Marie Sophie Laborieux est l’héroïne du roman de Patrick Chamoiseau qui a remporté le prix Goncourt en 1992. Elle confie son récit au Marqueur de paroles, et elle a de quoi raconter, car elle commence par les souvenirs laissés par son cher papa Esternome et sa manman Idomédée nés esclaves dans la Martinique, colonie française d’alors, pour terminer sur sa victoire bien à elle : faire reconnaître comme quartier à part entière le bidonville qu’elle a initié près de Fort de France.
Les chapitres du livre reprennent les humbles matériaux qui servent à bâtir : le XIXème siècle est le temps de paille, et le charpentier Esternome choisit de s’installer dans les Mornes, que les Békés (colons) délaissent, dans une société d’une extraordinaire diversité. On y trouve par exemple des affranchis : « Beaucoup de Libres activaient leur cerveau d’une huile maligne. Ils s’érigeaient tenanciers de tripots, maniaient la clarinette, le violon, les cuivres, devenaient docteurs de la carte et du dé. Autour d’eux, de féminines chaleurs offraient la joie foufoune des vieux métiers du monde ».
Marie Sophie naît après l’éruption de la Montagne Pelée, qui rase la ville de Saint Pierre. La famille migre à Fort de France, et c’est le temps du bois caisse. Après bien des aventures souvent tragiques notre héroïne, après la rencontre avec le guérisseur Papa Totone, choisit de vivre au pied des réservoirs de Texaco : la zone est libre mais les autorités mènent une guerre sans merci aux familles qui s’y établissent. C’est le temps du fibrociment qui couvre les cases, démolies par la police et reconstruites sans cesse.
La lutte finit par être appuyée par le maire, Aimé Césaire : « De voir ce petit-nègre, si haut, si puissant, avec tant de savoirs, tant de paroles, nous renvoyait une image enthousiasmante de nous-mêmes ». Le temps béton va pouvoir commencer.
Le roman est riche de thématiques diverses liées à l’histoire de la Martinique. Mais surtout, quelle langue ! Marie-Sophie est séduite par la langue française du maître d’école : « Parler français était une succulence qu’il pratiquait dans une messe de mouvements. Il semblait un berger menant sans cesse un troupeau de vocables ». A notre tour nous profitons à chaque page de ce français imagé, tellement enrichi par les tournures locales. Ainsi lorsqu’ Esternome le charpentier fait la cour à Ninon : « Il lui bredouillait des bêtises qui s’accordaient bien aux éveils de sa chair. Il suffoquait. Elle plus lente, prenait une chair de poule, se noyait dans l’huile fine surgie du pli profond. C’est ça la vie, miaulait mon Esternome, y’a que ça et rien d’autre, vivre les pluies de son sang. Mais la douce, bien qu’à son plaisir, conservait dans sa tête une ramure de soucis que la longue égoïne de l’amoureux vicieux ne parvenait jamais à scier pour de bon. Mais il persévérait ».
Texaco, Patrick Chamoiseau