C’est dans la tête de Sigismond Pons que se passe presque toute l’action de ce roman prix Goncourt 1967. Sigismond déambule dans le quartier « des putes » de Barcelone, durant quarante huit heures, a une relation avec l’une d’entre elles, entre dans les bars, restaurants, lieux de prostitution, qu’il nous décrit avec beaucoup de détails.
Ces deux jours, il reste dans sa « bulle », en marge, refusant d’en savoir plus sur le malheur dont il a eu l’information partielle dans une lettre reçue en poste restante, lettre qui reste fermée sur la table de chevet de son hôtel. Son épouse très aimée, au prénom aussi improbable que le sien, Sergine, s’est très certainement suicidée.
La déambulation a un caractère érotique évident : les filles sont regardées dans ce sens, les hommes que croise Sigismond ont le même intérêt, ses pensées le dirigent vers le souvenir de son père (Gédéon !) qu’il dépeint comme attiré par les jeunes garçons. Mais son amour l’accompagne dans ses rêves, et sa seule sortie du quartier chaud est pour une visite au musée (qui l’ennuie) parce que Sergine lui aurait fait visiter ce musée si elle avait été là.
Le style de cet auteur classé comme surréaliste est tout à fait particulier. Ses phrases incitent à une lecture attentive du fait de leur construction inhabituelle, en particulier par le procédé de l’inversion : « Sur un fût cannelé, à hauteur de poitrine d’une personne ordinaire, un carré de marbre poli, c’est dans le jardin du mas un cadran solaire que Féline eut en durable affection, si elle y conduisait Sigismond petit aussi habituellement qu’Elie hier encore ».
L’état psychologique de ce rêveur ne l’empêche pas de se situer précisément dans la Catalogne des années soixante du vingtième siècle. Ainsi le dictateur Franco est nommé « l’enflé », ou le « fürhoncle » ; les militaires croisés sont décrits rudement : « Le ceinturon sur un gros bide, l’étui du pistolet près du cul, voilà les marques distinctes des messieurs de Castille parmi les Catalans soumis ». Cette visite dans Barcelone est une plongée dans le populaire, où Sigismond préfère les repas bon marché à la restauration gastronomique. Et son vocabulaire est adapté à la situation : « putes », « pédés », « nègres ».
Au bout de deux jours il lui faut ouvrir cette lettre qui l’attend : il a l’explication du suicide de son épouse, il quitte sa bulle et prend la décision, pas vraiment inattendue, qui justifie cette rêverie sur lui-même.
Andreossi
La marge, André Pieyre de Mandiargues