La sculpture polychrome en majesté au Musée d’Orsay

Charles Octave Lévy, sculpteur et Théodore Deck, céramiste. Bernard Palissy, 1876, faïence, décor d’émaux polychromes, H. 205 cm, Guebwiller, dépôts de la MSA Mayenne-Orne-Sarthe au Musée Théodore Deck et des Pays du Florival

Qu’il est doux en ce chaud été de retrouver le cocon tranquille des salles d’exposition, de retrouver ce vivifiant frottement du regard aux œuvres d’art, de découvrir ou appréhender d’une façon renouvelée des pans de création un peu enfouis.

Ce moment de ravissement, c’est au Musée d’Orsay qu’on le doit, qui a monté cette exposition inédite autour de la sculpture polychrome au XIX° siècle.

Andrea della Robbia (1435-1525), (attribué à). La Vierge à l’Enfant avec trois chérubins. XVIe siècle. Terre cuite émaillée. H. 118 ; L. 73 ; P. 16 cm. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda / Thierry Le Mage

Il s’agissait alors d’un renouveau : après le Moyen-Age puis la Renaissance (dont on trouve en introduction de très belles évocations, notamment une Vierge à l’Enfant avec trois chérubins de Andra della Robbia), la sculpture en couleurs était tombée en disgrâce. Hormis des œuvres de culture populaire ou religieuse, seule une sculpture immaculée, à l’instar de ce que l’on pensait être la sculpture classique en marbre, en fait totalement blanchie au fil des siècles, n’avait le droit de cité.

Les découvertes archéologiques du XIX° siècle révélant la polychromie de l’architecture et de la sculpture antiques vont bousculer cet idéal de beauté. De même, l’engouement pour le Moyen-Age et la Renaissance va jouer un rôle important dans la 2ème moitié du XIX° siècle : les œuvres de Henry Cros inspirées du XVI° siècle en constituent une des plus séduisantes illustrations (voir par exemple Le Prix du tournoi). On ne passera pas non plus à côté de l’hommage à Bernard Palissy à travers des statues représentant le célèbre artiste de la Renaissance, l’une en biscuit de porcelaine, l’autre monumentale en faïence décorée d’émaux, signées Charles Octave Lévy.

A l’opposé, mais également dans cette veine historicisante, un émouvant Saint-François de Zacharie Astruc déploie une polychromie toute discrète sur bois peint, ivoire, verre et corde.

Georges Lacombe (1868-1916) Marie-Madeleine H. 104 ; L. 42 ; P. 55 cm Brême, Kunsthalle Bremen – Der Kunstverein in Bremen© Kunsthalle Bremen/ARTOTHEK

Autre mouvement majeur du XIX°, le symbolisme s’emparera lui aussi de la couleur, avec des figures comme Carriès (Crapaud et grenouille d’un bleu métallique), Georges Lacombe (très recueillie Marie-Madeleine), Gauguin (Soyez mystérieuses). On n’admire pas moins La Femme au Singe de Camille Alaphilippe.

Paul Gauguin (1848-1903) Soyez mystérieuses 1890Bas-relief en bois de tilleul polychrome H. 73 ; L. 95 ; P. 5 cm Paris, musée d’Orsay © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)

Avec le Second Empire et son attrait pour les arts décoratifs, architectes et céramistes créent et diffusent en abondance des productions en couleur très convaincantes (tels Emile Muller ou Perrusson).

Camille Alaphilippe, sculpteur et Alexandre Bigot, céramiste. Femme au singe, 1908. Grès émaillé et bronze doré, hauteur 184 cm. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Puis Jean d’Aire et Tête de Balzac d’Auguste Rodin.

Enfin, témoignent de la variété des matériaux utilisés par les sculpteurs à cette époque les portraits de Bourdelle en pâte de verre, le grand Jean d’Aire en grès de Rodin, La Vague de Camille Claudel en marbre ou encore la Petite Danseuse de quatorze ans en bronze patiné de Degas.

Ce très joli et souvent surprenant parcours est à découvrir au musée d’Orsay jusqu’au 9 septembre.

Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur – Paris 7° – En couleurs, la sculpture polychrome en France 1850-1910

Entrée 12 euros (TR 9 euros) – Du mardi au dimanche de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45

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Le vitriol de lune, Henri Béraud

Le vitriol de lune est un poison qui aurait été utilisé par les assassins de Louis XV, selon Henri Béraud qui obtint par ce roman historique le Goncourt 1922. Curieusement le livre a été pour ce même prix couplé à un autre roman du même auteur, Le Martyre de l’obèse, alors que la qualité du Vitriol de lune suffit au plaisir du lecteur.

Deux personnages sont liés à des événements dramatiques de la vie du roi Louis XV. Le génois Giambattista, fermement républicain, est un homme de l’ombre qui recrute en particulier Damiens, le fameux auteur de l’attentat au couteau perpétré contre le roi. Le pauvre Damiens est surtout célèbre pour avoir été écartelé sur la place de Grève : Béraud nous donne tous les détails du supplice auquel assiste ravie une foule de parisiens. (En 1944 c’est l’auteur lui-même qui est condamné à mort pour collaboration, mais gracié). Blaise est le neveu de Giambattista, et c’est lui qui est chargé de verser le poison dans le verre du roi pendant que celui-ci a les mains prises dans le corsage de la comtesse du Barry.

Au-delà de l’aspect « intrigue policière », l’auteur est convaincant dans sa manière de mettre une société en place. Et si les individus sont bien campés dans leur rôle, comme le duc de Choiseul, les partis sont décrits avec une habileté d’historien, même si parfois les jugements sont sévères. Le parti des Jésuites, fort puissant à l’époque, est présenté comme un virtuose du complot, à l’image d’un des siens : « Il osait dire qu’il tenait pour bonnes et saintes les instructions secrètes. Il avait le goût des cabales policières et il aurait voulu que la société entretînt des sbires partout, jusque dans les couloirs du Vatican. Il apportait dans l’intrigue ces petits soins de haine où s’attache souvent l’âme cléricale, et c’était l’un des politiques les mieux renseignés d’Europe ».

Certes, il s’agit d’un roman et les historiens s’accordent à penser que Louis XV est mort de la variole et non d’un empoisonnement. Mais l’essentiel est que le récit soit vraisemblable, parce que nous croyons aux vérités des personnages, en particulier les rapports entre Blaise et son oncle Giambattista , et parce que Béraud sait peindre les hommes : « Le vieux Farge s’était assis. Il n’écoutait plus. Ses mains sèches posées sur sa canne à rubans, les yeux mi-clos, il errait dans les champs obscurs de ses souvenirs, il se taisait et se tassait pour mieux vivre avec l’homme qu’il avait été ».

Andreossi

Le vitriol de lune, Henri Béraud

 

 

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De Goupil à Margot, Louis Pergaud

Les histoires de bêtes de Louis Pergaud (prix Goncourt 1910) ne sont pas des fables. Il nous conte la vie des animaux dans leur cadre naturel, confrontés à leurs semblables ou aux humains, dans un monde où règne la sauvagerie, à peu près la même qui a fait perdre la vie à Pergaud à Verdun, en 1915.

Si les animaux restent des animaux dans les caractères mêmes de leur espèce, ils sont spécifiés par un nom propre, comme les humains, et la description de leurs coutumes, de leur habitat, est précise, dans un style qui séduit le lecteur dès les premières lignes du livre : « C’était un soir de printemps, un soir tiède de mars que rien ne distinguait des autres, un soir de pleine lune et de grand vent qui maintenait dans leur prison de gomme, sous la menace d’une gelée possible, les bourgeons hésitants ».

La violence vient parfois des congénères, ainsi pour le lièvre Roussard, émasculé par les jeunes lapins, ou bien par les autres espèces, comme Rana qui se fait avaler par la couleuvre, mais qui en ressort grâce à la buse géante capturant à son tour le serpent. Etonnant est le récit du viol de la taupe Nyctalette : « En un bond il est sur elle ; il la tient ; il lui serre entre ses petites dents la peau du cou moite de sueur, et tandis qu’elle jette aux sombres échos des souterrains des appels désespérés, un sexe barbelé, comme une épée de feu, lui perfore les flancs pour le viol, le viol éternel et sombre que toutes les Nyctalettes subissent quand les sèves montantes ont enfiévré dans leur veines le sang ardent des mâles féroces aux sexes cruels, par qui se perpétue l’œuvre auguste des maternités douloureuses ».

Mais l’homme n’est pas le moindre des ennemis cruels. Le renard Goupil en fait l’expérience qui se voit affublé d’un grelot comme un chien, et se voit ainsi évité de toute la société animale. Aussi la pie Margot, capturée, mise en cage, dont on coupe les ailes, que l’on s’amuse à faire boire du vin, puis de l’alcool jusqu’à ce qu’elle en meure. L’homme apparaît plus bête que méchant dans un rapport à la nature fait de toute puissance, aveugle à ses méfaits : « Au loin, grandissant par degré, énorme, monstrueux, l’humain approche, vingt fois plus haut que Margot, masse horrible, fantastique, dont les pas ébranlent le sol qui s’écrase en mottelettes, et font sur son passage destructeur un large sillon sombre entre les berges rutilantes des diamants évanescents de rosée, scintillant aux doigts fluets des herbes rases du gazon dégarni ».

Andreossi

De Goupil à Margot, Louis Pergaud

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Dingley l’illustre écrivain. Jérôme et Jean Tharaud

Le quatrième Prix Goncourt, en 1906, a été un ouvrage des frères Tharaud. Connus pour avoir toujours écrit à quatre mains plus de cinquante livres, ils sont entrés à l’Académie Française dans les années 40. Celui-ci est un court roman, qui évoque pour nous une guerre lointaine, celle des Boers en Afrique du Sud.

Nous devons sortir du roman pour situer l’action dans l’espace et dans le temps, car les auteurs restent sur ce point assez allusifs, supposant une histoire connue de tous. C’est au tournant des années 1880-1881 que les Anglais tentent d’assurer leur domination sur le Transvaal, alors occupé depuis un siècle par les Boers, fermiers d’origine essentiellement hollandaise. Les auteurs font parfois allusion aussi aux Zoulous, qui eux sont enracinés en Afrique depuis fort longtemps mais qui semblent tenir une place modeste dans le conflit.

L’accent est mis sur la personnalité de l’illustre écrivain Dingley, qui, fort de son autorité d’auteur à succès, part sur le front des combats afin d’écrire un roman à la gloire du soldat anglais engagé à étendre la suprématie de la civilisation anglaise : « nous ne sommes pas des conquérants ; nous sommes les aménageurs de la terre, des entrepreneurs qui construisent des maisons sur des terrains vagues, des télégraphistes, des conducteurs de locomotives, des chercheurs d’or, des éleveurs de moutons ».

Est mise en parallèle la position de son épouse qui représente des valeurs d’humanité. D’abord par le fait qu’elle s’occupe de son enfant malade alors que son mari court les batailles. Et puis surtout par l’influence qu’elle tente d’exercer sur lui pour qu’il intervienne auprès des autorités anglaises afin de sauver la vie du jeune Lucas condamné à mort. Car Lucas vient d’une famille d’Africander loyaliste qui accepte la domination anglaise, mais lui-même a pris le parti des Boers qui se révoltent. Or, Dingley avait été fait prisonnier par les Boers, et Lucas, magnanimement, l’avait libéré.

Dingley ne cède pas devant les pressions et répond à sa femme : « Pourquoi voulez-vous qu’une aventure personnelle et qui n’intéresse que moi intervienne dans les affaires de l’Empire ? ». Lucas est exécuté et l’écrivain, déjà illustre, aura beaucoup de succès avec son roman sur la guerre des Boers.

Malgré sa critique du colonialisme anglais le livre a de la peine à offrir des arguments pour le faire sortir de l’oubli, tant les personnages ne paraissent que comme des portraits types voulant soutenir une thèse.

Andreossi

Dingley l’illustre écrivain, Jérôme et Jean Tharaud

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Ingrid Caven, Jean-Jacques Schuhl

Le Goncourt de l’an 2000 n’a pas inauguré une nouvelle ère de la littérature : on a du mal à s’intéresser à ces personnages publics des années 70, artistes qui ont certes marqué leur temps mais dont les anecdotes qui les font vivre sous nos yeux ne réussissent pas à réaliser des portraits qui les rendent vraiment attachants.

Ingrid Caven est au centre du livre, comédienne et chanteuse allemande, qui a tourné avec des réalisateurs de renom dont Rainer Fassbinder qui a été son époux. Des éléments biographiques sont dispersés dans ce « roman », ce qui permet d’évoquer l’Allemagne nazie, car Ingrid a chanté à l’âge de quatre ans devant des officiers nazis et de terminer par les tours de chants des années 90, lorsqu’elle était suivie par son second mari qui n’est autre que notre romancier Jean-Jacques Schuhl, également auteur de certaines de ses chansons.

Entre temps des épisodes liés à la vie de Fassbinder ont été dévoilés, Yves Saint Laurent l’a couverte d’une robe dont elle n’a plus pu se défaire, et nous découvrons tout un milieu de flambeurs, d’amateurs des drogues les plus diverses, qui gravite autour du couple. On y rencontre même des membres de la Fraction Armée Rouge. Tout cela frise parfois l’ambiance d’un magazine people et ne peut éventuellement passionner que les fans de la chanteuse Caven et du cinéaste Fassbinder.

Très justement l’auteur pose la grave question des virgules : « On ne sait jamais qui coupe qui, il y avait… enfin… je… j’avais mis une virgule, pas un point… Tu as cru que c’était un point, alors tu as parlé, or, c’était une virgule, donc tu m’as coupé. » Au-delà des virgules de conversation, si l’on peut dire, Schuhl s’assure dans le livre de ne point être coupé : le nombre de virgules y est particulièrement impressionnant, certaines pages peuvent en compter jusqu’à une cinquantaine ! D’où un style souvent haché, qui ne donne pas le temps de s’attarder sur les traits de son héroïne.

De temps en temps nous lui reconnaissons tout de même le sens de la formule : « Ce qui fascinait Charles chez les types, c’étaient les mâchoires, le maxillaire inférieur, volontaire, le maxillaire américain, c’était celui du clan Kennedy, les hommes : Joseph, Joe, Jack, Bob, Ted, eux aussi du Massachusetts, peut-être était-ce le maxillaire de l’Etat, la mâchoire du Massachusetts, ça avait quelque chose d’une machine-outil ».

Andreossi

Ingrid Caven, Jean-Jacques Schuhl

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Texaco, Patrick Chamoiseau

Marie Sophie Laborieux est l’héroïne du roman de Patrick Chamoiseau qui a remporté le prix Goncourt en 1992. Elle confie son récit au Marqueur de paroles, et elle a de quoi raconter, car elle commence par les souvenirs laissés par son cher papa Esternome et sa manman Idomédée nés esclaves dans la Martinique, colonie française d’alors, pour terminer sur sa victoire bien à elle : faire reconnaître comme quartier à part entière le bidonville qu’elle a initié près de Fort de France.

Les chapitres du livre reprennent les humbles matériaux qui servent à bâtir : le XIXème siècle est le temps de paille, et le charpentier Esternome choisit de s’installer dans les Mornes, que les Békés (colons) délaissent, dans une société d’une extraordinaire diversité. On y trouve par exemple des affranchis : « Beaucoup de Libres activaient leur cerveau d’une huile maligne. Ils s’érigeaient tenanciers de tripots, maniaient la clarinette, le violon, les cuivres, devenaient docteurs de la carte et du dé. Autour d’eux, de féminines chaleurs offraient la joie foufoune des vieux métiers du monde ».

Marie Sophie naît après l’éruption de la Montagne Pelée, qui rase la ville de Saint Pierre. La famille migre à Fort de France, et c’est le temps du bois caisse. Après bien des aventures souvent tragiques notre héroïne, après la rencontre avec le guérisseur Papa Totone, choisit de vivre au pied des réservoirs de Texaco : la zone est libre mais les autorités mènent une guerre sans merci aux familles qui s’y établissent. C’est le temps du fibrociment qui couvre les cases, démolies par la police et reconstruites sans cesse.

La lutte finit par être appuyée par le maire, Aimé Césaire : « De voir ce petit-nègre, si haut, si puissant, avec tant de savoirs, tant de paroles, nous renvoyait une image enthousiasmante de nous-mêmes ». Le temps béton va pouvoir commencer.

Le roman est riche de thématiques diverses liées à l’histoire de la Martinique. Mais surtout, quelle langue ! Marie-Sophie est séduite par la langue française du maître d’école : « Parler français était une succulence qu’il pratiquait dans une messe de mouvements. Il semblait un berger menant sans cesse un troupeau de vocables ». A notre tour nous profitons à chaque page de ce français imagé, tellement enrichi par les tournures locales. Ainsi lorsqu’ Esternome le charpentier fait la cour à Ninon : « Il lui bredouillait des bêtises qui s’accordaient bien aux éveils de sa chair. Il suffoquait. Elle plus lente, prenait une chair de poule, se noyait dans l’huile fine surgie du pli profond. C’est ça la vie, miaulait mon Esternome, y’a que ça et rien d’autre, vivre les pluies de son sang. Mais la douce, bien qu’à son plaisir, conservait dans sa tête une ramure de soucis que la longue égoïne de l’amoureux vicieux ne parvenait jamais à scier pour de bon. Mais il persévérait ».

Texaco, Patrick Chamoiseau

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Le jardin d’acclimatation. Yves Navarre

C’est avec intérêt qu’on lit ce roman prix Goncourt de 1980, et avec amusement que l’on découvre certaines formules (« peindre des natures vivantes », ou « la place qui respire à plein poumons morts » ou encore lorsque les malentendus sont plutôt des « mal écoutés ») ; mais malgré ces clins d’œil, le climat du livre reste très pesant, car on assiste, pour la plupart des personnages, à l’impossibilité de faire leur deuil de la perte d’un proche.

Et ils sont nombreux et nombreuses à avoir perdu l’être aimé, que ce soit par rupture sentimentale ou par la mort. Le roman découvre la vie d’une fratrie de quatre enfants, de leurs parents et de la sœur du père. Luc a été quitté par son épouse Anne-Marie et n’arrive plus à nouer de relations un tant soit peu suivies : « Anne-Marie couche en travers de ma tête, et prend toute la place. Les années passent. Je n’ai jamais pu me défaire de l’inquiétude du courrier. J’attends toujours d’elle une lettre de retour ». Claire, des années après l’accident qui a coûté la vie à son mari, a gardé les deux oreillers : « un pour Gérard, un pour elle, un oreiller pour poser la tête et l’autre qu’elle serre contre son ventre les nuits durant ».

Sébastien aussi a été largué par sa femme qui a amené avec elle leurs deux enfants, et les tentatives de liaisons, depuis, échouent. La tante Suzy, veuve de son dramaturge de mari, ne pense qu’à faire revivre le théâtre qui a fait le succès du couple, lui comme auteur, elle comme actrice. Tous ces esseulés pour toujours sont aussi en manque de Bertrand, le frère et neveu, ni mort ni vraiment vivant : le père lui a fait subir une opération du cerveau pour en chasser sa passion homosexuelle, qui menaçait sa carrière politique.

Car ces destins tragiques prennent leur origine dans la figure du père. Luc commente une photo : « Un seul ne bouge pas sur la photo de famille. C’est mon père. Il fixe l’objectif. Il me regarde. Il nous regarde. Il est là, comme quelqu’un qui observe une cible pour ne pas la manquer. Il voulait nous réussir ». Aussi les enfants sont passés par le jardin d’acclimatation parisien et son entrée aux miroirs déformants : « Pour nous acclimater, on nous déforme. Dès l’entrée, on nous dit d’en rire (…) Dans ce jardin, il n’y a que des rêves contrariés ».

Le climat du livre est bien lourd, mais l’écriture reste assez alerte pour nous tenir jusqu’au bout.

Andreossi

Le jardin d’acclimatation, Yves Navarre

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Alcina au Théâtre des Champs-Elysées

Est-il une occasion plus merveilleuse de découvrir Alcina, de Haendel, que dans une telle production ? Difficile à imaginer.  Le Théâtre des Champs-Elysées était plein à craquer ce vendredi soir pour cette deuxième représentation (sur quatre seulement), et le dense public n’a pas été déçu.

Pourtant, comme lors de la première, la distribution a dû être un peu « aménagée », le rôle de Morgana, attribué à Julie Fuchs a été partagé entre celle-ci (dont la voix, nous fut-il dit, demandait grâce) mais qui pouvait assurer le rôle sur scène, et Emöke Baràth, « sa » voix dans la fosse. Cet ingénieux dispositif s’est surtout avéré très convaincant. Animée, enjouée, contrastée, bref actrice hors pair, Julie Fuchs incarnait le personnage à la perfection, tandis que, souple et cristallin, montant de l’orchestre comme une grâce, le chant de Emöke Baràth enchantait l’oreille. On se réjouit à l’avance de retrouver la soprano hongroise au mois de mai, cette fois sur la scène, dans une autre pépite, Orfeo ed Euridice de Gluck. Elle sera alors aux côtés de Patricia Petibon et de Philippe Jaroussky dans les rôles titres…

Un Philippe Jaroussky qui, pour en revenir à ce mémorable Alcina, partageait l’affiche avec l’immense star du lyrique Cecilia Bartoli. La belle romaine impressionna par une interprétation tout en subtilité de cette reine cruelle, particulièrement émouvante en amoureuse abandonnée par son amant dans le superbe « Ah, mio cor ! ». L’amant en question, Ruggiero, n’était autre que Philippe Jaroussky soi-même. Sa célèbre voix de contre-alto, d’une virtuosité époustouflante, séduit tant dans les solos que dans les ensembles avec les voix féminines, dont il faut signaler la mezzo Varduhi Abrahamyan dans le rôle de sa promise, Bradamante. Jouant d’abord un rôle d’homme pour dissimuler à Alcina sa véritable identité, elle révèle ensuite à Ruggiero qui elle l’est et le convainc de la suivre et d’abandonner la terrible Alcina. La plasticité et la suavité de sa voix la mettaient parfaitement à sa place au sein d’une distribution si enlevée.

La magnifique partition était entre les mains expertes d’Emmanuelle Haïm qui dirigeait sa formation, le Concert d’Astrée, avec le talent qu’on lui connaît. Fougue et calme semblent les caractéristiques contrastées qui vont le mieux à cette chef d’orchestre du baroque. Jamais de la musique ou des voix l’une l’emportait sur l’autre. C’était comme les pièces d’un puzzle finement ciselées et assemblées au millimètre près.

La mise en scène de Christof Loy créée à Zurich a visiblement séduit la presse au plus haut point. Un point de vue que l’on n’est pas obligé de partager. De ce que certains voient comme la mise en évidence limpide de la dramaturgie du livret (Alcina la magicienne rattrapée par la réalité), d’autres peuvent ne percevoir qu’une sorte de bric-à-brac qui, sans être désagréable, donne une impression un peu brouillonne. Mais franchement, il ne s’agit alors que d’un détail, et encore epsilonesque, quand les rôles sont aussi bien incarnés et les oreilles à ce point comblées.

Alcina

De Georg Friedrich Haendel

Direction, Emmanuelle Haïm, mise en scène, Christof Loy

Théâtre des Champs-Elysées, Paris (tel. 01 49 52 50 50)

Jusqu’au 20 mars 2018

(durée 4 heures)

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La dentellière. Pascal Lainé

Un Goncourt 1974 vite lu car très court, mais qui laisse bien songeur. Car ce portrait de cette jeune femme, Pomme, nous semble à la fois très suggestif (nous avons l’impression de l’avoir rencontrée), et aussi très incomplet car, comme le narrateur le reconnaît à la fin du roman, nous avons le sentiment d’avoir manqué Pomme.

L’intrigue est toute mince : Pomme, jeune fille modeste, rencontre Aimery, un étudiant à l’école des Chartes. Ils vivent ensemble jusqu’au moment où Aimery quitte Pomme. Elle perd tout goût à la vie et est internée en psychiatrie.

La personnalité de Pomme est donnée comme mystère, mais un mystère tellement discret qu’il ne pose pas vraiment question tant qu’il est là à accomplir les petits gestes de la vie quotidienne. Pomme est hors du temps, une image venue d’un passé imprécis : « Cette manière qu’elle avait, par exemple, de pincer entre ses lèvres les épingles à cheveux quand elle refaisait son chignon ! Elle était Lingère, Porteuse d’eau, ou Dentellière. »

L’écrivain reconnaît une certaine impuissance à parler d’elle : « Mais en se saisissant de ce personnage, qu’il comparait à un pollen au hasard du vent, minusculement tragique, l’écrivain n’a su faire que l’abîmer. Il n’y a peut-être pas d’écriture assez fine et déliée pour un être si fragile. C’est dans la transparence même de son ouvrage qu’il fallait faire apparaître la ‘ Dentellière ‘ ; dans les jours entre les fils : elle aurait déposé de son âme, quelque chose d’infiniment simple, au bout de ses doigts ; moins qu’une rosée, une pure transparence ».

Après la séparation, notre futur conservateur de musée a quelque remords et cherche à sortir de sa mauvaise conscience : « Il serait écrivain (un grand écrivain). Pomme et ses objets seraient enfin réduits à sa merci. Il en disposerait à sa convenance. Il ferait de Pomme ce qu’il en avait rêvé : une œuvre d’art. Et puis il laisserait entendre, à la fin de son récit, qu’il avait vraiment rencontré Pomme. Il se complairait à reconnaître qu’il n’avait pas su l’aimer. Il transfigurerait sa honte présente, et son petit remords : sa faiblesse deviendrait œuvre. Ce serait un moment d’intense émotion pour le lecteur ».

Aussi, brusquement, dans le dernier chapitre, l’écriture à la troisième personne passe au « je », et c’est Aimery qui raconte sa dernière entrevue avec Pomme à l’hôpital. Mais pas vraiment d’émotion intense pour le lecteur à ce moment-là. C’est avant qu’on avait aimé la Dentellière.

Andreossi

La dentellière. Pascal Lainé

 

 

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L’art du pastel de Degas à Redon

James Tissot, Berthe, vers 1883. Crayon graphite, pastel. © Petit Palais / Roger-Viollet

C’est un art sur papier, fragile, sensible à la lumière et aux chocs. Les œuvres au pastel ne peuvent pas être exposées en permanence au public et ne doivent pas l’être sous un éclairage trop vif.

Aussi, c’est avec le sentiment de profiter d’un moment rare que l’on parcourt l’exposition organisée jusqu’au 8 avril au Petit Palais, dans une ambiance presque crépusculaire qui incline au recueillement.

Le Petit Palais, riche d’une collection de quelques 200 œuvres au pastel, en présente ici plus de 130. Ce faisant, il nous fait appréhender la diversité stylistique permise par cette technique, mais aussi l’extrême virtuosité qu’elle autorise.

Après l’âge d’or du pastel au XVIII° siècle (dont le portrait de la Princesse Radziwill par Elisabeth Vigée-Lebrun témoigne en début de parcours), les artistes du XIX°, surtout dans sa seconde moitié, se sont emparé de cette simple « boîte à craies », facile à transporter et peu coûteuse, pour s’exprimer dans les veines, aussi modernes fussent-elles, qui étaient les leurs.

Charles-Lucien Léandre, Sur champ d’or, 1897. Pastel. © Petit Palais / Roger-Viollet

On découvre ainsi, à côté de représentations naturalistes, telle La moisson de Léon Augustin Lhermitte, des œuvres impressionnistes (Berthe Morisot, Paul Gauguin, Edgar Degas pour ne citer que les plus connus) mais aussi symbolistes (Odilon Redon, Alphonse Osbert, Charles Léandre…). Toute une section est également dédiée aux portraitistes mondains comme James Tissot et Victor Prouvé.

A travers des artistes aussi différents, l’exposition montre l’extraordinaire pouvoir du pastel, que ce soit dans le fondu des couleurs et des éléments du paysage, la douceur de la lumière, le rendu des volumes, celui des chairs, au velouté incomparable, tout autant que des expressions (insondable regard de la Berthe de James Tissot, étonnante vigueur de L’Auto-portrait de Jean-Baptiste Carpeaux). Quant aux symbolistes, dont un remarquable ensemble d’Odilon Redon est ici réuni, ils semblent avoir trouvé dans le pastel un médium de prédilection : à eux la profondeur des couleurs, notamment violines et orangées, fondues entre elles, quand elles ne viennent pas accentuer les contrastes ombre / lumière, à eux le poudré des chairs d’oniriques créatures, le trait qui suggère plus qu’il n’affirme et ouvre la voie au mystère.

L’art du pastel de Degas à Redon

Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Avenue Winston Churchill – 75008 Paris

Entrée 10 euros (TR 8 euros)

Du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le vendredi jusqu’à 21h
Jusqu’au 8 avril 2018
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