Train de nuit pour Lisbonne. Pascal Mercier

Train de nuit pour Lisbonne, Pascal MercierUn livre peut-il changer le cours de la vie ? Assurément oui pour Raimond Gregorius, professeur de littérature ancienne, proche de la soixantaine, qui découvre dans une librairie la phrase : « S’il est vrai que nous ne pouvons vivre qu’une petite partie de ce qui est en nous –qu’advient-il du reste ? ».

Il vit à Berne depuis longtemps, le livre qu’il vient de découvrir est écrit en portugais, langue qu’il ne comprend pas. Mais une femme, rencontrée brièvement plus tôt, est Portugaise. Deux bonnes raisons pour prendre le train de nuit pour Lisbonne dès le lendemain. Ses quêtes ne vont pas aboutir de la même façon.

Il arrive à approcher la figure du poète, en menant une enquête patiente auprès des personnes qui l’ont connu. Il se passionne de plus en plus pour une œuvre et un personnage qu’il arrive à traduire en apprenant la langue. Amadeu do Prado est mort, mais les témoins de sa vie, particulièrement ceux de sa famille, souvent hauts en couleur, permettent de reconstituer un portrait fascinant de cet homme qui a été médecin, écrivain, philosophe. Sans cesse Gregorius passe de la trace écrite aux souvenirs laissés par l’écrivain, au risque de rendre l’image de plus en plus complexe. Quand à la Portugaise du début du livre, nulle nouvelle.

Si Raimond Gregorius s’intéresse tant à l’œuvre d’Amadeu, c’est qu’elle fait profondément écho à sa vie intérieure. L’ombre de Fernando Pessoa, l’écrivain des identités multiples, n’est jamais bien loin, en particulier dans sa dimension temporelle lorsque Mercier fait écrire à Amadeu : « Et la confiance craintive que je lis dans les regards de ceux qui cherchent de l’aide me force à y croire tant qu’ils sont devant moi. Mais à peine sont-ils partis que je voudrais leur crier : je suis quand même encore ce garçon anxieux sur les marches de l’école, c’est totalement sans importance, c’est même un mensonge que je sois assis en blouse blanche derrière l’énorme bureau et que je distribue des conseils, ne vous laissez pas tromper par ce que nous appelons, avec une superficialité ridicule, le présent ».
Pascal Mercier nous donne l’occasion de belles rencontres : ses personnages, la ville de Lisbonne, la réflexion sur le temps. Le tout intimement mêlé avec beaucoup de talent.

Train de nuit pour Lisbonne
Pascal Mercier
Editions Maren Sell, 2006 (visiblement épuisé)
Disponible chez 10/18 depuis 2008 (10 €)

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Paris en toutes lettres : le Barthes de Chantal Thomas

Le Barthes de Chantal Thomas, Paris en toutes lettres"C’est curieux de venir dans ce lieu pour écouter autre chose que de la musique…" dit Chantal Thomas avec un petit sourire, en s’installant avec ses livres à une table minuscule.
A 11 h ce samedi, sous le plafond à caissons doré du foyer du théâtre du Châtelet, une poignée de doux furieux écoutaient l’auteur des Cafés de la mémoire venue se livrer à un exercice d’admiration consacré à Roland Barthes.

Lorsqu’on lit ou écoute Chantal Thomas, une intelligence limpide se dégage de chaque phrase, non pas celle d’un savoir désincarné, mais celle d’un être excité par la littérature et par la vie et qui, à la voir, si frêle et si simple, semble irradier autour d’elle avec une force irrésistible.

Ce matin, pendant une petite heure, elle a fait revivre le temps et la géographie de Roland Barthes, en ce qu’elle appelle "une ligne de vie et une ligne d’écriture" qui se sont rejoints avec Fragments d’un discours amoureux puis La Chambre claire, moments ou Barthes est arrivé au point intime entre lui et son écriture, bien loin de sa thèse Système de la mode, où le monde qu’il voulait explorer, féminin, était trop fascinant pour ne pas s’en tenir à distance.

Si la géographie de l’auteur de Mythologies est Paris et le Sud-Ouest, son temps est "celui des années 1970, un temps de l’intelligence, qui n’est donc pas celui d’aujourd’hui…".
Chantal Thomas a suivi le séminaire de la rue de Tournon (donc avant l’époque du Collège de France), où une dizaine d’étudiants se réunissaient autour du célèbre écrivain. Barthes était "dans cette ferveur d’intelligence qui embrasait tout le monde, et en même temps un peu en rupture, dans une douceur qui démarquait son séminaire de ceux de Lacan, de Deleuze, de Foucault". Pendant ses cours, lorsqu’il s’arrêtait pour réfléchir, le silence surgissait parfois, et se dégageaient alors "un sentiment de fragilité, de panique, un sentiment de "au dessus du vide", qui est celui de l’écriture ; et en même temps une grande fraîcheur."

Dans l’intimité de cette pièce mansardée, où s’imposait la voix mate et ouatée du maître, se mêlaient deux ouvertures sur l’aventure : "cet art inconnu de l’écriture" (transmission sur laquelle il gardait un silence complet, se refusant à faire semblant de dire ce qu’il fallait faire, "le degré zéro de la démagogie" résume Chantal Thomas), mais aussi une circulation du désir, entre les élèves, et entre eux et Barthes. A la clarté d’un enseignement socratique "s’enchevêtrait le flirt, ce qui donnait une touche romanesque au séminaire".
Au détour d’une réponse à un spectateur sur la question de la (non-)place de la jouissance chez le sémiologue, Chantal Thomas dit que le contact avec Barthes a été pour elle "un rapport avec une adolescence, une incapacité à vivre une vie d’adulte, une utopie réalisée" : grâce à lui, elle n’a "jamais franchi le pas d’un mode de vie responsable, tourné vers l’organisation, la reproduction". Elle a appris auprès de lui que "le flirt était une valeur sûre ; une valeur démodée, sans utilité, mais si barthésienne… peut-être une façon de le perpétuer aujourd’hui".

Et si l’auteur de Journal de deuil fait partie des rares sémiologues de l’époque lus encore aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’il était passionné par le langage, parce qu’il avait une confiance absolue dans la phrase, dans la syntaxe, le mot juste. Pour qu’un savoir porte, disait-il, il faut qu’il ait le sel des mots. Il n’y a pas eu "d’école Barthes", car il ne voulait transmettre ni corpus ni méthode. Ce qu’il transmettait, se souvient Chantal Thomas, c’était "un goût du savoir qui pénétrait l’intelligence". "Toutes ses lignes sont prises dans la volonté de comprendre, ce qui est un plaisir entier, un plaisir sensuel", ajoute-t-elle.

Sans doute aucun, le goût de ce plaisir-là, Chantal Thomas l’a magnifiquement communiqué à son public ce matin.

A lire : Chantal Thomas, Cafés de la mémoire (Editions du Seuil, 2008, 352 p., 20 €), qui se termine par sa rencontre avec Roland Barthes

Paris en toutes lettres se poursuit jusqu’à lundi, voir le billet du 3 juin 2009.

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Paris en toutes lettres. Première édition

Festival Paris en toutes lettres, première éditionQuoi de neuf à Paris en ce beau mois de juin ? Un festival littéraire ! Du 4 au 8 juin, Paris fera la fête à la littérature pendant cinq jours avec cette toute première édition de Paris en toutes lettres.
Le programme met en appétit. Extraits.

Un parcours à travers Paris et ses auteurs autour de textes qui évoquent la capitale : des écrivains contemporains (Jacques Roubaud, Chantal Thomas, Nancy Huston…) parlent des auteurs du passé (Raymond Queneau, Roland Barthes, Anaïs Nin…) et des comédiens en lisent de grands textes (Laurent Poitrenaux / Georges Perec, Julie Depardieu / lettres de Violette Leduc, Benoît Poelvoorde / Emmanuel Bove…), tandis qu’Olivier Rolin, Daniel Pennac, Eric Reinhardt, Emmanuel Guibert et bien d’autres participent à des lectures-rencontres.

A suivre aussi : la Comédie-Française sur le pont des Arts ; le bus "Exercices de style de Raymond Queneau" ; des promenades littéraires autour de Picasso, Ernt Jünger, Hélène Berr… Et, samedi 6, une soirée Modiano au Centquatre et sur France Culture.

Des hommages aux voix étrangères d’hier et d’aujourd’hui avec Atiq Rahimi, Go Xingjian (Prix Nobel de littérature 2000), Alain Mabanckou… Egalement, des conférences et des débats sur le thème de l’hospitalité, notamment un débat sur le thème L’Europe, terre d’hospitalité littéraire ? avec Pierre Bergounioux et Jorge Semprun dimanche 7 à 18 h à la Cité européenne des Récollets.

Plus largement, des scènes ouvertes à la littérature contemporaine, pour donner à tous l’envie de lire : des lectures-rencontres avec des auteurs (Pierre Guyotat, Tanguy Viel, Stéphane Audeguy, Emmanuel Carrère…), mais aussi des chanteurs (Thomas Fersen, Brigitte Fontaine…).

Sont programmées des manifestations dans les bibliothèques de la Ville de Paris (notamment pour la jeunesse), qui proposeront également un parcours Boris Vian à l’occasion du cinquantenaire de sa mort.

Libraires et bouquinistes s’associent aussi à l’événement. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (pour Paris, 15 promenades sociologiques, aux éditions Payot) seront à la Librairie Compagnie rue des Écoles dans le 5° jeudi 4 à 18 h, Daniel Pennac au Dragon savant rue de la Villette dans le 19° samedi 6 à partir de 17 h…

Toutes les manifestations (sauf exception) sont en accès libre et sans réservation, dans la limite des places disponibles.

Pour en savoir plus : le site Culture de la Ville de Paris

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D'autres vies que la mienne. Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne, PolCe récit autobiographique a au début le goût un peu amer du bonheur gâché : Emmanuel Carrère passe avec sa compagne et leurs enfants respectifs des vacances dans un hôtel luxueux au Sri Lanka.
Mais son couple est gagné par la lassitude et Emmanuel Carrère se sent impuissant face à ce nouveau naufrage amoureux annoncé. L’histoire se répète, celle d’une incapacité à aimer vraiment, et soi-même, et une femme.
Et puis, très vite, surgit le tsunami de décembre 2004. Il emporte Juliette, la petite fille d’un couple de français connu sur place, mais il épargne Emmanuel Carrère et les siens.
Pourtant, ce raz-de-marée va porter l’auteur – et avant tout l’homme – sur d’autres rivages, là où s’allongent d’autres vies, elles frappées de plein fouet par les tragédies de l’existence. La disparition de cet enfant sera suivie, au retour en France, de la maladie de sa jeune belle-soeur, elle aussi prénommée Juliette. Il y a donc à nouveau la mort, là, toujours prête à venir faucher, même les vies les plus tendres. Et il y a les survivants, ceux qui ont aimé, qui se trouvent brutalement endeuillés et qui malgré tout, pour eux-mêmes et parfois plus encore pour ceux qui restent, continuent à vivre, à avancer, dans la douleur mais calmement, dignement, respectueux de l’amour et de la vie.
Le tsunami d’Emmanuel Carrère, ce sont ces vies-là, qui ne sont pas siennes, mais vers lesquelles il est projeté, au sens littéral, et qui le décentrent de lui-même.
Alors soudain, sa voix à lui se fait basse ; c’est à celle des autres qu’il prête sa plume. Il regarde et écoute les parents privés à jamais de leur fillette, parle longuement avec Etienne, un collègue juge ami de Juliette, fait parler Patrice, son mari et père de leurs trois jeunes enfants.
Ces vies-là, il les raconte précisément, sobrement, presque comme un enquêteur, avec l’envie, voire le besoin de connaître profondément ces hommes et ces femmes, pour comprendre comment elles conduisent leur vie, malgré tout, mais aussi pour s’en faire le témoin et le passeur.
Emmanuel Carrère, après avoir brossé, dans Un roman russe, un auto-portrait sans appel, s’avère un remarquable portraitiste des autres. Mais, à travers les personnes qu’il décrit, il fait aussi preuve d’une redoutable efficacité dans la description sociale. Toute la sensibilité et la finesse d’écriture qu’on lui connaît se déploie ici sur le terrain de la justice et des inégalités politiques et économiques avec un souffle nouveau et bouleversant.
En s’ouvrant aux autres, il s’est ouvert au monde et, en apprenant à aimer l’altérité comme elle est, a fini par se rencontrer lui-même. Il lui aura fallu, lui le gâté malheureux qui se croyait exceptionnel, connaître des gens moins chéris des cieux mais amoureux de la vie pour, sur ces plages étrangères, apprendre à faire confiance, à aimer, à se faire aimer, trouver des réponses à sa quête de soi et savoir où ses pieds sont posés et, enfin, les y sentir plutôt bien installés.

D’autres vies que la mienne
Emmanuel Carrère
Editions P.O.L
Mars 2009, 320 pages (19,5 €)

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Journée de la Femme : femmes de lettres

Mme Riccobono, Histoire de M. le marquis de CressyOn aime cette série de la collection Folio 2 € (qui propose, pour le prix d’un café, des textes de haute tenue et faciles à emporter), intitulée Femmes de lettres : elle nous a déjà permis de découvrir de jolis petits romans comme Pauline de George Sand ou Les amants d’Avignon d’Elsa Triolet.

A l’occasion de la Journée de la Femme, Gallimard a préparé une nouvelle livraison de textes introuvables ou délaissés écrits par des auteurs féminins des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles.
Des noms célèbres comme Mme de Sévigné ou Mme de Lafayette côtoient ici des écrivaines moins connues.

Le moment est donc venu de lire, par exemple, Mme Riccoboni (1713-1792), longtemps actrice à la Comédie-Française, amie de Diderot, et dont les romans rencontrèrent à l’époque un très grand succès.

Dans Histoire de M. le marquis de Cressy, elle raconte l’existence galante et mondaine d’un jeune homme des plus ambitieux qui, pour élever sa fortune, sacrifie la tendresse d’une pure énamourée, avant de piétiner le profond amour d’une très digne femme.
"L’apparence des vertus est bien plus séduisante que les vertus elles-mêmes, et celui qui feint de les avoir a bien de l’avantage sur celui qui les possède" : en dénonçant la redoutable efficacité de l’hypocrisie et de la belle figure, Marie-Jeanne Riccoboni souligne le mal que peut faire à deux nobles âmes un homme empreint de "fausseté".

Face à ce charmant marquis de Cressy, la sincérité et la pureté des sentiments vrais et durables viennent se heurter en permanence au jeu, à la bassesse et à la manipulation : "il affectait un air attendri, pénétré, l’entretenait avec feu d’une ardeur déjà refroidie, et dont les faibles restes n’avaient pour objet que lui-même"

Porté par le français raffiné et musical du XVIIIème, entre descriptions psychologiques, conversations galantes et billets secrets, ce court roman ne manque ni de saveur :
"Cette espèce de commerce où le caprice et la liberté, tenant la place du sentiment, ôtent à l’amour toutes ces erreurs aimables dont il se nourrit, en font une sorte de goût où le cœur ne prend jamais de part, et qui donne moins de plaisir qu’il ne produit de regret"
…ni d’aphorisme :
"En maltraitant M. de Cressy, elles croyait remplir son devoir ; mais les démarches que la raison nous conseille ne sont pas celles qui donnent le plus de satisfaction à notre cœur"
…encore moins de morale :
"Il fut grand, il fut distingué ; il obtient tous les titres, tous les honneurs qu’il avait désirés : il fut riche, il fut élevé ; mais il ne fut point heureux".

Histoire de M. le marquis de Cressy
Marie-Jeanne Riccoboni
144 p., Folio 2 € Gallimard
Egalement parus en mars 2009, dans la série Femmes de lettres :
Madame d’Agoult Premières années
Madame de Lafayette Histoire de la princesse de Montpensier et autres nouvelles
Madame de Sévigné Je vous écris tous les jours… Premières lettres à sa fille
Madame de Staël Trois nouvelles

Chaque volume de la série Femmes de lettres est présenté par Martine Reid, diplômée de Yale aux Etats-Unis et professeur à l’université de Lille-III.
Le 20 mars prochain, elle organisera à la BNF François Mitterrand une journée d’étude consacrée à la place des femmes dans le discours critique et l’histoire littéraire.
Renseignements sur le site de la Bibliothèque nationale de France.

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Voix off. Denis Podadydès

Denis Podalydès, Voix off au Mercure de FranceTant de voix font un homme ; et peut-être plus de voix encore forment un comédien.
Les convoquant toutes, Denis Podalydès trace, au filet de ses voix, une manière d’autobiographie, toute en ondulations.

Au commencement, il y a la voix familiale, celle de sa grand-mère maternelle, de sa mère et de ses frères, qui est aussi la sienne lorsqu’il se trouve embarrassé, intimidé, emprunté. Une voix qui monte haut, se réfugie dans les aigus jusque dans le nez.
De la voix de sa grand-mère aussi respectée que crainte lui reviennent ces déjeuners hebdomadaires dans l’immeuble familial versaillais et son positionnement, dès l’enfance, dans la fratrie : il est déjà l’amateur de belles lettres, l’esprit nourri et délicat des quatre garçons.

De la bibliothèque (où il "règne une nostalgie féconde et radieuse, une douceur d’arrière saison, avec cette lame de soleil qui traverse à l’horizontale le salon, à cinq heures du soir au début de l’automne, une douceur de buffet garni, de vieux livres de la NRF…") à la librairie de son aïeule, le jeune Denis ne quitte guère le monde des livres, mais c’est au lycée, auprès d’un camarade de classe lui faisant découvrir Proust dans un passage d‘Albertine disparue ("Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l’été"), qu’il découvre le plaisir incommensurable de poser sa voix dans la littérature et la littérature dans sa voix. S’installe alors en lui, pour ne plus le quitter, le besoin de dire, pour mieux les savourer, les textes aimés.

Si les voix des auteurs classiques ont alimenté et modelé sa voix intérieure, c’est avec celles des grands comédiens qu’il a exercé et trouvé sa voix de scène. Ses écoutes, empreintes d’autant d’attention que d’admiration, ses propres répétitions et imitations ont été et demeurent inlassables. Les évoquer à l’écrit serait vain si elles n’étaient pas perçues et restituées avec la sensibilité de Denis Podalydès, dont on connaît, depuis Scènes de la vie d’acteur, son premier ouvrage, la plume finement travaillée. Les descriptions de voix qu’il nous livre ici sont délicieuses de précisions métaphoriques et soulignent à merveille l’insaisissable matérialité, la puissance d’évocation et les réserves de séduction contenues dans une voix :

Voix de Jean-Louis Trintignant.
Avance à plat jusqu’à la finale, d’un mouvement décisif, régulier, faisant converger la phrase et la mélodie vers le même noeud de sens, qui lui donne sa charge et sa sensualité. Le petit repli délicat, au bout de la dernière syllabe, dit la pointe d’accent du Midi, et délivre en même temps la nuance ironique, amusée, tendre, qui gît dans la voix de Jean-Louis Trintignant. Son mordant est vivace, sa cruauté, infiniment précise, lorsque le rôle réclame qu’il libère les chiens féroces, trop longtemps contenus, de son timbre puissant. (…). Voix tapie prête à bondir, articulée dans une concentration qui parvient à résonner sans sécheresse, voluptueuse.

Voix off
Denis Podalydès
Mercure de France
Collection Traits et portraits
Livre + CD, 250 p., 25 €

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Fugitives. Alice Munro

Fugitives, Alice Munro, Editions de l'OlivierIl existe mille manières de partir. Mais toujours, au départ, il y a cet appel vers l’inconnu ; ou la rencontre de l’inconnu, qui donne envie de tout planter là, et transforme le chemin en fugue.

Tel est le fil qui relie ces huit nouvelles, dans lesquelles Alice Munro fait de chacune de ses héroïnes des fugitives.
L’inconnue de Carla, éleveuse de chevaux n’est autre que sa voisine, Sylvia. Celle-ci deviendra vite l’amie qui l’aidera à fuir un mari inattentif. Mais la véritable inconnue de Carla est peut-être Carla elle-même : elle ne saura ce qu’elle veut vraiment qu’une fois l’autobus parti.

L’inconnu de Juliet, jeune professeur de grec ancien est un homme rencontré dans un train, le premier à s’intéresser à elle, même lorsqu’elle se met à parler de mythologie. Mais inconnu il ne restera pas ; et ici aussi la révélation est au bout de la fugue.

Plus tard, ce sera au tour de Pénélope, la fille de Juliet, devenue jeune femme, de prendre la poudre d’escampette. L’inconnu qui l’appelle a pour nom "quête spirituelle". Il paraît que c’est la seule chose qui lui a manqué et qu’elle en était "affamée"

De ces histoires et de toutes les autres, Alice Munro fait des récits captivants. En quelques paragraphes elle intrigue le lecteur pour mieux l’immerger dans ces vies singulières, composées avec une efficacité redoutable, donnant ainsi à chacune de ses nouvelles la force et l’ampleur du roman.
Si ses personnages n’ont rien d’héroïques au départ, en se laissant séduire par l’inconnu elles se laissent entraîner sur la route inconfortable et excitante du mystère et de la découverte, pour trouver plus tard des réponses aux questions enfin révélées. Aucune ne reviendra strictement à son point initial. Car chez Alice Munro, la fuite est aussi l’art de faire changer les perspectives…

Fugitives
Alice Munro
Editions de l’Olivier (2008)
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
342 p., 22 €

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Blanche et Marie. Per Olov Enquist

Blanche et Marie, Actes SudDans le cœur du roman, on trouve ces deux phrases : « Pas non plus comme l’amour de Blanche pour Charcot, qui est en réalité le sujet que le Livre des Questions déclare traiter. Ce "en réalité" ! ».

Ce point d’exclamation contient la magie de la littérature.

Depuis des dizaines de pages, l’auteur nous promenait dans le Paris des années 1880 à 1910, autour de deux femmes d’importance : Blanche Wittman, bien connue comme la « reine des hystériques », malade favorite du Professeur Charcot, lequel fît une belle carrière de neurologue (entre autre), en exhibant ses patients et surtout patientes devant le public.
Marie Curie, scientifique mythique, qui découvrit le radium et autres éléments au péril de sa vie, dont l’œuvre considérable lui valut deux prix Nobel, et qui fut la première femme à obtenir une chaire à la Sorbonne.

Nous suivons nos héroïnes comme si nous étions dans l’Histoire : les amours de Charcot et Blanche, de Marie et Paul Langevin, autre physicien célèbre. Nous connaissons la peinture d’André Brouillet qui met en scène Blanche avec le Professeur, le scandale dont a été victime Marie pour sa relation avec un homme marié.

L’auteur, Suédois contemporain, met dans les premières pages tout en place pour nous convaincre qu’il s’appuie sur la réalité de carnets écrits par Blanche (« Livre des questions »). Le cœur de l’intrigue repose sur l’amitié émouvante entre Blanche, devenue assistante de la scientifique, et Marie : deux femmes dont la carrière se débat dans cette époque si mâle et si puritaine.

Mais de quelle réalité s’agit-il ? Il va être difficile aux historiens de rétablir leur vérité à eux : aucune preuve que Blanche ait seulement rencontré Marie, encore moins qu’elle ait été son assistante, personne ne semble avoir eu connaissance des « carnets » de Blanche hormis Per Olov Enquist… Un rapide voyage dans l’univers critique nous permet de constater à quel point les commentateurs ont adhéré à ces histoires comme Histoire, au point parfois de regretter le style (roman documentaire ! exposé journalistique en histoire des sciences !).

Heureusement, tout du récit est littérature, et donc tout est aussi « faux » que « vrai ».
Choisissons notre « réalité » : une très bonne évocation de la place des femmes dans cette société, des portraits splendides où ces hommes si puissants peuvent être bernés par des femmes qui savent les manipuler voire les tuer. Une société au nationalisme exacerbé qui voit en la « Polonaise » un danger pour tous les maris fidèles français. La grande proximité entre amour et pouvoir. Le lien entre femmes qui permet de résister aux épreuves.

Un beau roman qui doit nous faire soigneusement rester dans le registre de l’ambiguïté : des personnages ayant existé, certes, mais qui ont acquis la liberté de l’existence littéraire.

Blanche et Marie
Per Olov Enquist
Actes Sud 2006
Egalement en Livre de Poche

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Les pierres sauvages. Fernand Pouillon

Fernand Pouillon, Les pierres sauvagesL’abbaye du Thoronet en Provence est un modèle d’abbaye cistercienne : sa visite impressionne par la beauté de l’architecture, faite de simplicité et d’harmonie des proportions.

Ses murs sont montés sans joints au mortier, grâce à une taille d’une grande rigueur. La pierre est sauvage : « Dès le premier jour, j’ai eu pour elle un respect que je n’ai même pas songé à discuter. Je n’aurais jamais pu t’en parler, comme je l’ai fait, sans amour. Maintenant, elle fait partie de notre œuvre, de moi-même, elle est l’abbaye. Je la caresse dans mes songes, le soleil se couche sur elle, la retrouve le matin dans son réveil de pierre, lui donne ses couleurs, la pluie la fait briller en l’assombrissant. (.. .) Si j’apporte à l’abbaye les proportions, l’harmonie, elle toute seule lui gardera son âme indépendante ; convertie à l’ordre elle restera aussi belle qu’une bête sauvage au poil hérissé ».

Fernand Pouillon, architecte majeur du XXème siècle a imaginé le journal de bord du maître d’œuvre de la construction du Thoronet, Guillaume, moine cistercien, depuis le jour de mars 1161 lorsque avec quelques frères ils choisissent le terrain en pente douce encombré d’arbustes, jusqu’au moment où le chantier a véritablement commencé, quand le plan de l’église, du cloître, du lavabo, des dépendances est tracé sur le sol et les premières rangées de pierres sont montées.

Le temps de préparation est très long : il faut trouver les carrières, choisir les arbres à abattre, découvrir le gisement d’argile qui fera les tuiles, fabriquer les outils, obtenir de l’abbaye mère les avances nécessaires, en particulier de la nourriture tant que les jardins ne donnent pas leur récolte. Mais il faut aussi mener toute une troupe de travailleurs, composée de statuts différents (moines, frères convers, compagnons) et de personnalités fortes (Paul le tailleur de pierre, Joseph le potier, Antime le forgeron).
L’organisation de la vie quotidienne est dictée par la Règle de Saint Benoît mais bien souvent chez Guillaume le religieux est dépassé par l’architecte.

Fernand Pouillon a mis dans cet ouvrage toute sa science de bâtisseur amoureux de l’art cistercien, et son talent d’écrivain (récompensé en 1965, par le prix des Deux-Magots) nous fait vivre le caprice de la pierre, la susceptibilité des hommes, et les désagréments du mauvais temps : « un jour mouillé et froid, où le ciel ne vaut pas la peine qu’on se dérange davantage, où les chaussures, qui ont sucé les pieds à petits bruits, sont molles comme des tripes et ont besoin de sécher longtemps pour durcir ».

Les pierres sauvages
Fernand Pouillon
Ed du Seuil, coll Points (7 €)

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L’Homme apparaît au Quaternaire. Max Frisch

L'homme apparait au quaternaire, Max Frisch

Quel dommage de ne pouvoir offrir à des amis, sans abandonner son exemplaire, un livre que l’on a beaucoup aimé !

Livre « épuisé », L’homme apparaît au quaternaire souhaite que son éditeur ait la bonne idée d’une réédition en poche, et plaide ici sa cause.

M. Geiser, seul chez lui, entend le tonnerre gronder. Qu’est-ce que le tonnerre ? À l’écouter attentivement quand on n’arrive pas à dormir, on découvre 9 sortes de tonnerre : le tonnerre-détonation, le bégayant, le fracas, le tintamarre, le timbale, etc. Après cette énumération, le livre dit : « il serait fâcheux de perdre la mémoire ». Ne pas oublier cette phrase, elle est le fil conducteur du livre.

M. Geiser sait beaucoup de choses, et il a toujours envie de savoir. Il découpe des articles dans les journaux, il recopie l’histoire géologique : le quaternaire commence il y a 1 million d’années et l’homme apparaît au cours de cette période. Il épingle au mur tout ce savoir, et ne s’intéresse plus à l’actualité. La télé n’évoque que « des mauvaises nouvelles qui vont du terrorisme au chômage » (le livre a été écrit il y a 30 ans !).
Les associations d’idées se succèdent dans la tête de M. Geiser, mais l’une devient une idée fixe : partir seul en montagne, il a son sac à dos prêt. Certes, à 74 ans, ce sera moins facile qu’il y a dix ans, cela avait été une simple promenade.

Le voilà parti, à l’aube. Il revient à minuit, après avoir fait le trajet dans son entier. « Sa mémoire se vérifie : un vaste col, des pâturages, des murs de pierres sèches en carré et une forêt avec des clairières, surtout des feuillus (mais ce sont des hêtres, pas des bouleaux) et quelques maisons disséminées (pas des étables mais des résidences d’été qui sont abandonnées) et sur la prairie découverte le chemin se perd, c’est presque toujours comme ça. (…) La certitude que personne ne peut savoir où M. Geiser se trouve en ce moment, M. Geiser y a pris plaisir ».
Paradoxalement, pour lui qui perd la mémoire, c’est le présent qui pose problème : « La maison que M. Geiser a quittée à l’aube, sa maison, qui se trouve à présent dans une autre vallée, n’appartient presque plus au présent lorsque M. Geiser songe qu’il a habité là pendant quatorze ans ».

Revenu chez lui, les choses se mélangent davantage dans sa tête, il y a encore beaucoup de papiers à coller au mur. Et le téléphone qui n’arrête pas de sonner. Sa fille arrive, alors qu’il a chuté au pied de l’escalier : « Ce que Corinne veut savoir : pourquoi ces volets fermés, pourquoi faire tous ces bouts de papier au mur, pourquoi le chapeau sur la tête. (…) pourquoi parle-t-elle comme à un enfant ? ». M. Geiser est alors prêt à abandonner ses papiers. « La nature n’a pas besoin de noms. Cela, M. Geiser le sait. Les pierres n’ont pas besoin de sa mémoire ».

Max Frisch
Date de parution : 21/09/1982
Gallimard
Collection Du monde entier
152 pages

N.B. de Mag : lire aussi le billet d’Andreossi sur Homo Faber, du même auteur, et celui-ci édité en Folio…

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