Robert Walser. Retour dans la neige

Robert Walser, Retour dans la neige, PointsVous lisez la première courte histoire de Robert Walser, Une rue de grande ville et vous vous dites : c’est agréable, bien décrit, léger, mais où veut-il en venir ?
Vous continuez, de promenade en promenade, d’observations du quotidien de son temps en remarques sur la beauté des choses et des gens, et vous vous étonnez : il ne peut simplement nous dire combien tout le monde est beau et le paysage charmant !
Rien que du banal, dans ces textes brefs sur la rue, le tramway, le soir, la nuit, la neige, un dimanche ? Le narrateur qui se place dans ces lieux et dans ces moments nous fait-il seulement part du bonheur qu’il a à vivre dans ces lieux et dans ces moments ?
« Tout cela arrêta mes pas et me fit penser que je me trouvais au royaume même des sentiments nobles et de la délicatesse et de la grandeur ». Oui, nous en sommes heureux. « Je laissais pénétrer en moi le dimanche et son chant de cloches cher à mon cœur, ces flots de musique comme ruisselant du ciel, ce glissement montant et descendant. Je baignais dans les délices que je m’étais ménagées en écoutant avec attention cette harmonie immuable et éternellement belle ». Quelle époque extraordinaire pouvait faire vivre de tels moments ?
Pourtant, après quelques dizaines de pages, on croit de moins en moins en ce que nous raconte Walser. Le sentiment de béatitude qu’il dénote cède la place à une lecture étrangement mélancolique. Par quel miracle le lecteur ressent-il le contraire de ce qu’il lit ?
Voilà un exemple de la magie de l’écriture. Une fois le lecteur pris dans l’univers Walserien, surgissent les interrogations, l’appétit de comprendre cet homme, l’affûtage des outils du déchiffrement : et c’est tout le contraire du bonheur qui finit par sourdre de ces phrases. Une solitude poignante apparaît, chez un être à la vie tellement vide de liens avec les autres qu’il se complaît à inventer le bonheur et la beauté autour de lui, comme s’il pouvait en profiter par contagion.
La profonde mélancolie qui naît de cette lecture est celle de l’habitant solitaire des villes et des campagnes, diagnostiquée par Walser dès le début du XXe siècle. Epoque dont on n’est pas vraiment sorti, où les images du bonheur proposées jusqu’à l’écœurement ne peuvent masquer complètement la condition qui nous est faite : d’abord tout seul, et à nous de construire les liens, quand c’est possible.

Robert Walser. Retour dans la neige
Points, 2006

Facebooktwitter

Le boulevard périphérique. Henry Bauchau

Henry Bauchau, Le boulevard périphériqueDans son dernier roman, Henry Bauchau, âgé de 95 ans évoque le passé, la deuxième guerre mondiale et ses horreurs, les deuils difficiles qui les ont suivis. Mais il décrit aussi avec une lucidité inouïe le monde d’aujourd’hui et son univers urbain ; la grande ville que beaucoup ne font que traverser, vivant à ses bords, n’en fréquentant comme à Paris que les couloirs souterrains des Halles. Ou encore connaissant par coeur les portes du périphérique, apprises dans la lenteur et l’énervement des bouchons.
Ainsi le narrateur se rend tous les jours de Chatou à Aubervilliers pour voir sa belle-fille Paule atteinte d’un cancer. Il l’accompagne dans sa maladie, dans son espérance et celle des proches de Paule, encore si jeune. Comme eux, il ne peut savoir où ce chemin mènera : la guérison ou la fin. Dans ce moment de vie où le quotidien du narrateur est entièrement tourné vers ses visites à l’hôpital et l’état de Paule, des souvenirs ressurgissent, alimentent ses jours et ses rêves.
Pendant la Seconde guerre mondiale, il s’est lié d’amitié avec Stéphane, qui l’a initié à l’escalade. Devenu résistant, Stéphane a été arrêté et tué par les Allemands. Après la guerre, le narrateur a rencontré l’assassin de son ami, Shadow, un personnage démoniaque, terrifiant. L’image de Shadow le hante encore et près de quarante ans après il essaie de comprendre. Comprendre qui était Stéphane et la nature de sa relation avec lui ; comprendre qui était ce monstre qui a tué le jeune homme sportif et doux.
Malgré la diversité de lieux et de temps, il n’y a aucune dispersion, aucun assemblage, aucun artifice dans ce roman. Nous sommes dans l’univers du narrateur, dans un monde intérieur cohérent et sensible où tout se tient, présent, retours en arrière, doutes, angoisses, mots, lectures, cauchemars. Et ce monde intérieur dont les questions, les pensées, les émotions et les élans plein d’humanité sonnent si juste vient se heurter à ce qui fait son cadre de vie : des immeubles et des routes, des camions et des panneaux ; des voitures de RER sales et vétustes, des correspondances épuisantes et des couleurs envahissantes. La répétition quotidienne de déplacements interminables dans un paysage suburbain dont la laideur n’a d’égal que la monotonie. Et l’homme qui s’y déplace a aimé, a perdu, a souffert ; ce même homme aujourd’hui encore aime, perd et souffre. Les interrogations qui l’animent, son besoin de comprendre, son regard humaniste, ses sentiments sont profondément universels et touchent à la part la plus intime de l’être. Leur confrontation au monde plat et ordinaire du boulevard périphérique aurait quelque chose de surréaliste si celui-ci n’était pas précisément ce que l’on nomme le réel. Peut-être est-ce aussi de ce choc que vient la force et la beauté de ce roman bouleversant.

Le boulevard périphérique. Henry Bauchau
Actes Sud (2008), 250 p., 19,50 €

Lire également le billet sur Antigone du même auteur

Henry Bauchau a reçu le prix du Livre Inter 2008 pour Le boulevard périphérique

Facebooktwitter

Dictionnaire amoureux de Venise. Philippe Sollers

Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, PlonAvec ce dictionnaire, Philippe Sollers asseoit définitivement son statut d’inconditionnel de Venise, déjà largement annoncé dans ses romans.
L’amoureux fou de la Sérénissime lui associe ses autres passions : Nietzsche ; le XVIIIème ; la musique.

Voici donc Casanova, Charles de Brosse, cité longuement et avec délices, mais aussi Zorzi Baffo, ce haut magistrat qui écrit des poèmes obscènes, Canaletto, Guardi, Tiepolo bien sûr (les autres peintres vénitiens sont traités avec autant d’égards).
Et Vivaldi, qui revient sans cesse ; et la grâce de Cecila Bartoli ; ou encore l’inoubliable entrée de l’auteur à la Fenice… Il parvient même à réunir Nietzsche et Proust après avoir restitué un poème du premier et reproché à Paul Morand de s’être par trop arrêté à la Venise du deuxième.

Lorsqu’il revient à l’auteur de La Recherche, à nouveau retour au texte, largement : plaisir de reproduire et de savourer une fois de plus le superbe flot de mots en le donnant en partage – "Il faudrait tout citer, je m’arrête". Evidemment, il continue.

L’on retrouve avec bonheur les embardées de Philippe Sollers, qui font le charme de son écriture en nous faisant entr’apercevoir un autre possible.
Rites, délicieuses habitudes, mais aussi liberté, mouvement, joyeuse imagination :

L’iconographie d’une époque est trompeuse (surtout pour le XIXème siècle et ses photos en noir et blanc). La mort photographique ment : elle nous oblige à voir en Nietzsche un fanatique moustachu, et en Proust un petit monsieur genre Chaplin frileusement recroquevillé dans un fauteuil au bord du Grand Canal. Bientôt, leurs mères viendront prendre soin de ces grands malades décalés et sombres. Ajoutez une soeur et le bouclage est complet.
Nietzsche, en forme et rasé de près, assis au soleil sur la place Saint-Marc (au Florian si vous voulez), Proust, le souffle léger, marchant à grands pas sur les quais (lui aussi sans moustaches), voilà qui est plus près de ce qu’ils ont vécu et écrit que des épinglages de pseudo-identité morbide.

En fin de dictionnaire, la notice consacrée à Vivaldi et avec elle l’improbable situation de Nietzsche écoutant du Vivaldi, et livrant le commentaire suivant :
"Les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du sud – la mer lisse – la perfection."

Dictionnaire amoureux de Venise. Phlippe Sollers
Plon (2004), 486p., 22 €

Facebooktwitter

Venises. Paul Morand

Paul Morand, Venises, L'Imaginaire GallimardA la fois mémoires d’une longue histoire d’amour commencée en 1906 et consignée en 1971, autobiographie sélective et carnets de voyage d’un hôte fidèle, Venises est sans doute le "classique" pour commencer avec Venise, si l’on ne l’a pas déjà fait avec Marcel Proust.
Proust que l’on croisera très vite avec Morand, qui aime à rappeler sa rencontre avec l’écrivain, à évoquer leur commune fascination, et qui à son sujet observe :
« Où était la Venise de Proust, sinon en lui-même ? A travers toute la Recherche, Venise restera le symbole de la liberté, d’affranchissement contre la mère, d’abord, ensuite contre Albertine ; Venise c’est l’image de ce que la passion l’empêche de réaliser ; Albertine lui cache Venise comme si l’amour offusquait tous les autres bonheurs. »

La promenade dans les Venises de Paul Morand a le charme des souvenirs splendides mais un peu lointains, ce parfum poudré des salons aux ors vieillis mais dont subsiste l’essence, résistance au temps et aux temps, raffinement obstiné, vénération de ce qui est beau et ne s’oubliera pas.

La plume fine comme une lame de Paul Morand ne paraît aujourd’hui nullement émoussée ; par ses formules géniales, tour à tour lyriques ou satiriques, il continue d’enchanter.
Dans le texte consacré au marché du Rialto, il nous fait même rêver. Cette Venise-là existe-t-elle encore :
« Dans la cuisine italienne, le rôle des herbes, peu utilisées ailleurs, vendues par de vieilles herbières édentées ; une alchimie de fanes, de laîches des marais, de cresson doux, de mélisses, de lichens comestibles ; dix variétés de cerfeuils, des menthes à l’infini, origan, marjolaine, de petites mousses d’assaisonnement qui, écrasées, composent les sauces, dont cette salsa verde, arrosant le bouilli, inconnues même en Provence. » ?

Venises. Paul Morand
L’Imaginaire Gallimard (1971) 215 p.

Facebooktwitter

La route. Cormac McCarthy

La route, Cormac McCarthy, L'OlivierLa terre est couverte de cadavres et de cendre, et du ciel grisâtre tombe une pluie glacée. La civilisation n’est plus et les survivants s’entre-dévorent.
Dans ce monde d’après-apocalypse, un homme tente avec son fils de continuer à vivre. Contraints de fuir sans cesse, ils avancent vers la côte en poussant un pauvre charriot, y entassant ce qu’ils trouvent.

Il y a celui qui a connu le monde d’avant et essaie de s’adapter à ce qui n’a pas de nom ; et il y a l’enfant qui ne connaît que celui-ci mais a besoin de son père pour le comprendre. Deux êtres démunis face à l’inhumain, face à l’indicible. Pourtant, pour le père comme pour le fils, il s’agit justement de cela : dire.
Comment dire ce qui est quand ce qui est n’est que ravage et barbarie ? Comment montrer ce qui est bon quand le mal l’a de toute évidence emporté ? Comment exprimer les sentiments quand un seul semble subsister : la peur ? Comment transmettre ce qui nous a construit quand de cela plus rien n’est visible ? Et pourquoi choisir de continuer et ne pas accepter la mort qui se présente à chaque pas ?

De toutes ces questions, McCarthy ne fait pas une thèse mais un récit d’une simplicité biblique qui nous tire vers sa fin avec une force inouïe.
L’on en ressort complètement sonné, sonné d’avoir lu l’inimaginable ; sonné par l’émotion finale.
Et sonné par le talent de Cormac McCarthy qui d’une trame mince comme un fil et d’une plume asséchée à l’extrême créé un monde qui s’appelle une histoire, qui a pour nom littérature et dont la puissance et la valeur nous paraissent soudain infinies.

Le monde allait être bientôt peuplé de gens qui mangeraient vos enfants sous vos yeux et les villes elles-mêmes seraient entre les mains de hordes de pillards au visage noirci qui se terraient parmi les ruines et sortaient en rampant des décombres, les dents et les yeux blancs, emportant dans des filets en nylon des boîtes carbonisées et anonymes, tels des acheteurs revenant de leurs courses dans les économats de l’enfer.

La route de Cormac McCarthy
Editions de L’Olivier
256 p., 21 €

L’auteur de Non ce pays n’est pas pour le vieil homme a reçu pour La route le prix Pulitzer 2007.
Ce roman s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires aux Etats-Unis.

Facebooktwitter

Les années. Annie Ernaux

Les années, Annie Ernaux, GallimardLes années est une magnifique et impressionnante fresque déroulant plus de six décennies de la société française.

Annie Ernaux, l’une des pionnières du dévoilement de soi et du je n’emploie ici que la troisième personne. Elle ne cache pas en réalité embrasser sa propre vie, en venant se pencher régulièrement sur une photo, du bébé posé sur un coussin qu’elle était dans les années 1940 à la femme d’âge mûr qu’elle est devenue aujourd’hui.

Mais à partir de ce "elle" qui apparaît sur les clichés de l’album-souvenirs, c’est un "nous" qu’elle évoque, qui renvoie à la collectivité d’un pays, à ses modes de vie successifs, à l’évolution de ses mentalités.
Si les vies qu’elle décrit sont celles de ses congénères, ce "elle" contient aussi le regard que sa génération portait sur celle de ses parents puis sur celle de ses enfants.

Annie Ernaux revient également sur la façon dont la société française envisageait son histoire récente à chacune des époques. Quels souvenirs évoquait-on dans les repas de famille de l’après-guerre, puis dans les années 1960, puis dans les années 1970, et jusqu’à aujourd’hui ? Mais surtout, de quoi ne parlait-on pas ? Et l’adolescente sur la photo, de quelle "histoire" était-elle consciente ? Ce rapport à la mémoire collective inséré dans l’inventaire historique apporte au livre un souffle et une profondeur formidables.
Et sa dissociation de toute entreprise romanesque (contrairement à l’empesé Une vie française de Jean-Paul Dubois) lui confère une ampleur, une légèreté remarquables.

Chacun se retrouvera dans ces années, ou y retrouvera des références. Ceux qui sont nés après l’auteur verront les récits familiaux confirmés, complétés. Certains en ressortiront pris de mélancolie.
Mais si Les années tient du livre d’histoire teinté de sociologie, il est avant tout une très belle oeuvre littéraire, dans laquelle l’on retrouve la sincérité, la simplicité et la frontalité qui font la puissance du style d’Annie Ernaux.

Extrait des années 1970 :

Quelqu’un commençait à jouer de la guitare, à chanter Comme un arbre dans la ville de Maxime Le Forestier et Duerme negrito de Quilapayun – on écoutait les yeux baissés. On allait dormir au petit bonheur sur des lits de camp dans l’ancienne magnanerie, ne sachant pas s’il valait mieux faire l’amour avec son voisin de droite ou de gauche, ou rien. Le sommeil nous prenait avant d’avoir décidé, euphorisés et confortés dans la valeur d’un style de vie dont on s’était offert toute la soirée à nous même le spectacle – loin des "beaufs" entassés dans des campings à Merlin-Plage.

Les années. Annie Ernaux
Gallimard (2008), 242 p., 17 €

Facebooktwitter

Cafés de la mémoire. Chantal Thomas

Chantal Thomas, Cafés de la mémoire au SeuilEntrée tonitruante en plein Carnaval de Nice : chars, Gagantuas de carton-pâte, roitelets à grosse tête, musique, danse et batailles de fleurs.

Halte au Grand Café de Turin place Garibaldi, carafons de muscadet et magnifique plateau de fruits de mer ; conversations savoureuses avec des inconnus.
Au Grand Café de Turin, on est priés de laisser ses peines à l’entrée. Mais Chantal Thomas a à ses pieds un sac plein à craquer d’un bric-à-bracs de souvenirs, bouts de choses qu’elle a pris chez sa mère tout à l’heure, très vite. Sa mère qui vieillit ; et dont elle admet qu’elle commence à perdre la tête.

Fil d’Ariane de l’autobiographie de ses jeunes années, Chantal Thomas va refaire la tournée des cafés qui les ont accueillies, témoins de ses espoirs, de ses rencontres et de ses ivresses.

En commençant par Arcachon, où, enfant, elle n’en fréquenta aucun, mais en rêva beaucoup, l’imagination excitée par les récits qu’en faisait son grand-père adoré.

Au lycée, auprès d’un professeur prénommé Amaury, elle découvre la philosophie, qui lui apparaît alors comme « la volupté de parler », le passage de la « parole-ustensile à la parole-pensée ». La même année, elle dévore Simone de Beauvoir qui « gagnait sa vie en élaborant des idées » et « voulait s’inventer » en offrant à toutes les jeunes femmes la possibilité d’en faire de même. Elle est son premier modèle lorsque, le soir des résultats du bac, elle peut enfin s’installer dans un café.

Il y aura ensuite la faculté de philosophie à Bordeaux, moments cocasses s’il n’étaient un peu tristes où l’enflammé Amaury est remplacé par un vieux professeur qui se prend pour Hegel et où elle est confrontée à l’hermétisme du cours de logique. Si elle ne connaît pas encore l’ivresse de l’envol sur « sur les ailes grandes déployées de l’Intelligence » qu’elle attendait, ce qu’elle découvre alors l’exalte bien plus que tout ce qu’elle avait imaginé : la liberté d’avoir une chambre à soi, de parcourir la ville jusque tard dans la nuit, de fréquenter les cafés.
C’est dans cette indépendance qu’elle se sent plus proche de Simone de Beauvoir que jamais.

A Bordeaux comme ensuite à Paris, ses Cafés de la mémoire apparaissent alors comme les gardiens de ses folles années : eux ont vu les émerveillements et l’insouciance de cette jeune femme dont le programme ne fut autre qu’empoigner la vie comme elle se présentait.

Cafés de la mémoire. Chantal Thomas
Editions du Seuil
Février 2008
352 p., 20 €

Facebooktwitter

Arthur et George. Julian Barnes

Arthur et George, Julian BarnesArthur est le roi de l’enquête policière, par l’intermédiaire du héros qui l’a rendu célèbre : Sherlock Holmes.

George vient d’être libéré, sans raison officielle, après trois années passées en prison sur les sept qu’on lui avait promis. Arthur Conan Doyle lit le dossier sur le cas de George Edalji et est immédiatement convaincu que le jeune avoué condamné « pour avoir grièvement blessé un cheval » ne peut pas être coupable.

Le livre est l’histoire de la rencontre entre ces deux hommes si différents l’un de l’autre. Les biographies se construisent d’abord peu à peu, en parallèle.
L’Angleterre de la fin du XIXème siècle nous est décrite du point de vue d’un village rural, dans la famille d’un pasteur d’origine indienne marié à une écossaise, et du point de vue de la classe urbaine aisée, dont les membres peuvent à la fois adhérer à l’esprit scientifique (Conan Doyle était médecin) et aux croyances spirites.

Arthur rencontre George et est encore davantage convaincu de l’erreur judiciaire : « non, je ne pense pas que vous êtes innocent ; non je ne crois pas que vous êtes innocent ; je sais que vous êtes innocent ». Et le père de Sherlock Holmes part en enquête sur le terrain. Il veut comprendre comment la machine policière puis la machine judiciaire ont pu produire une telle bévue.

Si nous avons l’impression de lire un polar, nous sommes en fait dans le récit d’une histoire minutieusement reconstituée d’après les documents de l’époque : George Edalji a bel et bien existé, Conan Doyle a effectivement pris sa défense.
Mais c’est aussi l’occasion pour Julian Barnes de faire le portrait d’un Arthur très attachant, pris dans de belles histoires d’amour, auteur prisonnier de son héros (il a dû ressusciter Sherlock sur la pression de ses lecteurs), animateur enthousiaste de sociétés spirites.

Mais l’hypothèse centrale du livre est très finement travaillée : pour Conan Doyle, c’est le racisme qui est à la base de toute l’affaire. Dans une Angleterre qui affichait haut et fort le respect pour ses minorités, il devenait impossible de démontrer « l’acte » raciste, même si souterrainement le sentiment anti étranger œuvrait. C’est la victime même qui ne peut croire à cette thèse, comme George veut le dire à Arthur : « Je ne suis pas assez naïf pour ne pas me rendre compte que certaines personnes me regardent différemment. Mais je suis un homme de loi, sir Arthur. Quelle preuve ai-je qu’on a agi contre moi à cause d’un préjugé racial ? Le brigadier Upton essayait de me faire peur, mais il rudoyait sûrement d’autres garçons aussi. Le capitaine Anson m’a pris manifestement en grippe, sans m’avoir jamais rencontré. Ce qui m’inquiétait davantage au sujet de la police c’était son incompétence ».

Un gros roman qui emplit de bonnes heures d’existence par l’impression qu’il nous laisse d’ouvrage « total », dans lequel individu et société se comprennent l’un par l’autre.

Arthur et George. Julian Barnes
Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin
552 p., 24,40 €
Mercure de France (2007)

Facebooktwitter

Le 10ème Printemps des Poètes : Eloge de l'autre

Dixième Printemps des PoètesInauguré ce soir au Théâtre Mogador à Paris, le Printemps des Poètes va réunir les amoureux de poésie jusqu’au 16 mars autour du thème Eloge de l’autre – Carrefours, croisements, métissages.

Lectures, ateliers d’écriture, rencontres, animations et spectacles, pour sa dixième édition, cette manifestation propose un programme encore plus large que les années précédentes. En Ile-de-France et en province, mais aussi à l’étranger, ce ne sont pas uniquement les librairies et les bibliothèques qui sont concernées, mais aussi les gares SNCF, le métro parisien (à la station St-Germain-des-Prés bien sûr), les hôpitaux (grâce aux clowns du Rire Médecin), la radio (sur France-Culture et RFI)…

Point d’orgue de la manifestation : vendredi 7 mars, grande journée nationale du poème à l’autre, où tout un chacun est invité à faire écho à la proposition suivante : "Chez vous, au travail, à l’école, dans la rue…, offrez un poème, échangez vos poèmes, postez un poème, glissez un poème sous la porte, ceci ou cela, mais donnez un poème à l’autre !"

Pour vous mettre en verve, vous pouvez aller visiter le site printempsdespoetes.com, vraiment très bien fait (y compris côté pratique). Il donne aussi l’occasion de musarder : l’on y trouve une foule de références de poètes et de livres… et l’on a envie d’y piocher au petit bonheur la chance car on peut y lire des extraits.

Autre proposition : entrer dans une bonne librairie, feuilleter, repartir avec un recueil, par exemple d’un poète que l’on ne connaît pas, et savourer le simple bonheur de lire de la poésie.

Et tout de suite, on peut toujours lire ceci :

Éloge de l’autre

Celui qui marche d’un pas lent dans la rue de l’exil
C’est toi
C’est moi
Regarde-le bien, ce n’est qu’un homme
Qu’importe le temps, la ressemblance, le sourire au bout des larmes
l’étranger a toujours un ciel froissé au fond des yeux
Aucun arbre arraché
Ne donne l’ombre qu’il faut
Ni le fruit qu’on attend
La solitude n’est pas un métier
Ni un déjeuner sur l’herbe
Une coquetterie de bohémiens
Demander l’asile est une offense
Une blessure avalée avec l’espoir qu’un jour
On s’étonnera d’être heureux ici ou là-bas.

Tahar Ben Jelloun
Tanger, 7 octobre 2007

Facebooktwitter

Récits de juin. Pippo Delbono

Pippo Delbono, Récits de juin, Actes SudAvec son dernier spectacle sur le thème de la mort Questo buio feroce (Cette obscurité féroce), donné au théâtre du Rond-Point en début d’année et actuellement en tournée, Pippo Delbono bouscule et émerveille.

Le dramaturge italien prolonge ce souffle intime dans un très beau livre autobiographique Récits de juin.
Il y raconte son enfance dans un milieu ultra-catholique – il reçut le diplôme de l’enfant de choeur le plus assidû, avec pas moins de 680 messes en un an ! -, son premier amour, son homosexualité, la maladie, le deuil dans la solitude absolue, la découverte du théâtre enfin. Très jeune, et déjà une façon de trouver la liberté : "Je crois que c’est grâce à ces années de contrainte que j’ai commencé à rechercher un chemin de liberté" dit-il. Evoquant son spectacle sur le pouvoir, Urlo, il cite Henri IV de Pirandello, on ne peut plus explicite : "Et ce prêtre me dit un jour : nous avons besoin de prêtres méchants, de parents méchants, pour pouvoir ainsi nous révolter et devenir libre."
Mais prendre le théâtre à bras-le-corps fut aussi pour Pippo Delbono une façon de "redevenir vivant", dans les moments où il s’est senti perdre pied. Faire entrer dans sa troupe les drôles de comédiens que l’on voit sur scène fut pour lui un besoin : Gianlucca, le trisomique, Nelson, le clochard. Et à propos de Bobo, le sourd-muet microcéphale : "Je redécouvrais le monde avec lui".

Pippo Delbono se livre sans détour mais avec beaucoup de pudeur. Au fil des pages, les extraits de ses pièces et les nombreuses photos font écho au récit. L’ensemble vibre de ce formidable tangage qui fait le sort et le ressort de l’artiste : ce balancement permanent entre vie et théâtre ; comment les doutes, les peurs, les désespoirs ont nourri son oeuvre, et comment ses créations l’ont aidé à avancer, à se découvrir, à se retrouver.
Ciselés avec sobriété et délicatesse, ces Récits de juin ont ce souffle poétique et sensuel propre à Pippo Delbono :

A ta mort, tu danseras sur une colline à la fin du jour. Et pendant ton ultime danse, tu raconteras les batailles que tu as gagnées et celles que tu as perdues. Le vent sera doux et calme, et la colline tremblera. Et aussi longtemps que tu danseras et danseras et danseras, la mort ici assise t’attendra.

Récits de juin. Pippo Delbono
Traduction de Myriam Bloedé et Claudia Palazzolo
Actes Sud (2008), 144 p., 25 €

Facebooktwitter