles, et collabore à différents journaux.

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A l'ombre des jeunes filles en fleurs. L'adolescence

proust2Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur est fasciné par les jeunes adolescentes dont il fait la connaissance à Balbec (dont, évidemment, Albertine).

Ce bouleversement est pour lui l’occasion d’apprécier avec poésie les charmes de cet âge particulier :

Mais l’adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu’on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, de jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle récréation des éléments primordiaux de la nature qu’on contemple devant la mer.

Il évoque sa propre adolescence avec radicalité – et peut-être lucidité :

Mais la caractéristique de l’âge ridicule que je traversais – âge nullement ingrat, très fécond – est qu’on n’y consulte pas l’intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme. Il n’y a presque pas un des geste qu’on a faits alors, qu’on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu’on devrait regretter au contraire, c’est de ne plus posséder la spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les choses d’une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose.

Lors de conversations avec son ami le peintre Elstir, le narrateur recueille l’avis éclairé de l’homme mûr sur la jeunesse et ses erreurs, passages obligés vers la sagesse, qui est "un point de vue sur les choses" :

Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit désagréable et qu’il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu’il y a des jeunes gens, fils et petits-fils d’hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l’esprit et l’élégance morale dès le collège. Ils n’ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu’ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles, n’ont pas été disposées par le père de famille ou le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l’image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tout cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c’est selon les lois de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s’il s’agit d’un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse.

Bon week-end à tous, et bonne lecture …

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