Les mystères du rectangle. Siri Hustvedt

Les mystères du rectangle, Siri HustvedtLes mystères du rectangle, c’est d’abord le mystère de La Tempête, ce tableau peint par Giorgione en 1505 dont Siri Hustvedt est tombée amoureuse à l’âge de 19 ans lorsqu’une reproduction lui en a été montrée sur les bancs de l’université.
Ce fut son premier "moment de réelle transcendance" face à une oeuvre.
Ainsi a débuté sa quête pour tenter d’éclaircir les motifs de son émotion.
Dénué des références aisément identifiables de la peinture de l’époque, ce tableau a donné lieu à des analyses fort différentes qui ne l’ont guère aidée.
Siri Hustvedt est allée voir La Tempête plusieurs fois à l’Accademia de Venise, longuement, intensément. L’attention entièrement tournée vers la peinture, à l’écoute de ses sensations. Elle s’est aperçue (à l’occasion d’un tour que lui a joué sa mémoire, laquelle avait commencé par l’éliminer) que c’était par le personnage masculin qu’elle "entrait" dans le tableau, se mettant à la place de cet homme qui regarde la femme dénudée en train d’allaiter. (1)
La Tempête lui apparaît alors comme une « illustration du voyeurisme », attirant le spectateur « au-dedans d’une scène qui s’annonce comme un rêve ou une vision intérieure ».
Et demeurent, tenaces, non seulement le sentiment que ce tableau échappe à sa compréhension, mais aussi celui que, précisément, cette part d’ombre y est pour beaucoup dans son amour pour la toile de Giorgione.

Chemin faisant, Siri Hustvedt (Madame Paul Auster à la ville) se livre à une approche éminemment personnelle des oeuvres picturales. Elle n’est pas une professionnelle, mais simplement une passionnée de peinture. Elle se documente, lit les historiens et les critiques d’art, mais ce qui l’intéresse avant tout est le tableau, son mystère, qu’elle entend contempler, éventuellement comprendre, débarrassée de toute référence culturelle. Regarder par elle-même, d’un oeil neuf : « Je crois que les notions de "génie", de "chef d’oeuvre", de "plus grand", de "meilleur" s’interposent entre nous et ce que nous regardons. » Et enfin, être à l’écoute de ce qu’elle ressent, tenant comme Henry James que « En art, la sensation est sens ».

Cette approche la conduit à découvrir dans La dame collier de perles de Vermeer un détail en forme d’oeuf, lequel l’amène à penser que l’oeuvre évoque l’Annonciation ; à déceler des autoportraits non seulement dans Les Caprices de Goya mais également dans Le trois mai.
En partant de Jean-Baptiste-Siméon Chardin, elle projette sur les natures mortes de très beaux éclairages, mais également sur la peinture de Giorgio Morandi, de Joan Mitchell et de Gerhard Richter.

Giorgione, La TempêteServies par une prose claire et un langage simple, bien construites, joliment ramassées à chaque fin de chapitre, ces réflexions constituent une séduisante invitation à appréhender les oeuvres évoquées en adoptant le regard original de Siri Hustvedt.
Mais plus encore, l’audace, la subjectivité revendiquées par l’auteur ne peuvent qu’encourager à aborder la peinture et les oeuvres d’art en général de façon personnelle, en étant dénué ou pas de connaissances et de références, mais en écoutant toujours sa sensibilité, et assumant pleinement que « Nul ne se laisse à l’écart en regardant un tableau ».

Les mystères du rectangle. Siri Hustvedt
Essais sur la peinture traduits de l’américain par Christine Le Boeuf
Actes Sud (2006), 245 p.,

(1) A ce sujet, Siri Hustvedt souligne : « Dans de nombreux tableaux à thème érotique, il est généralement admis, de l’intérieur même du tableau, que le spectateur est un homme. Ce que l’on a moins évoqué, c’est la facilité avec laquelle une femme se glisse dans la peau d’un homme lorsqu’elle regarde un tel tableau. »

Image : La Tempête, Giorgione, 1505, Venise, Galleria dell’Accademia

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