Des hommes. Laurent Mauvignier

Des hommes, Laurent Mauvignier, Editions de MinuitLe roman commence par l’anniversaire de Solange, soixante ans, dans la salle des fêtes du village. Description minutieuse, lente, d’une scène qui va agir comme un détonateur : Bertrand, surnommé Feu-de-bois parce qu’il en porte l’odeur âcre à laquelle s’ajoutent celles de l’alcool et de la crasse, un marginal haineux et entretenu offre à sa soeur Solange un bijou dont tous se demandent comment il a pu le payer.
Réactions hostiles du groupe, méfiant et jaloux à la fois, gêne de Solange, la seule peut-être à connaître les tenants secrets de ce geste – sentiments de son frère, origine lourde de l’argent.
Contre-réaction agressive de Bertrand, qui s’en prend à un ami de Solange, Chefraoui : "Et lui… Il a le droit d’être là… le bougnoule".

Cette montée en tension souverainement menée par Mauvignier fait resurgir à la surface d’autres tensions, d’autres haines et d’autres souffrances trop superficiellement enfouies : celles de la guerre d’Algérie, à laquelle ont participé Rabut, le narrateur de la fête, son cousin Bertrand – le fameux Feu-de-bois – et un certain Février, plus tard narrateur à son tour.
Comment restituer la force destructrice que les douleurs passées, non dites et non reconnues irradient plusieurs décennies après ? Laurent Mauvignier – mû par une quête personnelle autour du suicide de son père (1) – le fait de façon bouleversante dans ce très grand roman.
De la fête, l’on glisse dans ce terrible après-fête, dont l’épisode de la broche a sonné l’ouverture, avec les sombres pensées, l’inquiétude, le silence et les pauvres mots. De cet aujourd’hui raconté au passés l’on passe à la Guerre d’Algérie. Racontée au présent. Peur, fatigue, questionnement, tout est là : Il pense que parmi les hommes et les femmes qu’ils croisent dans la rue certains veulent sa mort, à lui et à tous ceux qui portent l’uniforme. Mais en même temps tout ça lui paraît faux parce que le soleil et la ville sont là, qu’on entend des conversations de rien, des rires, de la vie, c’est toute une ville qui bat, le bruit des moteurs des voitures et des scooters, un homme assis devant sa petite boucherie qui regarde des enfants jouant au foot sur une placette, les pieds nus, avec une boîte de conserve qui roule dans un bruit affreux et parfois s’arrête en silence dans les cartables et les chandails qui servent de filet. Est-ce que c’est ça, la guerre ?. Plus loin : La vérité, c’est l’humiliation, et puis, venant conclure un long paragraphe digne de Céline : Voilà ce qu’on veut, qu’on en finisse.

Est-ce à cause de la guerre et de ses horreurs que les deux cousins se battront à Oran dans un bal lors d’une permission, ou pour des histoires personnelles qui s’entremêleront à la Grande histoire ? Quarante ans après, que reste-t-il de tout cela ?
Et comme un con, moi, à soixante-deux ans, comme un gosse j’ai eu peur du noir, il m’a fallu allumer, me redresser et me relever et sortir de la chambre, passer de l’eau sur mon visage, se rafraîchir, oui se rafraîchir la mémoire aussi alors qu’enfin on voudrait juste que la mémoire nous foute la paix et qu’elle nous laisse dormir. J’ai repensé à tout ça, et je me disais, qu’est-ce qui m’a échappé ? Qu’est-ce que je n’ai pas compris ? Il faut bien que quelque chose soit passé tout près de moi, que j’ai vu, vécu, je ne sais pas, et que je n’ai pas compris.

Des hommes
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit, 2009, 288 p., 17,50 €

(1) Dans une interview pour le magazine Page de septembre 2009, Laurent Mauvignier se livrait ainsi :
"C’est très intime ce que je vais dire, mais ça participe de ce qui a fait naître ce livre -, il y a eu le suicide de mon père quand j’étais adolescent, et les questions qui sont venues plus tard : et si la guerre d’Algérie avait participé de sa mort ? Ces photos seront-elles toujours muettes, le seront-elles forcément toujours ? J’avais besoin de tourner autour de ce vide, qui n’est pas seulement personnel, mais que beaucoup d’autres ont connu. C’est quelque chose de la mémoire de nos pères, pour reprendre le titre d’un film d’Eastwood, que j’ai voulu aller chercher".

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L'horizon. Patrick Modiano

L'horizon, Patrick Modiano, GallimardJean Bosmans a peut-être désormais la soixantaine. Il marche dans Paris dont il connaît par cœur les rues, les stations de métro, pour les avoir arpentées sans cesse depuis des décennies.

Derrière les plaques, les façades, les carrefours, c’est un fragment de son passé qu’il recherche : il y plus de quarante ans, il a aimé Marguerite Le Coz, une Bretonne née à Berlin. Ils avaient vingt ans à peine, s’étaient rencontrés dans une bousculade au métro Opéra, et dès lors ne s’étaient guère quittés, comme deux âmes échouées dans un monde peu fait pour eux.
Marguerite Le Coz est partie quelques temps après. La vie a continué son cours, Jean Bosmans a fait d’autres rencontres, les années ont passé.

Mais le souvenir de Marguerite Le Coz est encore présent et Bosmans se met en quête de retrouver des traces, des indices. Remontent à la surface les personnages côtoyés ensemble, les lieux fréquentés, ceux du maigre quotidien d’alors : le travail ; les cafés ; les modestes hôtels. Un Paris de l’après-guerre renaît sous la plume d’un Modiano tout à sa manière, un Paris gris et inquiétant, où le jeune couple craint de mauvaises rencontres, elle un homme obnubilé et armé, lui une mère violente et rançonneuse.

La mélancolie est là, prise dans la douceur de l’écriture, mais cette fois c’est le positif de l’écoulement du temps qui frappe le plus. Bosmans remarque à propos de ses parents justement : "Mon Dieu, comme ce qui nous a fait souffrir autrefois paraît dérisoire avec le temps, et comme ils deviennent dérisoires aussi ces gens que le hasard ou le mauvais sort vous avaient imposés pendant votre enfance ou votre adolescence, et sur votre état civil".

Surtout, petit à petit, retrouvant les souvenirs, il met la main sur l’essentiel, l’immuable, et Bosmans semble alors s’adresser directement à son auteur : "Mais qu’est-ce qui a vraiment changé ? C’était toujours les mêmes mots, les mêmes livres, les mêmes stations de métro".
Peut-être est-ce parce que l’essentiel n’a pas bougé que le roman se termine sur un horizon ouvert, très possiblement heureux – et que l’on brûle de citer, tant le dernier paragraphe du livre est magnifique.

Mais reste toujours le mystère de l’écriture de Modiano, cette simplicité, ce style apparemment plat dont on se demande comment peuvent sortir autant de reliefs, autant de récifs auxquels le lecteur s’accroche fermement, se découvrant peut-être parfois dans l’atmosphère et le miroir des personnages de Patrick Modiano.

L’Horizon
Patrick Modiano
Ed. Gallimard, 174 pages, 16,50 euros

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Bruit de fond. Don Delillo

Bruit de fond, Don Delillo, Actes SudLa vie quotidienne est faite de petits bonheurs et de petits soucis. Celle qui est décrite par Delillo dans les années 80 est américaine, concerne une famille habile à faire vivre ensemble des enfants issus de plusieurs couples précédents. Dans cette ambiance très animée les bruits de fond sont nombreux : les images et les voix de la télé, qui peuvent surgir à tout moment, les gestes de la consommation, qui aident bien à pousser aujourd’hui pour arriver à demain.
Mais une autre couche plus profonde de bruit de fond est prête à émerger, de manière plus ou moins insidieuse, ou brusquement en profitant d’une brèche ouverte inopinément. C’est celle qui propose d’autres aspects de la réalité de notre quotidien, celle qui peut même se substituer à la réalité de tous les jours, celle qui nous met en contact avec la vie, et avec la mort.
Avec la vie d’abord, la vie des jeunes enfants, si pleine d’avenir insoupçonné, si prometteuse, qui nous fait ressentir l’animalité qui nous reste encore : « A de tels moments, je sens que je l’aime avec un désespoir animal, j’ai envie de le prendre sous mon manteau, de le serrer sur ma poitrine, et de le garder là pour le protéger ».
Avec la mort aussi, laquelle, selon Delillo peut prendre deux figures : le danger qui s’abat sur soi, sous forme ici d’un nuage toxique auquel on est exposé, et la peur de la mort, sentiment difficile à maîtriser, à faire partager, qui vient davantage d’un bruit de fond personnel que des risques venus d’ailleurs.
Le couple Babette et Jack est un couple « moderne » qui se dit tout. Delillo s’amuse à rapporter ces conversations qui n’en finissent pas de démontrer la vanité de l’ambition de communication. La peur de la mort (Babette) et le sentiment du danger à avoir été exposé (Jack) ne s’avouent pas si facilement. Mais pour autant, tenter d’éviter le face à face avec ses peurs peut être très dangereux : le pseudo médicament qui doit supprimer la peur de mourir conduit à la folie, le sentiment d’être condamné peut conduire au meurtre.
Au final, il reste toujours les enfants, comme Wilder, le plus jeune de la tribu : « Pourquoi je me sens si bien avec Wilder ? Ce n’est pas du tout comme lorsque je suis avec les autres enfants dis-je. –Vous appréciez son ego absolu, sa liberté sans limites. –En quoi sa liberté est-elle sans limites ? –Il ne sait pas encore qu’il va mourir. Il ne sait rien à propos de la mort. C’est cette ignorance puérile que vous chérissez, cet état qui exclut la profonde blessure. Vous avez envie d’être à ses côtés, de le toucher, de le regarder, de respirer son odeur ».
Lire un récit de Delillo, ce n’est pas lire un roman, c’est lire un texte qui vous étonne à chaque page par ses réflexions, digressions, situations cocasses qui parlent si bien de nos sociétés. S’il parle si bien, c’est qu’il est aussi, sans doute, un romancier. Pour ce roman-ci il a obtenu le National Book Award, dans les années 80, et il est toujours temps de le lire.

Bruit de fond
Don Delillo
Actes Sud (Babel) 10,50 €

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Son excellence, monsieur mon ami. Jérôme Garcin

Jérôme Garcin, Son excellence monsieur mon amiFrançois-Régis Bastide. Un nom séduisant, avec un prénom (d’emprunt) à la fois bien planté et un peu en suspens, un patronyme rassurant, mais qui parle à bien peu de monde aujourd’hui.
Aux auditeurs du Masque et la Plume d’avant les années 1980, l’émission de critiques de France-Inter vieille de plus d’un demi-siècle. A ceux qui ont lu, dans le passé, un ouvrage comme les Adieux, prix Femina 1956. Mais les moins de quarante ans sont rares à connaître l’existence même de ce personnage disparu en 1996.

Jérôme Garcin, actuel animateur du Masque et la Plume a entretenu avec cet admirateur et sosie de Cocteau une longue amitié faite de complémentarité bien plus que de gémellité. Il dévoile dans ce livre les multiples facettes de cette figure oubliée, en se livrant à un art dans lequel il excelle : l’art du portrait.
La balade auprès de l’ancien diplomate de François Mitterrand est d’autant plus convaincante qu’elle se méfie de l’hagiographie. François-Régis Bastide, natif de Biarritz, éducation catholique bourgeoise, fou de musique et de culture germanique, se serait rêvé compositeur, de préférence auréolé de gloire. Il a fait éditeur, journaliste dans les arts, ambassadeur élégant, partisan socialiste fidèle, écrivain dilettante.
Adorateur des femmes, il a passé sa vie à les séduire avant de rencontrer l’amour durable, mais c’est sans doute aux hommes qu’il regrette de n’avoir plu assez ; pour commencer, à lui-même.
Alors cet intello-chic de la Rive gauche, qui, comme tous ceux qui se sont figés dans leur style, a fini par être démodé, a trouvé un refuge heureux dans le Var, au milieu des cyprès et des oliviers, prenant les heures aux choses de l’esprit pour les consacrer à la taille, à l’arrosage et au bon temps.
Vie tout en contrastes, émouvante, celle d’un homme qui a cherché sa place dans son monde et son époque, vie presque ordinaire, avec ses zigs-zags, ses désirs et ses frustrations.
En décrivant François-Régis Bastide, en se souvenant de leur profond attachement, Jérôme Garcin dessine aussi en creux une sorte d’auto-portrait, d’une plume fine et douce, fidèle à l’ami autant qu’à lui-même, et empreinte d’une mélancolie bien dans sa veine, que l’on retrouve avec toujours autant de plaisir.

Son excellence, monsieur mon ami
Jérôme Garcin
Gallimard, 16 € (2008) – En folio, 230 p., 6,10 € (2009)

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Netherland. Joseph O’Neill

Netherland, Joseph O'Neill, l'OlivierDrôle de roman que ce Netherland, livre hautement recommandé par Barack Obama soi-même à ce qu’on dit. Histoire ténue, "à l’Américaine", écrite par un Irlandais de New-York, par laquelle un homme ordinaire à point raconte un bout de sa vie, faite de rencontres, d’amours et d’amours brisées, d’amitié, de passion et de questions.
Il y a des qui suis-je ?, pourquoi ici ? et pour quoi faire ? dans ce livre admirablement écrit, où Joseph O’Neill décrit ce presque rien qu’est l’existence, un souffle d’émotions, de sentiments et de mots que l’on pose sur nos vies.
Qui est vraiment Hans, le narrateur ? Analyste financier néerlandais installé à New-York, d’où, après le 11 septembre, sa femme le quitte pour rejoindre Londres avec son fils, Hans soudain malheureux se pose la question pour première fois. Les souvenirs d’enfance dans son plat pays, les raisons de sa venue aux Etats-Unis, il les évoque au fil d’une amitié nouée avec un homme un peu trouble mais profondément séduisant, Chuck Ramkissoon, un immigré de Trinidad, comme lui animé d’une singulière passion : le cricket. Sport peu connu, sport d’immigrés, sport savant et classe pratiqué de blanc vêtu en une sorte de ballet, dont l’écrivain nous dit tout mais dont on ne comprend goutte, ce qui est de peu de poids. L’importance est certainement bien davantage dans le pourquoi. Au détour de cette communauté hétéroclite et souvent pauvre s’adonnant à ce sport en marge du modèle dominant, O’Neill trace les contours des Etats-Unis d’Amérique, de l’identité d’une nation. Identité nationale plus que jamais mouvante, indéterminable, inventée chaque jour. Mais aussi identité d’un homme qui à travers ce hobby empoigne enfin quelque chose, se définit par rapport au groupe et à l’Autre, pour ensuite empoigner l’essentiel de sa vie.
Bien beau pays que ce Netherland, que l’on traverse en acceptant de se laisser dériver doucement, porté par l’écriture ciselée de Joseph O’Neill, pleine de lucidité, de délicatesse et de se sensibilité.

"Netherland"
Joseph O’Neill
Traduit de l’américain par Anne Wicke
L’Olivier, 304 p., 22 euros

Joseph O’Neill, né en 1964 à Cork en Irlande vit depuis plus de dix ans à New York. Netherland est son toisième roman (le premier publié en France). Très bien accueilli à sa sortie aux Etats-Unis en 2008, il a reçu le Pen/Faulkner Award.

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Le Recours aux forêts. Michel Onfray

Michel Onfray, le recours aux forêts, GaliléeA l’issue de sa conférence Le post anarchisme expliqué à ma grand-mère tenue le 5 novembre dernier au théâtre du Rond-Point, Michel Onfray signait son dernier ouvrage joliment intitulé Le Recours aux forêts, La tentation de Démocrite.

A travers ce texte destiné à être monté à la Comédie de Caen, le philosophe, qui projetait avec quelques amis "en remède aux misères du monde", de se rendre en Islande, "cette terre où la nature compte plus que les hommes", adopte, sans y être allé en raison de la maladie d’un être cher, la "sagesse universelle, païenne, virgilienne" des hyperboréens.

Si Onfray a une très ancienne origine scandinave, ses ascendants se sont implantés voici mille ans en pays normand, où Michel Onfray vit toujours, dans la ville d’Argentan. C’est là, lisant Ronsard et Whitman, qu’il a écrit cette courte pièce, disant son désir de rejoindre, le moment venu, la terre de ses ancêtres dont il est issu.

Dans des pages d’abord violentes, l’auteur du Traité d’athéologie rappelle la folie et la barbarie des hommes, leur vanité, leur petitesse, leur envie, leur opportunisme, leur hypocrisie et leurs trahisons, les maux faits au nom de la religion, les fausses sagesses et la fausse Justice, impostures de tout poil répétées à l’infini.

Puis, se plaçant sous le signe de Démocrite, "ce philosophe, figure du matérialisme radical qui après avoir beaucoup voyagé (…) se fit construire une petite maison au fond de son jardin pour y vivre le restant de ses jours", Onfray livre une ode à la nature, à la simplicité, au repli sur soi pour retrouver la paix, près du ciel, des oiseaux, des fleurs et de l’eau.
Le jeune quinquagénaire y retrouve les goûts et les parfums de son enfance, la fleur de sureau et les groseilles à maquereau, mais aussi son effroi face à la vipère, la couleuvre ou l’orvet, et encore son émerveillement lorsqu’il lève la tête vers le ciel ; enfin, toutes ces choses qui, décidément, et c’est une consolation souveraine, chez lui non plus ne passent pas :

Je veux prendre le temps des nuages
M’abandonner à leurs mousses, à leurs cotons, à leurs veloutés
Rentrer dans la plume de leurs ventres
Dans le duvet de leur esprit
Dans la chair de vapeur de leur âme
Flotter sur eux
Y accrocher mon vagabondage
M’y reposer des hommes
Je veux calculer leurs courses, poussés par le vent
Y guetter le secret du temps à venir
Chercher dans les filasses
Scruter dans leurs panses parfois grises
Me perdre dans la forme de l’un d’entre eux
Solitaire dans un azur insolent
Savoir, déniaisé, qu’on n’y trouve ni les anges
Ni les dieux, ni Dieu
Mais l’haleine des fleurs parties vers les étoiles.

Le Recours aux forêts, La tentation de Démocrite
Michel Onfray
Galilée, 2009, 80 p., 14 €

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La partition. Felipe Hernandez

La partition, Felipe Hernandez, VerdierLa frontière entre désir et folie peut être bien ténue.

Felipe Hernandez nous entraîne dans les désirs de personnages fous de musique : un producteur, des compositeurs, une chanteuse, une historienne de la musique baroque. Les univers obsessionnels de chacun se heurtent aux désirs des autres, ou s’allient un temps, dans des rencontres souvent douloureuses plombées par l’impossibilité de saisir le sens du comportement de l’autre.

José est un jeune compositeur qui reçoit commande de Ricardo Nubla, directeur du Conservatoire et producteur. Au fur et à mesure que son travail sur la partition avance, José s’aperçoit que Nubla a étendu ses filets tout autour de lui, de manière à orienter l’œuvre qu’il prépare en direction de ses seuls intérêts. Le sentiment d’être manipulé entre lui-même dans le jeu. José voit toutes ses relations perturbées par ce lien avec Nubla : sa compagne le quitte, son amie chanteuse devient un jouet entre les mains du producteur, son ami musicien ne veut plus le voir.
Ces désirs exacerbés tendent vers une violence tantôt explicite, tantôt sourde, menaçante, oppressante pour le lecteur. Les combats de chiens organisés au profit de Nubla prennent une dimension symbolique centrale. Mais les chiens ne sont pas les seuls à pouvoir y laisser leur vie.

La force d’écriture de Felipe Hernandez est d’arriver à nous faire partager la vie de José dans son monde dominé par les sons. Tout au long du roman l’univers sonore est présent, car les moindres bruits du quotidien sont partie prenante du processus de création musicale, ou du moins participent directement à l’état psychique du compositeur. « Il resta sur le seuil à écouter le rythme des pas d’Irène dans l’escalier, et quand elle eut refermé la porte d’entrée il resta planté là avec le vain espoir de distinguer ses pas parmi tous les pas qui parcouraient les rues de la ville. Et, pour la première fois, il eut l’impression d’entendre le rythme qu’il avait cherché en vain pendant tant de jours ».
Les obsessions de José et de Nubla ne sont pas de même nature. L’un reste du côté de la création, de la vie : « (…) insensiblement les notes qu’il écrivait sur la portée en venaient à s’intégrer dans cette autre portée sinueuse que traçaient les lignes du bois. Et il sentait physiquement le temps de la musique et le temps du bois se fondre en un seul temps organique, viscéral, qui l’entraînait au travers d’images rapides à la texture sonore et de rythmes aussi visibles que les stries de la ronce du noyer… ». L’autre par contre penche nettement vers le morbide.

Le roman prend place dans la liste des œuvres qui nous plongent dans des univers mentaux où le désir et ses mystères se déploient jusqu’à contaminer le monde réel. Nous sommes très proches de « l’espace intérieur » de James Ballard, écrivain anglais majeur qui nous a quitté cette année.

La partition. Felipe Hernandez
Traduit de l’espagnol par Dominique Blanc
Verdier (2008, 384 pages, 17 €)

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Le lièvre de Patagonie. Claude Lanzmann

Le lièvre de patagonie, LanzmannLe lièvre de Patagonie est une pierre précieuse aux facettes multiples.
On dévore les Mémoires de Claude Lanzmann comme on est pris, sans pouvoir s’arrêter, dans les très bons romans. Et ce que l’on y trouve surprend à chaque page.

Il y a d’abord le « montage » du livre (son auteur n’est pas un grand cinéaste pour rien), dont on se demande comment il est fait, à la fois thématique et globalement chronologique, mais avec des bonds en avant et en arrière d’une souplesse telle que la lecture s’effectue avec une constante fluidité. Lanzmann a l’agilité de l’animal qu’il semble avoir choisi pour totem et sous le signe duquel il a placé ses Mémoires.

Agilité, mais pas seulement. Claude Lanzmann est aussi doué d’une énergie, d’une robustesse (de combien d’accidents s’est-il remis ?), d’une opiniâtreté et d’un courage à toute épreuve. Ses engagements en sont la démonstration.

Car Lanzmann – et c’est ici l’un des intérêts du livre – né en 1925, a traversé le XXème siècle les yeux grands ouverts sur le monde, l’esprit en alerte et le corps en mouvement. Son histoire se confond bien souvent avec la grande Histoire.
Pendant l’Occupation, étudiant à Clermont-Ferrand, il a à peine 18 ans quand il s’engage dans la Résistance. De retour à Paris, il se plonge dans les lettres au lycée Louis-le-Grand, côtoie les grandes figures intellectuelles de l’après-guerre, dont Gilles Deleuze, Michel Tournier… Jean Cau son grand ami lui fait rencontrer Jean-Paul Sartre lorsqu’il en devient le secrétaire. Simone de Beauvoir n’est pas loin ; c’est le coup de foudre et le début d’une vie conjugale passionnée (la seule que Simone de Beauvoir ait connue) de sept années, avant de se transformer en une profonde et indéfectible amitié.

Devenu journaliste en écrivant un reportage fouillé à la suite d’un long séjour à Berlin, entré dans le giron d’Hélène et Pierre Lazareff qui régnaient alors sur la presse, mais s’en s’interdire de travailler en même temps, à l’invitation de Sartre, pour les Temps Modernes (dont il est aujourd’hui le directeur), il exerce son métier en allant systématiquement se rendre compte par lui-même. Et, voyageur infatigable, il examine toujours ses propres engagements à la lumière de ce qu’il voit et entend. Signataire du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie, il prendra ensuite ses distances avec le FLN. En Chine, en Corée du Nord, en Israël, en Egypte, il n’a cessé d’aller au devant des gens et de les écouter.

Car Claude Lanzmann est avant tout – autre point qui rend ses Mémoires si passionnants – un amoureux de l’humain. Ce sont les pionniers d’Israël qui lui ont fait aimer Israël. C’est parce qu’un ministre le lui a demandé et qu’il était épris d’une Allemande vivant en Israël qu’il a décidé de se lancer dans Shoah, même si le film qu’il a en définitive réalisé ne tient qu’à la vision qu’il en avait lui-même. La dernière centaine de pages du livres, consacrée à cette entreprise qu’il a portée pendant douze ans, constituent à elles-seules un document captivant.

Si sa sensibilité et son humanité se lisent à chaque page, elles éclatent de façon bouleversante lorsqu’il évoque sa sœur Evelyne, comédienne d’une intelligence vive, très belle mais mal aimée, suicidée à 36 ans ; ou encore sa mère, avec qui les relations n’ont pas toujours été simples mais à qui il rend dans ces lignes un très bel hommage. Ou quand il parle de Sartre, à qui il a voué une amitié et une admiration sans faille malgré l’éloignement idéologique à partir de la fin des années 1960, et plus encore de Simone de Beauvoir, dont il dit « L’écoute la transfigurait, son visage se faisait humanité pure, comme si sa capacité à se concentrer sur les problèmes de l’autre la délivrait de son souci, de sa propre angoisse et de la fatigue de vivre qui ne la quitta pas après la mort de Sartre ».

C’est une énième brillante facette de ces Mémoires : ces portraits personnels, qui n’ont rien d’hagiographies, mais auxquels au contraire on croit comme si on avait soi-même connu ces grands aujourd’hui disparus. En cela, Le lièvre de Patagonie constitue aussi un magnifique témoignage, dont l’écriture est, de surcroît, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, d’une finesse et d’une précision tout à fait remarquables.

Le lièvre de Patagonie
Claude Lanzmann
Gallimard, 2009 (558 p., 25 €)

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Gaston Massat (1909-1966)

Gaston Massat, Capitaine SuperbePoète, romancier, résistant, communiste, Gaston Massat aurait eu cent ans cette année.
A cette occasion, le pays du Couserans (Ariège) salue enfin la mémoire et l’œuvre de cette figure littéraire, en rééditant ses écrits tombés dans l’oubli depuis trop longtemps.
La ville de Saint-Girons a également proposé durant l’été une exposition autour des peintres amis du poète, où l’on pouvait aussi découvrir de nombreuses photos et lettres, autant de témoignages d’amitié des proches d’idées et de cœur de Gaston Massat : Paul Eluard, Aragon, Elsa Triolet, Joë Bousquet, Jean Marcenac…

Petit-fils et fils de libraires installés à Saint-Girons et à Toulouse, Gaston Massat fait ses études de philosophie dans la ville rose, où, avec son frère cadet René, il rencontre en autres le futur psychiatre Lucien Bonnafé, le poète Jean Marcenac… Ils sont ainsi quelques étudiants à créer à la brasserie Tortoni place du Capitole un groupe de mouvance surréaliste, dont Gaston Massat est un fervent connaisseur et partisan.
Ses études terminées, Gaston Massat revient à Saint-Girons où il prend la direction d’une librairie qui devient vite une sorte de « salon » sans façon, point de rendez-vous intellectuel, artistique et politique de la capitale du Couserans. Outre une abondante correspondance, il reçoit la visite de Paul Eluard, Jean Marsenac, Lucien Bonnafé… se rend fréquemment à Carcassonne voir son ami Joë Bousquet.

Engagé dans la Résistance pendant l’Occupation, l’ensemble de sa vie et de son œuvre témoignent de sa révolte et de son combat contre la dictature, la torture, les massacres de l’homme par l’homme. C’est d’ailleurs ainsi que Jean Marsenac saluera sa mémoire : « C’est grâce à lui, à cette immense fantaisie qui faisait voler en éclats le monde des gens sérieux que j’ai appris la force des mots qui remettent l’univers en question. J’ai appris avec lui la vertu véritable de la poésie qui est de dire non aux conditions inacceptables qui sont faites à l’homme par les mots qu’on accepte, les faits auxquels on obéit ».

Gaston Massat, 1909-1966Seul roman qu’il ait écrit, Capitaine Superbe a été publié aux éditions Bordas en 1946 puis dans le journal Action en 1947. Il a fait dire à Aragon qu’il était à lire « avec une espèce de reconnaissance ». Il vient d’être réédité à l’initiative de sa nièce Catherine Massat aux éditions Libertaires avec des illustrations d’Ernest Pignon Ernest.
Inspiré de l’histoire tragique du Couserans pendant Seconde guerre mondiale, dédié « A ceux qui se reconnaîtront dans le livre », il retrace les violences et meurtres commis par la Gestapo, les combats du maquis contre l’armée allemande, mettant en scène sans fard aucun exactions des miliciens locaux et faits de Résistance en juillet et août 1944.
La réussite de ce roman tient de toute évidence à la façon dont Gaston Massat a mêlé une prose poétique magnifiant le cadre naturel dans lequel il se déroule (et l’histoire d’amour qui en fait la trame) à un compte-rendu sans détour des brutalités commises, des lâchetés, du désespoir et de la révolte.

Publiés dans Les Lettres Françaises, Les Cahiers du Sud ou la revue Europe, et dans deux recueils (Piège à Loup en 1935 et Adam et Eve, La Source des Jours, illustré par Raoul Duffy, en 1948) les poèmes du Saint-Gironnais sont tout aussi poignants.
Ils ont été réunis dans leur intégralité cette année dans Voici ma voix aux éditions Le Pas d’Oiseau, à l’initiative de la ville de Saint-Girons. On y trouvera ce poème de 1949 « Je meurs d’Espagne », qui montre l’attachement à l’Espagne de celui qui durant l’Occupation a combattu dans le maquis aux côtés de réfugiés Républicains :

(…)
Je suis de vieille race sarrazine
Je suis la fleur d’un évêque en gâteau d’amis
Et d’une chanteuse borgne de Bilbao
Une aile bat pour chaque espoir
Je me souviens du temps des magiciens
Du temps où Soledad grenier des lézards
Faisait son lit d’écume et de pierres…

Et maintenant au bord des yeux
Il n’y a plus que les oiseaux qui viennent
Sifflant les airs volés aux portes des prisons…
Plus un parfum ne vient de la terre des femmes …
Et l’on dit que le pain se pourrit sous les langues
Hier Guernica était remplie de fleurs

De fleurs de sang de fleurs de bouche
Rien ne se perd des vies volées
Un mot s’est pris à la glace des lèvres
Un mot brûlant liberté.

A lire :
Capitaine Superbe, 13 € (éd. Libertaires, 170 p.)
Voici ma voix, 17 € (éd. Le Pas d’Oiseau)
et le dossier consacré à Gaston Massat dans le n° 177 de l’Ariégeois Magazine (juillet-août 2009)

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