Princesses de science. Colette Yver

Le roman a été écrit avant la guerre de 14-18 et a obtenu le prix Fémina en 1907. Il a l’intérêt de présenter une thématique forte pour l’époque : celle du choix de travailler ou non pour les femmes « bourgeoises » et éduquées. Les femmes ouvrières ne se posaient pas la question, leur salaire était nécessaire à la vie de la famille, mais les protagonistes de Colette Yver vivaient dans une société plutôt hostile à leur entrée dans la vie professionnelle.

L’autrice a l’habileté de poser remarquablement bien les différentes options qui s’offraient à des étudiantes en médecine à la fin de leurs études. Car toute l’action évolue dans le milieu médical. Thérèse est la fille d’un grand patron de la médecine parisienne et se consacre entièrement à un métier qui la passionne. L’intérêt que lui porte un jeune médecin et le penchant qu’elle a pour lui ne la font pas dévier : elle refuse le mariage qui la contraindrait à interrompre sa carrière.

Cette question du choix entre vie professionnelle et vie d’épouse et de mère est présentée selon un éventail de situations bien intégrées dans le roman : une jeune interne Russe accepte tout de suite le mariage et l’enfermement à la maison du fait de sa pauvreté. Une autre, accoucheuse, gagne difficilement sa vie auprès d’une clientèle pauvre, a plusieurs enfants, et une vie familiale finalement malheureuse. Telle autre, connaissant les difficultés à faire accepter par un homme un travail libéral, préfère garder son métier de médecin, refuse le mariage, et devient la maîtresse d’un grand patron, dans la discrétion.

La trajectoire de Thérèse est plus complexe. Son amoureux finit par accepter qu’elle poursuive sa vocation et ils se marient. Un enfant et son décès précipitent l’évolution des sentiments, et tout au long du roman la lutte de Thérèse pour la liberté des femmes de travailler comme les hommes se heurte aux arguments misogynes de l’époque : « A cause de leur lobe frontal moins volumineux, les femmes ne pouvaient rivaliser avec l’homme dans les carrières scientifiques. Ces êtres nerveux, frémissants et vibrants, feraient tort à la science, la compromettraient ». Un autre a une vision plus honnête : « Je ne me vois pas le mari d’une femme médecin. Vous êtes trop forte pour nous, vous nous écrasez de votre sapience ; je serai horriblement humilié d’en savoir moins que ma femme… Et puis j’ai des idées bourgeoises sur le mariage ».

Roman d’une époque, certes, mais qui décrit un milieu qui a laissé des marques pas si lointaines.

Andreossi

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Jayne Mansfield 1967. Simon Liberati

De ce court roman, on retiendra surtout le premier chapitre, qui décrit dans le détail l’accident de voiture qui a coûté la vie à Jayne Mansfield, actrice américaine déchue des années cinquante : « Une rage qu’aucun signe annonciateur ne laissait prévoir avait coincé sous les zones inférieures du châssis, graisseuses, immondes, le métal étranger, plus fin, féminin, colorié de bleu pâle, sans prendre garde aux froissements, aux déchirures, aux dégâts irréversibles que le contact entre les deux matières infligeait à la plus fragile ».

Ensuite il est difficile de se passionner pour un personnage envers lequel l’auteur ne semble pas éprouver beaucoup d’empathie. C’est en 2011 que le roman a obtenu le prix Fémina, et le lecteur d’aujourd’hui doit imaginer, davantage que ce que le récit nous en dit, comment le « système hollywoodien » a pu mettre à mal nombre d’actrices de l’époque. Certes il nous fait le tableau des conséquences  sur le physique de Jayne : « Son corps énorme par rapport au diamètre de son petit visage, immobile comme un serpent, ondulait vers le sol fourré de la Bentley. Elle portait une robe noire, déchirée sur les côtés… ou plutôt ouverte en bouche de tragédie. Par les ouvertures sortaient ses flancs gonflés comme des seins ou des fesses ».

Mais le côté distant de l’écriture ne nous fait pas vraiment dépasser une vague pitié pour une artiste présentée comme sans talent, davantage victime de sa personnalité psychologique que maltraitée par la production cinématographique d’alors : « L’imposteur, la mythomane qu’une mère rigide et exigeante avait démasquée dès son plus jeune âge trouve dans le star-system le remède à sa faille intime ».

Aussi suivons nous les derniers mois de la vie de l’actrice sans grand enthousiasme, comme si nous ne pouvions croire aux sentiments qu’elle a pu éprouver pour ses proches, amants ou enfants, comme s’il n’y avait, derrière cette « artiste de cabaret mal soignée » qu’elle était devenue, aucune vraie personnalité : « Elle comble les vides, elle remplit son rôle (…) pour cacher son absence d’être ».  Encore aurait-il fallu partir de l’hypothèse que vivait un être sous les images, et ce ne semble pas être le parti de Simon Liberati.

Andreossi

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Rosie Carpe, Marie Ndiaye.

Si, enfant, on n’a pas été aimé, comment peut-on aimer ensuite ? Telle semble être la question qui traverse ce sombre roman de Marie Ndiaye, primé du Fémina en 2001. Les personnages sordides ne manquent pas dans cette histoire, qui se déroule en deux temps, d’abord dans la banlieue parisienne puis en Guadeloupe.

Dans une première partie, le roman suit Rosie qui a quitté Brive-La-Gaillarde et une famille sinistre pour travailler dans un hôtel. Elle tombe sous l’emprise du gérant, marié, qui lui fait un enfant et l’utilise pour tourner des films pornographiques. Cet enfant, c’est Titi, petit être mal aimé qui inspire l’image d’une méduse : « Il la suivait des yeux avec confiance et gravité, ne sachant pas sourire bien qu’il eût amplement dépassé l’âge d’apprendre à le faire, se contentant de balloter sa tête pesante en fixant Rosie d’un œil solennel, tragique, dilaté de la foi qu’il avait en elle et en elle seule, et cependant, même à elle, ne sachant pas sourire ».

Rosie devient alcoolique, se fait faire un autre enfant sans conscience, qu’heureusement elle perd, et décide de rejoindre en Guadeloupe son frère et ses parents, qu’elle rêve de retrouver un jour comme une vraie famille. Car son frère Lazare, bon à rien de profession, est allé faire fortune là-bas, entraîné par un ami plus que louche.

En Guadeloupe, c’est à l’Antillais Lagrand que le roman s’attache. Sa personnalité tranche dans ce monde de perturbés. Il passe beaucoup de temps à rendre service : « Il se sentait vif et invulnérable, il avait l’impression, généralement jusqu’à midi, que le moindre de ses actes avait un sens et une justification limpides- alors, se demanda-t-il, pourquoi allait-il les chercher ? (…) Pour quelle raison aller, en plus, chercher ces gens qui ne lui étaient rien et dont il découvrait l’existence ? ».

Il aide Lazare, Rosie, il sauve de la mort Titi, que sa mère, pour la seconde fois, a mis en danger. C’est que lui-même est obsédé par l’abandon de sa mère, internée en hôpital psychiatrique : « Il revit sa mère en jaune pointant deux doigts vers lui en feulant : Pschttt !, persuadée qu’il était mauvais, lui, son fils, et qu’elle devait le craindre au point de quitter sa propre maison, de l’y laisser seul (…) ».

Rosie retrouve, béate, une famille bien plus toxique que celle qu’elle a quittée. Et l’autrice nous entraîne, d’une écriture envoûtante, vers un final en droite ligne du roman, où le cynisme l’emporte haut la main.

Andreossi

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Deborah et les anges dissipés. Paula Jacques.

Deborah, citoyenne américaine, veut assister aux cérémonies de la création de l’État d’Israël, en 1948, mais s’arrête auparavant au Caire. Elle rend visite ainsi aux membres d’une association de bienfaisance juive financée par son père. Sa visite provoque l’affolement de la petite communauté censée utiliser rigoureusement l’argent américain : l’orphelinat pour jeunes filles qui aurait dû être créé n’a jamais existé, les divers membres de l’association ont toujours trouvé mieux à financer, en particulier leurs propres besoins.

Cette intrigue digne du cinéma burlesque a valu le prix Fémina 1991 à son autrice. C’est que le lecteur s’attache à ses personnages hauts en couleurs, au vocabulaire très imagé, mais aussi peut découvrir le cadre historique, au moment où la nouvelle nation naît dans la violence. Certes l’autrice, qui intervient dans le cadre de son récit, ne veut pas s’engager dans la réflexion politique : « Combien de morts faudra-t-il encore à la liberté pour être libre ? Point de calcul et de méditation qui échappe pour l’instant à ma compétence, chacun son métier, le mien est de raconter cette histoire ».

Il n’en reste pas moins que les Juifs du Caire sont victimes d’une grande rafle : « Le commencement de la patrie juive instaurait la fin des juifs en pays arabes ». Avant cela, il a bien fallu que nos associatifs trouvent une solution pour duper Deborah. C’est le policier Klapish qui en a l’idée : transformer le bordel local, occupé par ses « animatrices », en orphelinat pour jeunes filles le temps de la visite de l’américaine. On ne dévoilera pas ici si le stratagème réussit à convaincre, mais on peut assurer qu’on a là l’occasion de situations assez cocasses.

Les dialogues entre les complices sont particulièrement savoureux, et les expressions pittoresques présentes quasiment dans toutes les pages, du type « On a beau prendre les précautions nécessaires, sait-on jamais comment le destin vous fait la figue ? ». Ou : « Il pensait qu’il est des gens qui mangent les dattes et d’autres sur lesquels on lance les noyaux ».  Belardo, qui se fait disputer par sa femme : « Ah, Dorette, Dorette, dit Belardo, Dieu n’a pas créé l’homme et la femme l’un contre l’autre, mais l’un après l’autre ! ». Le portrait d’un banquier : « Il avait le menton si doublé que le mendiant imagina qu’il y serrait son argent ».

Andreossi

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Le grand vizir de la nuit. Catherine Hermary-Vieille

Nous voilà transportés en plein Orient de rêve. Le vieil et miséreux Ahmed nous raconte, dix soirs de suite, sa jeunesse au temps du calife Harun al-Rachid et du vizir Djafar al-Barmaki. C’est qu’il est singulièrement impliqué dans la fabuleuse histoire de ces hauts personnages : il a été l’amant de Djafar et a assisté à la grande passion amoureuse entre Harun et son vizir. Roman historique, les considérations politiques ne sont pas absentes de l’œuvre, car le calife, de la dynastie des Abbassides, arabo-musulmans, hisse jusqu’à la gloire la famille des Barmakides, originaire de Perse, par sa relation à Djafar.

Par petites touches dispersées dans son récit, Ahmed nous fais pressentir que cette histoire se terminera mal. En effet, l’intrigue se fait plus piquante lorsque le calife décide de marier sa sœur Abassa à son favori et amant Djafar. A une condition impérative, que ce mariage ne soit jamais « consommé ». Et si les deux hommes ne se sont jamais privés de relations avec des femmes, ils peuvent espérer aller au bout de leur rêve : « Viens, mon beau Djafar, mon frère, dis-moi un poème pour me faire croire au bonheur, pour me faire t’aimer davantage encore et ne t’afflige pas, les femmes sont sans importance ; fragiles comme ces roses, elles passent, le vent de notre vieillesse les balaiera et nous resterons, toi et moi, seuls pour toujours ».

Mais Djafar et Abassa pourront-ils résister à leur attrait l’un pour l’autre ? Le caractère autoritaire d’Harun se renforce par son rapprochement avec la religion, et le frère de Djafar, Fadl, s’inquiète : « Grande était maintenant la piété d’Harun ; il fustigeait les impurs, les tièdes, ceux qui enfreignaient en quoi que ce soit la loi du Prophète. (…) Fadl al-Barmaki, l’ami des Shiites, l’homme tolérant, lettré, espérait encore que le calife refuserait d’être un tyran, pas lui, son frère de lait ».

L’autrice de ce roman prix Fémina 1981 sait rendre crédible l’ambiance de cet ancien orient, du moins en ce qu’elle fait écho à nos fantasmes occidentaux. Les parfums, la musique, les couleurs, les fontaines des jardins odorants sont omniprésents : « Les desserts arrivaient, pyramides de sucre, d’amandes et de miel, dorés et blonds dans des plats de vermeil, jattes de dattes et de fruits rares, lait caillé, compotes dans des coupes de porcelaine chinoise bleutée ». Les scènes de la vie quotidienne sont imagées : « Les orangers, les citronniers perdirent leurs fleurs, dans les champs les canaux d’irrigation fendaient une herbe verte, abondante que les chèvres voulaient brouter, écartées à grands coups de bâtons par de jeunes bergers rieurs ».

Andreossi

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La maison des Atlantes, Angelo Rinaldi

Pas très sympathique le narrateur de ce roman prix Fémina 1971. Le témoignage de ce bourgeois plein de ressentiment sur l’enfance pauvre qu’il a vécue, plein de mépris pour cette île qui l’a vu naître, qui s’étend sur ses malheurs de mari délaissé par sa femme pour d’autres hommes plus excitants, n’est pas non plus d’une crédibilité souveraine.

Le parti-pris formel est boiteux : cet avocat de la cinquantaine se sent malade et écrit à un fils bien peu consistant dont le prénom n’apparaît que parfois, pour rappeler à qui s’adresse le récit de ses déboires intimes. Il n’est pas écrivain mais tente de l’être à l’aide de phrases souvent pesantes. Ses jugements moraux paraissent très surannés.

La maison des Atlantes est cet hôtel particulier d’une ville de Corse où travaillait sa mère Saveria comme domestique : il se souvient de « la Saveria qui interroge avidement un instituteur crasseux sur mes succès scolaires, et que je fuis parce qu’elle me fait honte ». Honte d’autant plus exacerbée qu’il vivent tous deux au sein même de cette bourgeoisie qui devient le symbole des vices humains, particulièrement sur le plan sexuel.

C’est ainsi qu’il découvre, enfant, la relation secrète entre le maître de maison et le cordonnier bossu. Cela lui vaut tout de même la protection dudit maître qui achète son silence en lui payant ses études. (Ce n’est peut-être pas pour rien aussi que le curé ami de la maison a pour surnom Paulette). Marié avec une digne représentante de la bourgeoisie, il s’aperçoit que son comportement avec d’autres hommes relève de la nymphomanie.

Avec son île natale, le narrateur n’est pas plus tendre : on y parle un patois, il y règne le bakchich et les arrangements avec les hommes politiques, alors que lui-même est d’une « race, grande et bien charpentée, par exception, au pays des bassets noirauds ». Les femmes, quant à elles, « étaient d’une inculture rare et (…) d’une bêtise pépiante à l’italienne ».

Pour lui qui avouait « j’étudiais pour effacer l’odeur de pauvreté », la scène de la distribution des prix de fin d’année du lycée est révélatrice de sa sortie de la condition miséreuse. Il réussit à éviter la présence de sa mère à cette cérémonie et peut apprécier les délices du transfuge de classe : « Celle-ci se déroula avec sa lenteur habituelle, tandis qu’augmentait mon impatience, contrebalancée par l’impression exaltante de n’être que le fils de mes œuvres, sans passé, sans famille, tellement plus libre, à tout prendre, que mes condisciples flanqués de parents, d’oncles et de cousines en grand tralala qui piaillaient ».

Un roman, lu après des années d’exploration de cette thématique devenue classique, qui semble venir d’une époque très lointaine.

Andreossi

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Le promontoire, Henri Thomas.

La nouvelle année est déjà là ! Meilleurs vœux à vous tous ! Que 2024 permette à chacune et à chacun de s’accorder des moments « culture » enrichissants, divertissants, étonnants…. que ce soit à travers la littérature comme maglm.fr vous y invite régulièrement, mais encore le théâtre, le cinéma, la peinture, la photo, la sculpture, la danse… Bref, tout ce qui nous fait voir le monde plus grand et nous rend la vie plus douce !

Et pour bien commencer l’année, un nouveau billet de la série des prix Fémina par Andreossi !

Mag.

Les questions que soulève le narrateur du Promontoire ont un aspect philosophique, puisqu’il s’interroge sur la mort, ou sur la vérité. Mais peut-être que l’essentiel de son propos concerne le mystère de l’écriture, car c’est en vivant une expérience personnelle marquante qu’il trouve matière à devenir enfin romancier.

Car il s’agit bien d’un roman, prix Fémina 1961, que nous lisons. Nous saisissons très bien le processus d’enfermement dans (ou par) ce village corse que vit ce traducteur de métier, venu sur l’île avec femme et enfant, mais laissé rapidement seul. Il abandonne ses habitudes, délaisse son travail, se néglige, boit de trop, comme s’il fallait qu’il change de peau pour comprendre les villageois et leur environnement.

A l’occasion de l’enterrement de l’aubergiste qui l’avait accueilli, c’est l’énigme de la mort d’une jeune femme, Diane, qui ressurgit. Le narrateur est maintenant assez inséré dans le village (et coupé de son monde) pour commencer à écrire : « Je suis quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas (…) seulement mon point de vue a changé tout récemment, depuis que je suis tombé dans cet espèce de trou (…) Il vaudrait mieux que je lâche carrément l’écriture, mais ce n’est plus possible. D’une certaine manière, elle fait partie de mon feu, de la vapeur de mon vin chaud ».

Le mystère de la mort de Diane le confronte à la question de la vérité, et comment rendre compte de cela ? « Votre cervelle en enregistre cent mille fois plus que votre main ne peut en décrire. Je vois cela, je le dis, et ce n’est pour personne, je suis enfermé avec la vérité ». Au bout du compte, et après une tragédie personnelle, il dépasse ce problème : « Ce n’était pas un crime, ce n’était pas un suicide ; c’était la mort qui se produisait avec une telle facilité qu’en y pensant je tourne dans un espace où tout est d’accord, tout est bien mené, terminé, sans importance ».

Le pouvoir du romancier peut s’exercer pleinement : « J’ai conscience de ce qui nous enferme ensemble, et l’autre cercle dans lequel je suis pris c’est ces mots qui n’arrêtent pas de courir pour imiter ce qui n’est pas directement saisissable, l’idée que personne n’a tué Diane, et que si personne ne l’a tuée il n’y a pas eu de mort ».

Poser des questions difficiles n’empêche pas Henri Thomas d’avoir proposé un roman très lisible et attachant.

Andreossi

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Jabadao, Anne de Tourville

Pour qui ne connaît pas les traditions bretonnes, le roman d’Anne de Tourville fait découvrir que le Jabadao est une danse populaire, que l’on pratiquait en particulier à l’occasion des mariages. Une grande partie du récit a valeur ethnographique : nous assistons dans le détail aux rites liés au mariage de Gaud et d’Ener, à une époque peu située, sans doute au XIXème siècle. Le roman surprend par sa forme, prix fémina 1951 on le croirait écrit quasiment un siècle plus tôt. Mais l’écriture est assez poétique pour retenir notre attention.

L’intrigue est soutenue par un conflit de classe sociale, car si le marié, Ener, de la Rivière Froide, est de bonne famille paysanne, la mariée, Gaud, est fille de bûcherons pauvres des Collines Brûlées. Le jour de la cérémonie, la mère d’Ener laisse éclater son dépit de voir son fils si mal marié, et va jusqu’à maudire les jeunes époux. Du coup, Gaud disparaît le soir de la nuit de noces… La société bretonne, qui marie catholicisme et croyances anciennes, offre quelques ressources, en puisant dans un univers proche du fantastique, pour dénouer l’affaire.

La romancière a des images heureuses pour nous raconter son histoire. Ainsi à propos d’un mouton en train de se noyer : « Ce mouton était lourd comme une église, et, à travers ses yeux, on voyait le diable à l’intérieur ». Les portraits sont souvent savoureux : « La plus étrange de ces créatures était une maigre petite femme au chignon tordu, dont le visage plissé montrait une texture aussi parfaitement végétale qu’une racine de salsifis. Elle avait la bouche grande et les dents en éventail et, certes, une grive aurait pu par erreur lui gober ses deux yeux, ronds et noirs comme des baies d’automne ».

On peut aussi trouver au passage une philosophie du temps : « Et la salle tout entière se trouva remplie de désirs. Une minute seulement… Un long siècle de minute qui avait duré autant que la vie du monde et moins de secondes qu’un soupir, car les mots qui mesurent le temps sont fous. Mais cela avait suffi pour détruire la paix. Et la femme du bedeau entendit les cœurs crier de soif. Et ils étaient comme des fleurs rouges sous la plénitude ardente du soleil ». Comme nous pouvons être séduits par les cornes des béliers : « Ces cornes à volutes et à cannelures inouïes se plaquaient des deux côtés de leur crâne fruste, comme des coquilles à rêve chanteuses où stagnait le vide des pâturages sans fin ».

Andreosssi

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La Rose de la Mer. Paul Vialar

Si, au début de son roman, Paul Vialar a voulu dénoncer la violence et la bêtise du jeune mâle, il a bien réussi : « Cela lui repassait devant les yeux : les nuits du Barrio-Chino et le Grec d’Itea qu’il avait étendu raide, d’un coup de poing, et la jonque des Chinois qui s’était retournée (…). Ils étaient tous partis au fil de l’eau, les macaques, ils étaient trop loin (…) : on ne voyait, entre deux vagues, comme des bouchons, que leurs petites gueules jaunes crispées et comiques, et ils avaient coulé lentement, l’un après l’autre ».

Après quatre ans d’engagement dans la marine de guerre, Jérôme part sur la Rose de la Mer, vieux rafiot que son oncle Romain lui dit vouloir mener jusqu’en Roumanie avec ses marchandises. Un équipage est recruté et, le bateau en mer, Romain affranchit son neveu : son projet n’est pas d’arriver à bon port mais de couler au large la Rose de la Mer. Jérôme profitera lui aussi de l’escroquerie à l’assurance. Quant aux marins, peut-être certains pourront-ils être sauvés grâce aux quelques places qu’il restera dans la chaloupe.

Mais surprise, on découvre à bord une passagère clandestine ! Qui plus est, elle est en train d’accoucher et compte rejoindre en Roumanie le père de l’enfant. La mère meurt mais le bébé est bien vivant et adopté par l’équipage. Le but de Romain n’en est pas changé pour autant, et Jérôme se trouve empêtré dans une affaire qui le dépasse, et se rend compte que s’il ne joue pas le jeu de son oncle, il sera accusé au moins de complicité.

Ce roman, prix Fémina 1939, se lit à la manière d’un roman policier, et il ne faut pas en attendre des qualités d’écriture exceptionnelles. On peut en accepter la morale un peu simpliste mais robuste : la violence du mâle est adoucie par la venue de l’enfant, ainsi que le ressent Jérôme à la fin du livre, le bébé dans les bras : « Il se sentait absous de tous ses crimes, de ceux qu’il avait perpétrés et des autres surtout : ceux qu’il eut pu commettre. Une espèce de joie magnifique et toute simple l’entraînait et il allait d’un pas allègre et ferme (…) rien à présent ne l’empêcherait d’être ce qu’il était devenu enfin : un homme, et d’en avoir conscience ».

Andreossi

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Vol de nuit. Antoine de Saint-Exupéry.

Lorsqu’il publie ce court roman en 1931, Saint-Exupéry est surtout un pilote d’avion, parmi ceux qui s’efforcent de bâtir les réseaux de transport de courrier par la voie des airs. Il a écrit auparavant Courrier sud, mais avec le succès de Vol de nuit et le prix Fémina qu’il obtient, il entre véritablement dans la carrière d’écrivain.

Rivière est le directeur des opérations postales en Amérique du Sud. C’est par son témoignage que Saint-Exupéry nous fait connaître les aventures à hauts risques de ces hommes (pilotes, radios, mécaniciens) qui assurent les liaisons entre continents par des vols de nuit qui permettent de gagner du temps sur les transports terrestres. Rivière, pour mener à bien sa tâche de responsable, se montre impitoyable vis-à-vis des éventuelles faiblesses de ses hommes : « Le règlement, pensait Rivière, est semblable aux rites d’une religion qui semblent absurdes mais façonnent les hommes. Il était indifférent à Rivière de paraître juste ou injuste».

La dramatisation du récit intervient lorsque le pilote Fabien est en grande difficulté du fait des intempéries au-dessus de la Patagonie. Il s’égare, les communications ne passent plus et sa réserve de carburant s’épuise. Perdu pour perdu, il monte, au- delà de l’orage, vers les étoiles : « Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés ».

Au sol, Rivière ne sait pas trouver les mots devant l’épouse de Fabien dévastée par l’angoisse, sans nouvelles de son mari. Afin d’accomplir sa tâche de chef, il se place en quelque sorte en dehors de l’humanité : « Je ne sais pas si ce que j’ai fait est bon. Je ne sais pas l’exacte valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas exactement ce que vaut la joie d’un homme. Ni une main qui tremble. Ni la pitié, ni la douceur… ».

Le préfacier de l’époque, André Gide, s’extasie devant les qualités viriles du chef. Heureusement, la littérature permet, lorsqu’elle est bonne, une lecture plurielle : nous lisons ici bien plus les interrogations de Rivière sur les fondements de son humanité que les louanges sans nuances du dévouement, du courage et de la volonté à diriger.

Andreossi

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