La frontière entre désir et folie peut être bien ténue.
Felipe Hernandez nous entraîne dans les désirs de personnages fous de musique : un producteur, des compositeurs, une chanteuse, une historienne de la musique baroque. Les univers obsessionnels de chacun se heurtent aux désirs des autres, ou s’allient un temps, dans des rencontres souvent douloureuses plombées par l’impossibilité de saisir le sens du comportement de l’autre.
José est un jeune compositeur qui reçoit commande de Ricardo Nubla, directeur du Conservatoire et producteur. Au fur et à mesure que son travail sur la partition avance, José s’aperçoit que Nubla a étendu ses filets tout autour de lui, de manière à orienter l’œuvre qu’il prépare en direction de ses seuls intérêts. Le sentiment d’être manipulé entre lui-même dans le jeu. José voit toutes ses relations perturbées par ce lien avec Nubla : sa compagne le quitte, son amie chanteuse devient un jouet entre les mains du producteur, son ami musicien ne veut plus le voir.
Ces désirs exacerbés tendent vers une violence tantôt explicite, tantôt sourde, menaçante, oppressante pour le lecteur. Les combats de chiens organisés au profit de Nubla prennent une dimension symbolique centrale. Mais les chiens ne sont pas les seuls à pouvoir y laisser leur vie.
La force d’écriture de Felipe Hernandez est d’arriver à nous faire partager la vie de José dans son monde dominé par les sons. Tout au long du roman l’univers sonore est présent, car les moindres bruits du quotidien sont partie prenante du processus de création musicale, ou du moins participent directement à l’état psychique du compositeur. « Il resta sur le seuil à écouter le rythme des pas d’Irène dans l’escalier, et quand elle eut refermé la porte d’entrée il resta planté là avec le vain espoir de distinguer ses pas parmi tous les pas qui parcouraient les rues de la ville. Et, pour la première fois, il eut l’impression d’entendre le rythme qu’il avait cherché en vain pendant tant de jours ».
Les obsessions de José et de Nubla ne sont pas de même nature. L’un reste du côté de la création, de la vie : « (…) insensiblement les notes qu’il écrivait sur la portée en venaient à s’intégrer dans cette autre portée sinueuse que traçaient les lignes du bois. Et il sentait physiquement le temps de la musique et le temps du bois se fondre en un seul temps organique, viscéral, qui l’entraînait au travers d’images rapides à la texture sonore et de rythmes aussi visibles que les stries de la ronce du noyer… ». L’autre par contre penche nettement vers le morbide.
Le roman prend place dans la liste des œuvres qui nous plongent dans des univers mentaux où le désir et ses mystères se déploient jusqu’à contaminer le monde réel. Nous sommes très proches de « l’espace intérieur » de James Ballard, écrivain anglais majeur qui nous a quitté cette année.
La partition. Felipe Hernandez
Traduit de l’espagnol par Dominique Blanc
Verdier (2008, 384 pages, 17 €)
A Nicole, qui demandait des infos sur Felipe Hernàndez: selon les éditions Verdier: "Felipe Hernández est né à Barcelone en 1960. À vingt ans il abandonne des études de linguistique et devient instituteur. Après avoir publié quelques textes remarqués, il achève deux romans : La Dette qui paraît en 1998 et La Partition en 1999. Il séjourne un an aux États-Unis et, à son retour, en 2000, il fait paraître Éden. Il vit actuellement à Majorque où il partage sa vie entre musique et écriture."
J’ai lu aussi "La Dette", qui est toujours dans cette ambiance oppressante, et où l’on retrouve aussi le thème de la musique et des relations de domination entre deux hommes. Un romancier qui nous fait partager ses obsessions qui nous collent à la peau tout au long du roman, et même après.