Paris en toutes lettres : le Barthes de Chantal Thomas

Le Barthes de Chantal Thomas, Paris en toutes lettres"C’est curieux de venir dans ce lieu pour écouter autre chose que de la musique…" dit Chantal Thomas avec un petit sourire, en s’installant avec ses livres à une table minuscule.
A 11 h ce samedi, sous le plafond à caissons doré du foyer du théâtre du Châtelet, une poignée de doux furieux écoutaient l’auteur des Cafés de la mémoire venue se livrer à un exercice d’admiration consacré à Roland Barthes.

Lorsqu’on lit ou écoute Chantal Thomas, une intelligence limpide se dégage de chaque phrase, non pas celle d’un savoir désincarné, mais celle d’un être excité par la littérature et par la vie et qui, à la voir, si frêle et si simple, semble irradier autour d’elle avec une force irrésistible.

Ce matin, pendant une petite heure, elle a fait revivre le temps et la géographie de Roland Barthes, en ce qu’elle appelle "une ligne de vie et une ligne d’écriture" qui se sont rejoints avec Fragments d’un discours amoureux puis La Chambre claire, moments ou Barthes est arrivé au point intime entre lui et son écriture, bien loin de sa thèse Système de la mode, où le monde qu’il voulait explorer, féminin, était trop fascinant pour ne pas s’en tenir à distance.

Si la géographie de l’auteur de Mythologies est Paris et le Sud-Ouest, son temps est "celui des années 1970, un temps de l’intelligence, qui n’est donc pas celui d’aujourd’hui…".
Chantal Thomas a suivi le séminaire de la rue de Tournon (donc avant l’époque du Collège de France), où une dizaine d’étudiants se réunissaient autour du célèbre écrivain. Barthes était "dans cette ferveur d’intelligence qui embrasait tout le monde, et en même temps un peu en rupture, dans une douceur qui démarquait son séminaire de ceux de Lacan, de Deleuze, de Foucault". Pendant ses cours, lorsqu’il s’arrêtait pour réfléchir, le silence surgissait parfois, et se dégageaient alors "un sentiment de fragilité, de panique, un sentiment de "au dessus du vide", qui est celui de l’écriture ; et en même temps une grande fraîcheur."

Dans l’intimité de cette pièce mansardée, où s’imposait la voix mate et ouatée du maître, se mêlaient deux ouvertures sur l’aventure : "cet art inconnu de l’écriture" (transmission sur laquelle il gardait un silence complet, se refusant à faire semblant de dire ce qu’il fallait faire, "le degré zéro de la démagogie" résume Chantal Thomas), mais aussi une circulation du désir, entre les élèves, et entre eux et Barthes. A la clarté d’un enseignement socratique "s’enchevêtrait le flirt, ce qui donnait une touche romanesque au séminaire".
Au détour d’une réponse à un spectateur sur la question de la (non-)place de la jouissance chez le sémiologue, Chantal Thomas dit que le contact avec Barthes a été pour elle "un rapport avec une adolescence, une incapacité à vivre une vie d’adulte, une utopie réalisée" : grâce à lui, elle n’a "jamais franchi le pas d’un mode de vie responsable, tourné vers l’organisation, la reproduction". Elle a appris auprès de lui que "le flirt était une valeur sûre ; une valeur démodée, sans utilité, mais si barthésienne… peut-être une façon de le perpétuer aujourd’hui".

Et si l’auteur de Journal de deuil fait partie des rares sémiologues de l’époque lus encore aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’il était passionné par le langage, parce qu’il avait une confiance absolue dans la phrase, dans la syntaxe, le mot juste. Pour qu’un savoir porte, disait-il, il faut qu’il ait le sel des mots. Il n’y a pas eu "d’école Barthes", car il ne voulait transmettre ni corpus ni méthode. Ce qu’il transmettait, se souvient Chantal Thomas, c’était "un goût du savoir qui pénétrait l’intelligence". "Toutes ses lignes sont prises dans la volonté de comprendre, ce qui est un plaisir entier, un plaisir sensuel", ajoute-t-elle.

Sans doute aucun, le goût de ce plaisir-là, Chantal Thomas l’a magnifiquement communiqué à son public ce matin.

A lire : Chantal Thomas, Cafés de la mémoire (Editions du Seuil, 2008, 352 p., 20 €), qui se termine par sa rencontre avec Roland Barthes

Paris en toutes lettres se poursuit jusqu’à lundi, voir le billet du 3 juin 2009.

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Cafés de la mémoire. Chantal Thomas

Chantal Thomas, Cafés de la mémoire au SeuilEntrée tonitruante en plein Carnaval de Nice : chars, Gagantuas de carton-pâte, roitelets à grosse tête, musique, danse et batailles de fleurs.

Halte au Grand Café de Turin place Garibaldi, carafons de muscadet et magnifique plateau de fruits de mer ; conversations savoureuses avec des inconnus.
Au Grand Café de Turin, on est priés de laisser ses peines à l’entrée. Mais Chantal Thomas a à ses pieds un sac plein à craquer d’un bric-à-bracs de souvenirs, bouts de choses qu’elle a pris chez sa mère tout à l’heure, très vite. Sa mère qui vieillit ; et dont elle admet qu’elle commence à perdre la tête.

Fil d’Ariane de l’autobiographie de ses jeunes années, Chantal Thomas va refaire la tournée des cafés qui les ont accueillies, témoins de ses espoirs, de ses rencontres et de ses ivresses.

En commençant par Arcachon, où, enfant, elle n’en fréquenta aucun, mais en rêva beaucoup, l’imagination excitée par les récits qu’en faisait son grand-père adoré.

Au lycée, auprès d’un professeur prénommé Amaury, elle découvre la philosophie, qui lui apparaît alors comme « la volupté de parler », le passage de la « parole-ustensile à la parole-pensée ». La même année, elle dévore Simone de Beauvoir qui « gagnait sa vie en élaborant des idées » et « voulait s’inventer » en offrant à toutes les jeunes femmes la possibilité d’en faire de même. Elle est son premier modèle lorsque, le soir des résultats du bac, elle peut enfin s’installer dans un café.

Il y aura ensuite la faculté de philosophie à Bordeaux, moments cocasses s’il n’étaient un peu tristes où l’enflammé Amaury est remplacé par un vieux professeur qui se prend pour Hegel et où elle est confrontée à l’hermétisme du cours de logique. Si elle ne connaît pas encore l’ivresse de l’envol sur « sur les ailes grandes déployées de l’Intelligence » qu’elle attendait, ce qu’elle découvre alors l’exalte bien plus que tout ce qu’elle avait imaginé : la liberté d’avoir une chambre à soi, de parcourir la ville jusque tard dans la nuit, de fréquenter les cafés.
C’est dans cette indépendance qu’elle se sent plus proche de Simone de Beauvoir que jamais.

A Bordeaux comme ensuite à Paris, ses Cafés de la mémoire apparaissent alors comme les gardiens de ses folles années : eux ont vu les émerveillements et l’insouciance de cette jeune femme dont le programme ne fut autre qu’empoigner la vie comme elle se présentait.

Cafés de la mémoire. Chantal Thomas
Editions du Seuil
Février 2008
352 p., 20 €

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