Confidence pour confidence. Paule Constant

Les confidences entre Gloria, Babette, Lola et Aurore, révélées par le Goncourt 1998, ont du mal à nous intéresser vraiment. On peut penser qu’il s’agit d’une satire du milieu universitaire américain des années 90, mais tout cela paraît un peu court, n’évite pas la caricature abusive et ne fait que trop rarement sourire.

Gloria Patter est une militante Noire, spécialiste des « feminine studies » : « Gloria n’avait qu’à se pencher pour ramasser à pleine mains les avantages matériels et la bonne conscience que lui apportait son statut de femme et de Noire, de démocrate et d’anticolonialiste. Elle apparaissait et tout était dit ». Babette Cohen est une collègue, mais d’origine française d’Algérie, qui se trouve trop vieille : « Et comme elle exposait ce corps magnifique à travers la chemise transparente qui lui collait aux seins et aux cuisses, Aurore et Gloria ne la trouvaient pas vieille du tout, et même rudement désirable. N’importe quel homme qui aurait sonné à la porte –le facteur, un flic, un pompier et même le pasteur d’en face-, à qui on aurait ouvert à cet instant, se serait jeté sur Babette ».

Lola Dhol est une actrice en mal de tournage qui vient lire des textes au colloque organisé par ses deux amies : « Ces colloques de femmes remplis de femmes qui ne parlent que de femmes, où elle lisait en tant que femme des textes de femmes, c’était son cauchemar. Pas un homme à l’horizon. Plus un homme debout, plus un homme qui ne soit déchiqueté, émasculé, exécuté. » Enfin Aurore Amer est une romancière française, victime de traumatismes durant son enfance et passionnée par les animaux, sans doute proche de Paule Constant : « Une fois peut-être, parce qu’elle était passée très près d’un prix littéraire, elle avait senti ce grand branle-bas des émotions, comme le vent qui se lève sur un navigateur novice qui ne sait pas où il va placer sa voile ».

Ces quatre femmes ont (ou ont eu) des hommes dans leur vie. Ils sont désignés par leur profession (l’Aviateur, le Machiniste, le Fonctionnaire, le Médecin…), sauf leurs assistants ou secrétaires, homosexuels, dont on connaît les prénoms. Derrière ce pamphlet facile apparaît parfois un épisode plus touchant, comme le retour d’Algérie de la jeune Babette. Mais ces scènes sont trop rares dans un roman qui a manqué sa cible.

Andreossi

Confidence pour confidence. Paule Constant

Facebooktwitter

Un grand pas vers le Bon Dieu. Jean Vautrin

Il faut d’abord s’habituer au français du Goncourt 1989 : « En moins que rien il avait grab son vieille carabine et, craignant plus la nuit, se jeta au hasard des fardoches. Tant pis les ramponeaux, les griffures des broussailles sur ses mollets de kildi, il sentait pas son sang ». Sauf à consulter un dictionnaire du langage cajun, le sens de certains mots restera secret, mais quelque connaissance de l’anglais aidera souvent, tant le parler de la Louisiane emprunte à la langue voisine.

La première partie de ce gros roman relève de la performance par cette ténacité de l’auteur à rendre compte de l’histoire d’Edius Raquin à l’aide de ce vocabulaire si expressif : « Le vieux avait un sac-à-pite retourné sur les épaules pour se protéger de la mouillure. Une raide redingote tissée dans une plante fibreuse que nouzaut, icite, dans les campagnes de la Louisiane, appellent ‘baïonnette espagnole’ ».

Les aventures d’Edius, dans cette fin du XIXe siècle, relèvent du western, avec bandits hauts en couleurs, shérifs, assassinats racistes, revolvers. Il devient ami de Farouche Ferraille Crowley, un pilleur de banque, lui-même poursuivi par un tueur, et ne trouve pas mieux que de marier sa fille Azeline de 16 ans (par ailleurs très consentante) à ce bel homme recherché par toutes les polices. Le jour du mariage, le shérif arrive avec ses hommes, dont l’alcool semble être l’arme la mieux partagée, et c’est le carnage.

Nous sommes à la moitié du roman et nous avons lu, et de loin, la meilleure partie, essentiellement grâce au pittoresque des personnages, (comme la Noire Mom’zelle Grand-Doigt ou l’Indien Jody McBrown) et des scènes très enlevées. Mais la suite est bien décevante. Nous avons quitté la campagne pour La Nouvelle Orléans au temps des débuts du jazz et nous suivons la jeunesse du fils issu des amours de Farouche Ferraille Crowley et d’Azeline. Mais, malgré le caractère très documenté sur cette époque importante pour l’histoire de la musique, le roman devient ennuyeux.

Il vaut mieux se souvenir du charme de certains dialogues de la première partie du roman, tel celui qui relate la confession d’Azeline au curé du village : « -Ah, père ! père ! Même si j’vous parais folle, verte et naïve, pardonnez ! J’l’ai aimé en un jour. Et l’lendemain, c’était pire ! (…) –Disez- moi si vous avez « glissé », ma fille dit-il simplement. Aussi combien de fois le serpent a mordu. Et à quelle hauteur, s’il vous plaît ? Azeline égrenait à nouveau son rosaire sans déblater. Les mots nouaient dans sa gorge. Ils étaient mayère trop étouffants pour pouvoir passer son bec doux ».

Andreossi

Un grand pas vers le Bon Dieu. Jean Vautrin

Facebooktwitter

Rue des Boutiques Obscures. Patrick Modiano

Le Goncourt de l’année 1978 est plus intéressant que captivant. L’interrogation de Guy Roland sur son passé ne s’effectue pas sous le registre de l’émotionnel, car il agit plutôt comme si une simple curiosité le motivait dans ses recherches. Cette distance avec une quête qu’on aurait pu imaginer vécue avec davantage de trouble donne sa portée originale au roman.

Guy est amnésique et profite de la perte de son emploi de détective privé pour entreprendre une enquête qui lui est toute personnelle, tenter de retrouver qui il était avant de s’appeler Guy Roland. Au départ les indices sont bien faibles : juste un serveur de bar qui pense l’avoir connu. Ensuite il se reconnaît sur une photo et peut remonter la piste des personnes avec lesquelles il a été photographié.

S’il poursuit sa quête malgré les déconvenues, c’est qu’il n’est pas toujours persuadé qu’une seule identité le satisferait : « Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy , je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi ».

Les souvenirs affleurent peu à peu, parfois suscités par des lieux, parfois par d’anciennes connaissances. Ce n’est ni les uns ni les autres qui sont déterminants, mais plutôt ce qui relève de l’air du temps: « Hier soir, en parcourant ces rues, je savais bien qu’elles étaient les mêmes qu’avant et je ne les reconnaissais pas. Les immeubles n’avaient pas changé, ni la largeur des trottoirs, mais à cette époque la lumière était différente et quelque chose d’autre flottait dans l’air ».

La période de l’Occupation émerge, et avec elle la mémoire d’une fuite devant le nazisme avec des amis et sa compagne. Des pensées de bonheur surgissent : « Ces nuits-là tout paraissait simple et rassurant et nous rêvions à l’avenir. Nous nous fixerions ici, nos enfants iraient à l’école du village, l’été viendrait dans le bruit des cloches des troupeaux qui paissent… Nous mènerions une vie heureuse et sans surprises ».

Mais le dernier indice est une adresse à Rome, rue des Boutiques Obscures. Le lecteur ne saura rien de la suite, la quête d’identité ne connaît pas de fin.

Andreossi

Rue des Boutiques Obscures. Patrick Modiano

Facebooktwitter

Les fruits de l’hiver. Bernard Clavel

Il fait souvent froid dans le Jura de Bernard Clavel : Les Fruits de l’hiver, Goncourt 1968, sont ceux de l’occupation allemande, mais aussi ceux de la vieillesse du couple Dubois. En cinq chapitres plutôt lents, des premières difficultés à « fabriquer », comme on dit au pays, son bois de chauffage, jusqu’au lit de mort du père Dubois, diverses étapes du vieillissement nous sont décrites, dans un style « réaliste » qui ne parvient pas complètement à nous faire ressentir l’intimité du vieillir.

Pour cet ancien boulanger fort éloigné de la chose politique, c’est le travail bien fait, à base d’effort physique, qui était l’essentiel : « une vie sans ouvrage était dépourvue de sens ». Même sous la domination nazie, la vie aurait pu être tranquille si un autre froid n’avait perturbé la vie du couple : le père Dubois a deux fils, mais Paul, l’aîné, est issu d’un premier mariage et est peu apprécié, ni de sa seconde épouse ni de leur fils commun Julien.

Il est vrai que tout oppose les deux garçons, le premier est commerçant et fréquente la Milice, le deuxième est artiste et penche du côté de la Résistance : « Ces enfants-là, c’était un mal plus grand que la fatigue et la misère. Plus grand que les privations. Et ce mal était entre sa femme et lui, vivant comme ce feu d’éclapes qu’ils alimentaient sans cesse ».

Peu de lumière dans ce froid de l’hiver, si ce n’est la visite de la fiancée de Julien, une résistante communiste au regard doux. Même la libération de la ville n’apaise pas les soucis du père Dubois, car Paul, qui a trafiqué avec les Allemands, est un temps inquiété. Et puis sa « pauvre vieille » (il nous faut aujourd’hui oublier les âges de chacun, 71 ans pour lui, 57 pour elle !) meurt.

Cet homme têtu, avare en paroles, enfermé dans une vision très traditionnelle du couple, devient dépendant des bonnes et surtout mauvaises volontés de son aîné. Il entame son chemin solitaire, ponctué de moments où il retrouve quelque force ancienne (lorsqu’il refend son bois), et, plus souvent encore, se découvre de nouvelles faiblesses. Il fréquente de plus en plus le cimetière : « Je vais m’en retourner par l’autre allée, comme ça, je verrai un peu plus de monde. A présent, j’ai plus de connaissance ici que par la ville ».

Andreossi

Les fruits de l’hiver, Bernard Clavel

Facebooktwitter

Le dernier des Justes. André Schwarz-Bart

La lecture du Goncourt 1959 serait encore plus éprouvante si le style n’était pas autant teinté d’ironie. L’histoire d’Ernie Lévy, qui commence au XIIème siècle avec ses ancêtres, et se termine dans une chambre à gaz, qui fait le tour des humiliations et persécutions de cette famille Juive, sait allier l’empathie à une douce moquerie, particulièrement vis-à-vis de la religion : « Tuh tuh tuh, répéta Mardochée. Or il existe une multitude si infinie de tons, airs, chants, mélopées, mimiques, expressions, accents, avec lesquels l’idiotisme tuh tuh tuh peut être prononcé, que les talmudistes n’en ont pas distingué moins de trois cents variétés, sujettes ou non à discussion ».

La tradition familiale des Lévy est lourde : depuis de fort lointaines générations certains d’entre eux sont considérés comme des Lamed-waf, des Justes qui « sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle ». Ernie, peut-être malgré lui, se glisse dans cette tradition, ajoutant un Lévy martyr de plus à sa lignée. Son grand père Mardochée n’y est pas pour rien, gardien qu’il est de la légende familiale.

Pour Ernie les persécutions commencent dès l’école, alors que le fascisme nazi monte dans une Allemagne pas toujours consciente de ce qui est en train de se passer. Ainsi, le professeur Kremer, qui tente de défendre les enfants juifs : « Le fascisme, estima-t-il au début, c’est la taverne dans les rues et au gouvernement. Bientôt tous seront renvoyés à leurs brasseries ou prisons ». Mais la machine infernale est en route et Ernie, qui ne peut choisir entre l’acceptation des souffrances sur cette terre et une improbable révolte, devient ce jeune homme perdu que l’on surnomme l’Idiot ou Gribouille, lorsqu’il frappe à la porte du camp de Drancy pour retrouver celle qu’il aime.

La grandeur du roman tient à la dimension tragique attachée à chacun des personnages, mais aussi au ton très juste adopté par le romancier pour nous faire partager ce climat de terreur antisémite, dont les racines remontent bien loin. Il sait aussi nous décrire les lieux, comme la ville d’Allemagne où la famille d’origine polonaise a émigré : « Simplement posée sur la plaine, elle était prise en fourche par une rivière qui se divisait juste à l’entrée de la ville. Le bras principal alimentait des fabriques de chaussures disposées tout au long, ainsi que des ateliers de teinture industrielle où se fanaient surtout des femmes ; trop mince et fragile, le petit bras filait délicatement à travers la campagne. La Schlosse –c’était son nom- ne servait qu’à la pêche et aux plaisirs d’été ».

Andreossi

Le dernier des Justes. André Schwarz-Bart

Facebooktwitter

Les forêts de la nuit. Jean-Louis Curtis

Le prix Goncourt 1947, qui décrit la vie d’une petite ville du sud- ouest de la France sous l’occupation nazie, n’est pas très convaincant. Sous une écriture sans relief, nous sommes tentés de suivre la trajectoire des personnages, mais nous les perdons trop facilement en route ; leur cohérence ne paraît pas non plus toujours évidente, même si on accepte l’idée qu’une période de grande crise bouleverse la vie des gens.

Curtis nous offre la palette des réactions que l’on peut attendre de la diversité des habitants de Saint Clar, dans les Pyrénées , de l’adolescent qui s’engage dans l’aide à la résistance, à la collaboration tranquille avec les Allemands, en passant par le grand bourgeois qui ne se prononce pas, à l’aristocrate déclassé qui réoriente son opinion. Curieusement, c’est du côté des gens modestes que les comportements ne sont guère valorisants : l’une couche avec un officier allemand, son fils participe aux tortures avec la Milice, une bonne dénonce un partisan.

Si la période du roman débute fin 1942, pour une mise en situation assez longuette, c’est le moment de la Libération qui révèle véritablement la nature des protagonistes. Et l’auteur n’est guère tendre avec ses personnages, dont il s’applique à décrire bien davantage les petitesses que la grandeur : « Je ne vous dis pas que les Clarois aiment les Allemands. Je vous dis qu’ils les acceptent, par calcul, intérêt, ou simple veulerie. Et au fond ils se rendent compte, plus ou moins obscurément, que tout ce qu’on leur avait chanté au sujet du Boche, c’était de la blague ».

Le temps de l’Occupation met au jour le caractère fondamentalement détestable des attitudes humaines, ainsi le jour de la libération : « Le ridicule et la sottise s’étalaient un peu partout avec trop de complaisance… Par exemple, ce gras commerçant si bavard et si ouvertement patriote, qui arborait des cocardes sur une bedaine engraissée par quatre ans d’occupation (…) C’était d’une tristesse funèbre, décourageante, c’était un noir nuage nauséeux dans le ciel de ce jour (…) Les forêts de la nuit étaient encore trop proches, leur ombre tenace s’étendait encore sous le soleil de la liberté ».

Ce pessimisme s’étend aussi sur l’avenir, tellement il n’y a rien à attendre de conséquent de ce peuple de Saint Clar : « La colère de ce peuple impuissant s’était résolue en cris inutiles contre de faux coupables et des boucs émissaires (…) Il n’y aurait que le retour des anciennes pantalonnades municipales ou électorales, la continuation d’un statu quo d’injustice et de médiocrité ».

Andreossi

Facebooktwitter

Faux passeports. Charles Plisnier

Premier écrivain Belge à obtenir le Goncourt en 1937, Charles Plisnier se lit aujourd’hui avec intérêt : même si on est peu sensible aux problèmes du militantisme communiste des années 1920-30, les cinq portraits qu’il nous présente sont impressionnants. Ils nous montrent comment l’engagement idéologique peut conduire au fanatisme autodestructeur.

Dans les trois premières histoires ce sont des femmes qui sont mises au premier plan. Pilar, grande bourgeoise andalouse, prend le parti des opprimés (et il en était dans l’Andalousie de l’époque !) et devient la compagne d’un militant anarcho-syndicaliste. Lorsqu’il est recherché après un attentat elle l’accompagne dans ses pérégrinations militantes, mais peu à peu ne suit plus son compagnon radical : « Je ne crois pas, disait-il, en ceux qui ont une maison, un lit, une famille, des amis ».

Ditka, militante Serbe, « sorte de sainte sans espoir », connaît les prisons, les tortures et les mutilations (image terrible). L’auteur continue à traquer la part de sentiment chez ces épris de libération des peuples avec l’exemple de Carlotta, envoyée par Moscou pour juger les traîtres : qu’elle soit amoureuse de l’un deux ne changera rien, il sera exécuté. Mais qu’en est-il du courage dans cette guerre, souvent de l’ombre ? Deux hommes sont opposés : Saurat, grande gueule qui ne recule devant aucune mission dangereuse, et Cordevise, plus effacé. Pourtant le second sauvera le premier : il y a quelque chose qui est plus humain en lui.

Le dernier portrait est celui de Iégor, cadre russe du Parti, qui exclut sans pitié ceux qui ne restent pas sur la ligne exacte (Plisnier lui-même a connu une telle mésaventure en 1928). Le narrateur, militant chassé, essaie de comprendre ce personnage, stalinien pur jus : « Etre un véritable bolchevik, cela signifie-t-il faire bon marché du juste et de l’injuste, de la dignité de l’homme, de l’honneur d’une âme ? Iégor rit franchement. –Ce qui m’étonne, dit-il, c’est que pendant dix ans, tout habitué de ces billevesées bourgeoises, vous vous soyez conduit à peu près comme si vous aviez été un vrai bolchevik ».

Ce Iégor reste fidèle jusqu’au bout : il ne sauve pas le frère de sa compagne de l’exécution, et lui-même s’accuse des pires trahisons aux procès de Moscou de 1936. Sa compagne témoigne : « Iégorouchka ne sait pas ce que signifient la vie et la mort. Le sait-il vraiment ? Le croyez-vous ? Il ne le sait pas, je vous le jure. C’est un petit enfant. C’est un petit enfant ».

Andreossi

Faux passeports. Charles Plisnier

Facebooktwitter

Un homme se penche sur son passé. Maurice Constantin-Weyer

Un bon roman d’aventures que ce prix Goncourt 1928. Nous voici entraînés d’abord dans la Prairie des Etats-Unis puis au cœur du Canada pour suivre le narrateur, Monge, dans ses essais de vie plus sédentaire après un temps de coureur des bois, mais aussi dans ses mésaventures sentimentales. C’est l’occasion, pour cet homme qui fait le bilan de sa vie, d’offrir des réflexions plus générales : « Dès que nous échappons à l’artificielle construction de la Civilisation, nous nous heurtons à un monde qui ne vit que par le meurtre et l’amour, sans qu’on puisse dire lequel des deux est le plus fatal ».

Venu vendre des chevaux sauvages au Canada, le Français Monge s’arrête dans la ferme des O’Molloy et est retenu par le rire d’Hannah, laquelle flirte avec Archer. Notre héros part chasser dans le Nord avec Paul, le fiancé de l’autre fille O’ Molloy, Magd. Paul meurt dans la neige canadienne. Monge, pour échapper à la pression des loups, enveloppe le corps de son ami dans un cercueil de glace ! De retour à la ferme il trouve Magd fiancée à un autre, et Hannah prête à l’épouser.

Le couple s’installe, a une petite fille, mais Monge perçoit des divergences entre les désirs de sa femme et les siens. Et Archer, l’ancien rival, revient au village. Tentative de meurtre, poursuite et fin tragique se succèdent, mais l’atmosphère du récit reste mélancolique, on n’oublie pas le titre du roman. Cet aventurier est malgré tout amateur de livres, et Shakespeare, Shelley, Milton, Dickens l’accompagnent dans son équipée.

Comme dans les grands romans du Nord canadien, la nature est très concrète, mais toujours évaluée à l’aune d’une pensée darwiniste : « Voici cette charmante petite mésange, qui chante si gentiment que ce serait pitié de la tuer. Elle plonge de sa branche d’arbre, décrit un arc de parabole qui l’amène au ras de la terre, traverse la toile de l’araignée, remonte d’un autre arc de parabole, l’araignée dans son petit ventre satisfait… Et jusqu’aux plantes, et jusqu’aux plantes ! …Les arbres s’étouffent, s’écrasent et se jugulent mutuellement. La Forêt est pleine de guet-apens végétaux, de crimes botaniques ! »

Le narrateur trouve dans la Nature matière à tirer enseignement dans les épreuves qu’il traverse : « Cette grande leçon que m’avait donnée la vie sauvage, je veux dire cette constatation, de tous les instants, que la vie est naturellement un sublime et tragique mélange de volupté et de douleur, -dites, si vous voulez, d’amour et de mort !- j’en retrouvais ici une application singulière ».

Andreossi

Un homme se penche sur son passé. Maurice Constantin-Weyer

Facebooktwitter

Gaspard. René Benjamin

Un an après le début de la Grande Guerre le prix Goncourt 1915 est donné à Gaspard, roman qui narre l’entrée en guerre d’un vendeur d’escargots parisien, hâbleur, vantard, qui sait amuser les compagnons d’infortune et faire tourner en bourrique les officiers. Le ton du livre tranche avec les quatre romans couronnés par les Goncourts suivants, tous consacrés à 14-18.

Si le portrait caricatural de ce Gaspard, fier d’être de Paname face à ces lourdauds de province qu’il doit côtoyer dans son régiment est agaçant, d’autres traits le rendent plus sympathique. Lui qui « à l’école, n’avait su qu’essuyer le tableau noir », s’attache les amitiés d’hommes plus instruits que lui, et il apprend à élargir ses conceptions : « Est-ce pas, mam’selle, v’s êtes de Paris ? Non, elle était de l’Anjou ; elle avait été élevée dans cette sage et maligne province, et elle le disait, les yeux si clairs, avec un rire si franc, que Gaspard, pour la première fois de sa vie, se demanda s’il y avait en France quelque chose de mieux que sa grande ville».

L’humour rugueux de l’ouvrage n’empêche pas les solides convictions sur l’ennemi. Même les chevaux allemands portent les stigmates repoussants : « Les fantassins écarquillaient les yeux, bouche bée. Il se fit un silence. Puis Gaspard lança : -Ah les sales gueules qu’ils ont ! Comme c’était vrai ! Pas seulement par la faute des harnais et des selles. Non ; ils ne regardaient pas ; ils avaient l’air servile ; ils n’entendaient rien au français : des Teutons ; des chevaux boches, -haïssables ».

Notre héros est blessé dans les premières semaines (comme René Benjamin l’a été lui-même), connaît des mois d’hôpital, puis retourne au front, et est confronté à la mort des amis. Les champs de bataille ne font pas rire : « Ce champ retourné, meurtri par des épaules et des genoux en détresse, c’était l’image vivante et poignante de deux cents hommes devenus cadavres, qui, les premiers, s’étaient acharnés à défendre, motte par motte, la terre française. Mais il ne restait plus que le moule de leurs efforts, le dessin effrayant de leur expression dernière ; eux, ils avaient disparu, enfouis dans leur dernier sillon, boursouflant la terre fraîche de leurs deux cents corps tassés, pour encombrer le moins possible les vivants ».

L’écriture s’applique à rendre compte de l’argot parisien de l’époque, mis en valeur grâce à la hâblerie de Gaspard. On sait ainsi l’origine du fameux « poilu » : on dirait aujourd’hui un « type », un « mec ».

Andreossi

Gaspard. René Benjamin

Facebooktwitter

Alabama Song. Gilles Leroy

Zelda Fitzgerald est l’héroïne du roman de Gilles Leroy couronné par le prix Goncourt 2007. C’est elle-même qui nous raconte sa vie, d’abord de jeune fille de bonne famille de l’Alabama, puis d’épouse du célèbre écrivain Scott Fitzgerald. Une vie que l’auteur a choisi avec justesse de présenter sous le thème de la difficulté pour une femme de l’époque de parvenir à exister pour elle-même.

Ce n’est pas du côté de ses parents qu’elle trouve la plus grande affection mais plutôt du côté de sa nourrice noire Auntie. Plutôt indisciplinée, parfois effrontée, elle en veut à son père : « Le jour où je couperai mes cheveux à l’égal des hommes, comme je me le suis promis et même si cela vous déplaît, ce jour-là où tomberont en morte enfance les boucles blondes qui me contraignaient de faire la greluche sudiste, ce jour-là je ne jouirai vraiment qu’à l’idée de la tête de mon père, ce spectacle de lui, mâchoire décrochée, teint fantôme, et ses râles, ses jérémiades, ses insultes régurgitées, mâchonnées puis ravalées ».

Elle rencontre Scott lorsqu’il a 21 ans « et danse à merveille toutes les danses à la mode ». Sitôt mariés ils mènent dans les années 1920 une vie de « flambeurs », dans laquelle l’alcool a une part de plus en plus grande : « On était si semblables, lui et moi, on l’était dès la naissance, deux danseuses mondaines, deux gosses de vieux, deux enfants gâtées, intenables et, lui comme moi, médiocres à l’école, un duo de brillants « Peut mieux faire », deux créatures insatiables et condamnées à être déçues ».

A l’occasion d’un séjour en France, elle rencontre un bel aviateur avec qui elle vit une histoire d’amour intense. Scott la punit en l’arrachant à son bonheur, comme il la brime dans son désir d’écrire, en lui volant des extraits de son journal, en oubliant son nom aux histoires qu’ils écrivent en commun, en faisant pression pour qu’elle ne publie pas son premier roman. Et elle passe une grande partie de sa vie en hôpital psychiatrique, où elle meurt dans un incendie en 1948.

Le romancier se découvre dans les dernières pages : « Mes mains tremblent un peu. Il y a des morts devant lesquelles l’esprit bute, auxquelles il se refuse, et l’agonie par les flammes est de toutes la pire à mes yeux ». S’il profite de la liberté du romancier pour se mettre dans l’esprit de Zelda, il parvient à faire passer ses sentiments pour elle, grâce à une écriture évocatrice, habile à traduire la densité des corps.

Andreossi

Alabama Song, Gilles Leroy

Facebooktwitter