Phénomène unique dans l’histoire du prix Goncourt, Romain Gary, après Les Racines du ciel en 1956, a été à nouveau couronné en 1975, sous le nom d’Emile Ajar. Certes cela contrevenait aux règles de l’institution, et on peut évaluer aujourd’hui l’affaire comme un jeu malicieux de Gary avec la critique. On peut penser aussi que c’est Momo qui a dicté à Ajar, Gary ou Roman Kacew (nom d’origine de l’auteur) ce magnifique livre à la lecture tellement jubilatoire.
« La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines ». La première phrase du roman nous lance dans la langue si particulière de Momo, faite des expressions qu’il a entendues de Madame Rosa qui l’a élevé, et du voisinage bigarré qui l’accompagne. Mais cette langue témoigne aussi d’une philosophie de la vie très déterminée, mélange d’empathie pour ses voisins et de volonté farouche de choisir sa vie.
Madame Rosa, ancienne prostituée, élève des enfants que d’autres femmes « qui se défendent avec leur cul » lui ont confiés, pour leur éviter l’Assistance Publique ou la mainmise des « proxynètes ». Momo est un jeune Arabe qui aide Madame Rosa, Juive qui s’approche de la fin de sa vie, à lutter contre les tentatives d’hospitalisation qui lui rappellent trop les rafles et l’enfermement dans les camps qu’elle a connus autrefois. A l’hôpital elle ne pourra pas « avorter » comme elle l’entend : « Tout le monde savait dans le quartier qu’il n’était pas possible de se faire avorter à l’hôpital même quand on était à la torture et qu’ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu’on pouvait planter une aiguille dedans ».
Cette histoire d’amour entre Momo et Madame Rosa se coule dans le réseau d’amitié déployé autour des deux personnages. On y rencontre par exemple Madame Lola : « Madame Lola circulait en voiture toute la nuit au bois de Boulogne et elle disait qu’elle était le seul Sénégalais dans le métier et qu’elle plaisait beaucoup car lorsqu’elle s’ouvrait elle avait à la fois des belles niches et un zob ». Ou Monsieur Charmette : « Ce Monsieur Charmette avait un visage déjà ombragé, surtout autour des yeux qui sont les premiers à se creuser et vivent seuls dans leur arrondissement avec une expression de pourquoi, de quel droit, qu’est-ce qui m’arrive ».
Mais c’est Madame Rosa qui fait l’objet des plus belles observations : « Madame Rosa mélangeait toutes les langues de sa vie, et me parlait polonais qui était sa langue la plus reculée et qui lui revenait car ce qui reste le plus chez les vieux c’est leur jeunesse ».
Andreossi
La vie devant soi, Romain Gary (Emile Ajar)
En 2008, avant le début du feuilleton des Goncourt, maglm avait déjà chroniqué ce chef-d’oeuvre. En complément du billet d’Andreossi, on peut relire celui-là, tout aussi enthousiaste.