Ce récit autobiographique a au début le goût un peu amer du bonheur gâché : Emmanuel Carrère passe avec sa compagne et leurs enfants respectifs des vacances dans un hôtel luxueux au Sri Lanka.
Mais son couple est gagné par la lassitude et Emmanuel Carrère se sent impuissant face à ce nouveau naufrage amoureux annoncé. L’histoire se répète, celle d’une incapacité à aimer vraiment, et soi-même, et une femme.
Et puis, très vite, surgit le tsunami de décembre 2004. Il emporte Juliette, la petite fille d’un couple de français connu sur place, mais il épargne Emmanuel Carrère et les siens.
Pourtant, ce raz-de-marée va porter l’auteur – et avant tout l’homme – sur d’autres rivages, là où s’allongent d’autres vies, elles frappées de plein fouet par les tragédies de l’existence. La disparition de cet enfant sera suivie, au retour en France, de la maladie de sa jeune belle-soeur, elle aussi prénommée Juliette. Il y a donc à nouveau la mort, là, toujours prête à venir faucher, même les vies les plus tendres. Et il y a les survivants, ceux qui ont aimé, qui se trouvent brutalement endeuillés et qui malgré tout, pour eux-mêmes et parfois plus encore pour ceux qui restent, continuent à vivre, à avancer, dans la douleur mais calmement, dignement, respectueux de l’amour et de la vie.
Le tsunami d’Emmanuel Carrère, ce sont ces vies-là, qui ne sont pas siennes, mais vers lesquelles il est projeté, au sens littéral, et qui le décentrent de lui-même.
Alors soudain, sa voix à lui se fait basse ; c’est à celle des autres qu’il prête sa plume. Il regarde et écoute les parents privés à jamais de leur fillette, parle longuement avec Etienne, un collègue juge ami de Juliette, fait parler Patrice, son mari et père de leurs trois jeunes enfants.
Ces vies-là, il les raconte précisément, sobrement, presque comme un enquêteur, avec l’envie, voire le besoin de connaître profondément ces hommes et ces femmes, pour comprendre comment elles conduisent leur vie, malgré tout, mais aussi pour s’en faire le témoin et le passeur.
Emmanuel Carrère, après avoir brossé, dans Un roman russe, un auto-portrait sans appel, s’avère un remarquable portraitiste des autres. Mais, à travers les personnes qu’il décrit, il fait aussi preuve d’une redoutable efficacité dans la description sociale. Toute la sensibilité et la finesse d’écriture qu’on lui connaît se déploie ici sur le terrain de la justice et des inégalités politiques et économiques avec un souffle nouveau et bouleversant.
En s’ouvrant aux autres, il s’est ouvert au monde et, en apprenant à aimer l’altérité comme elle est, a fini par se rencontrer lui-même. Il lui aura fallu, lui le gâté malheureux qui se croyait exceptionnel, connaître des gens moins chéris des cieux mais amoureux de la vie pour, sur ces plages étrangères, apprendre à faire confiance, à aimer, à se faire aimer, trouver des réponses à sa quête de soi et savoir où ses pieds sont posés et, enfin, les y sentir plutôt bien installés.
D’autres vies que la mienne
Emmanuel Carrère
Editions P.O.L
Mars 2009, 320 pages (19,5 €)