Deux formes d’écriture pour nous conter l’histoire d’une défaite.
Julien Gracq n’a jamais publié ces manuscrits qui ont attendu sa disparition pour être proposés à la lecture. Peut-être les a-t-il jugés trop proches de lui, car ils mettent en scène le lieutenant Louis Poirier, qui a préféré construire une œuvre sous le nom de Gracq, caractérisée par un imaginaire qui privilégie le fantasmatique des situations plutôt que la référence au réel.
Ici la guerre de 1940 est décrite d’abord par le lieutenant Poirier, au jour le jour, du 10 mai au 2 juin. Le climat de défaitisme y est très précisément décrit. La section que dirige le lieutenant est totalement dépassée par les évènements. Des ordres contradictoires ou pas d’ordre du tout de la part du commandement, des ennemis dont on sent la présence mais souvent invisibles, qui semblent véritablement se promener dans la campagne plutôt que faire la guerre. Lorsque les deux armées s’affrontent, c’est pour s’apercevoir de l’évidente supériorité de l’armée allemande : « J’ai beau faire, je sens en moi-même combien en quelques minutes, sans contact direct, l’ennemi a établi un ascendant brutal sur nous –combien dès ce moment nous nous sentons surclassés (…) il ne nous en faut pas plus pour savoir, au plus intime de nous-mêmes, qu’il suffit d’une pichenette de notre part pour déclencher instantanément chez l’homme d’en face un violent coup de poing ».
Dès la défaite, Poirier interprète les évènements à la manière de Gracq, plus attiré par les logiques cachées et les motivations secrètes que par les rationalisations savantes : « Mais c’était peut-être trop laisser de côté la part obscure du combat : le duel des volontés –et pour l’âme docile au choc si autoritaire des détonations contre le tympan il s’établissait comme en langage chiffré, comme en morse, un dialogue mystique : d’un côté l’âme sage, timide et économe, et de l’autre une volonté sauvage, farouche, d’étouffer, d’écraser, de courber sous son joug l’adversaire, d’avoir à tout prix le dernier mot ».
Aussi ces Souvenirs de guerre en disent tellement sur cette période (qui avait encore en mémoire l’affreuse boucherie de 14-18), que le Récit de Julien Gracq, à la troisième personne, cette fois plus « travaillé », littérairement parlant, ne semble pas apporter grand-chose de plus. Ou alors il ne faut pas lire les deux formes à la suite, ou lire d’abord la seconde. On trouve les phrases trop longues, un abus des deux points. Dans les trente dernières pages, le ton devient plus juste. Il fallait en somme choisir, ou raconter cette guerre ou évoquer le lourd sentiment de défaite par un récit moins situé, plus onirique. Poirier avait choisi Gracq, qui n’avait pas publié.
Manuscrits de guerre
Julien Gracq
José Corti, avril 2011 (19 €)