A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. Le retour à Paris

Marcel Proust La RechercheLe premier séjour, de plusieurs années, que le narrateur fait dans une maison de santé est suivi d’un autre plus long encore, dans une nouvelle maison, où il ne guérit pas davantage.

Il finit par rentrer à Paris.

Durant le trajet en chemin de fer, une pensée mise de côté pendant ces longues années vient de nouveau l’accabler :

La pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidienne avec Gilberte, et que j’avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée (…) me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais.

A son retour chez lui, il trouve un carton d’invitation à une matinée chez le prince de Guermantes.
Le nom de Guermantes retrouvant tout à coup à ses yeux, après un si long oubli, quelque ancien reflet enchanteur et, par ailleurs, la vie mondaine ne pouvant plus l’ôter, comme avant, à la tâche littéraire à laquelle il a désormais renoncé, il décide de se rendre à cette réunion mondaine.

Mais c’est parfois lorsque, désespéré tout à fait, on a fini par abandonner le projet qui nous était le plus cher qu’on tombe sur la clef qu’on ne cherche plus :

C’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver ; on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s’ouvre.

La suite très vite…

Facebooktwitter

A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé. « Je la reconnus, c'était Venise »

Marcel Proust La RechercheRevenu à Paris après de longues années passées en vain dans une maison de santé, le narrateur, qui a perdu tout espoir d’écrire, notamment en perdant, plus généralement, toute foi en la littérature, se rend à une matinée chez le prince de Guermantes.

C’est alors que, « au moment où tout nous semble perdu »:

J’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise.

Il vit alors un moment de félicité, qui s’apparente à d’autres déjà vécus, dont celui, relaté au tout début de A la recherche du temps perdu, de la petite madeleine :

Au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion (…)

C’est alors qu’en un instant il retrouve et la foi en la littérature et celle en ses capacités d’écrivain :

Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement.

Mais entre l’épisode de la petite madeleine et celui du pavé de Paris, s’est écoulée presque une vie, une vie presque « gaspillée » aux yeux du narrateur qui se voyait écrivain. Aussi « Cette fois, j’étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je l’avais fait le jour où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion »:

Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et distincte me frôlait (…)

Et enfin :

Presque tout de suite, je la reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés.

On dirait qu’on "y est" enfin… à très bientôt, bon week-end à tous !

Facebooktwitter

A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé : les paradis perdus

Marcel Proust La RechercheAlors qu’il se rend à une matinée, le narrateur, trébuchant sur deux pavés disjoints de la cour de l’hôtel des Guermantes, éprouve la même et heureuse sensation qu’il avait connue, bien des années auparavant, sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc à Venise.

Il reconnaît le même sentiment que celui qu’il a éprouvé lorsque, enfant, une après-midi, sa mère lui donna pour le goûter une madeleine trempée dans un peu de thé.

Il devine qu’il s’agit du même mécanisme, qu’il essaie d’éclaicir sans délai, alors qu’on le fait attendre dans le petit salon-bibliothèque de l’hôtel jusqu’à ce que le morceau de musique soit achevé « la princesse ayant défendu qu’on ouvrît les portes pendant son exécution » :

Il commence par rejeter tout travail volontaire de la mémoire, dont il ne peut surgir aucun souvenir vrai, dès lors qu’il porte sur un tout :

Sur l’extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas (…) Je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une mémoire uniforme.

Seul le souvenir isolé permet de retrouver les sensations déjà vécues :

Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.

Il devine alors la cause de la félicité qui l’envahit lors de ces réminiscences « en comparant ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à a fois dans le moment actuel et dans un moment éloigner, jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais. »

Cette clé du bonheur qu’il découvre n’est autre que la possibilité d’échapper au temps :

Au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression (…) pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.

A très bientôt ; bien bon week-end.

Facebooktwitter

Le temps retrouvé. Paris pendant la guerre ou l'Orient rêvé

Marcel Proust La RechercheEn 1916, après de longues années passées à se faire soigner dans une maison de santé, le narrateur revient à Paris.

Il fait un soir une longue promenade seul dans les rues de la capitale, qu’il trouve transformée, en ces temps agités.

Il se livre alors à une magnifique description de la ville, dans laquelle il mêle l’évocation de la guerre – cette promenade succède à une visite de son ami Robert de Saint-Loup engagé sur le front – à ses rêveries, nourries des paysages maritimes dont il s’est repu à Balbec…

Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise, qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise, et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui en ce moment ensanglantait la France.

… mais aussi d’Histoire et de références artistiques :

Comme en 1815, c’était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enrubannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci.

Au moment où il contemple ce défilé, il aperçoit M. de Charlus, qui l’entretient longuement sur la guerre.

Lorsque le baron, qui décidément n’a pas changé, sinon par l’accentuation de moins en moins dissimulée de ses « penchants » prend congé, « il croyait peut-être seulement me serrer la main, comme il crut sans doute ne faire que voir un Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré ».

« Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres, de Delacroix n’est pas là-dedans ? me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. (…) Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l’un de nous deux ne soit pas une odalisque ! ».

Belles lectures à tous…

Facebooktwitter

Le temps retrouvé. Prestige de la littérature !…

Marcel Proust La RechercheLors de son séjour de « retour » à Combray, au cours duquel il n’éprouve pas l’émotion qu’il avait espérée, le narrateur séjourne chez Gilberte, la fille de Swann, devenue Mme de Saint-Loup.

Le dernier soir de son séjour, Gilberte lui prête « pour lire avant de m’endormir » un volume du journal inédit des Goncourt.

Le passage qu’il en lit le laisse dans une profonde déception quant à la littérature. Du même coup, son incapacité à écrire, qu’il regrette jour après jour depuis son enfance, lui paraît soudain moins grave :

Mon absence de dispositions pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c’était le dernier soir (…) me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde ; et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j’avais cru.

Après avoir retranscrit le passage du journal des Goncourt, sur un dîner mettant en scène des personnages tels M. et Mme Verdurin, Charles Swann, le duc de Guermantes ou encore le professeur Cottard, que le narrateur pense avoir bien connus, mais dont il ne reconnaît pas les traits dans la description pleine de magnificence ainsi lue, il s’exclame :

Prestige de la littérature ! (…) j’éprouvais un vague trouble. Certes, je ne m’étais jamais dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n’étais plus seul, regarder. (…) Tout de même, ces êtres-là, je les avais connus dans la vie quotidienne, j’avais souvent dîné avec eux, c’était les Verdurin, c’était le duc de Guermantes, c’était les Cottard (…) chacun d’eux m’avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé…

Mais cette déception vis-à-vis de la littérature, perçue soudain comme impuissante à exprimer la réalité ne sera peut-être que passagère :

Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu’avaient pu faire naître en moi contre la littérature les pages de Goncourt.

De longues années après, pendant la guerre, lorsqu’il revient à Paris, il trouvera que la vie, même la « vie quotidienne » et la littérature ne sont pas si éloignées, remarquant, à propos du meurtre de Raspoutine…

.. meutre auquel on fut surpris d’ailleurs de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoïevsky, parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne, et par exemple qu’un souper, un meurtre, événements russes, ont quelque chose de russe.

Bonne lecture à tous.

Facebooktwitter

Le temps retrouvé. Les aberrations de l'amour

Marcel Proust La RechercheLors de sa promenade solitaire dans Paris, le narrateur, après avoir rencontré par hasard M. de Charlus s’aperçoit qu’il s’est fortement éloigné de chez lui et qu’il ne pourra rentrer avant d’avoir pris quelque boisson et repos.

Dans le Paris obscur et clos des soirées de ces années de guerre, il finit par trouver une demeure éclairée pour faire une halte.
Il s’agit d’une maison de plaisirs.
Il y trouve toutes sortes d’hommes, militaires, aristocrates comme hommes du peuple.

Sa curiosité éveillée par des cris, il aperçoit à travers la petite fenêtre dissimulée d’une chambre le baron de Charlus en train de se faire fouetter par un jeune homme.

Cette scène le saisit vivement puis le conduit à de longues réflexions sur l’amour.

Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C’était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m’avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m’avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour, même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine ! Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s’acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations.

De même, c’est aussi un rêve que poursuit le baron de Charlus, à travers son comportement amoureux qui avec l’âge l’entraîne jour après jour un peu plus loin :

Or les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. même dans la plus folle, l’amour se reconnaît encore. L’insistance de M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer (…) des accessoires féroces qu’on avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à des matelots (…), au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attesté au besoin par des actes brutaux, et toute l’enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâgeuse.

Excellent week-end à tous.

Facebooktwitter

Elles. J.-B. Pontalis

Elles de JB PontalisDans Elles, succession de courts récits sur les femmes que J.-B. Pontalis a connues, aimées, dont il a lu ou entendu l’histoire, le célèbre psychanalyste parle-t-il véritablement des femmes ?
Rien n’est moins sûr.

Cette galerie de Elles qu’il passe en revue semble plutôt être celle des amours, dont la banalité, le « classique » laisse à penser qu’il n’existe pas d’histoire d’amour singulière mais simplement quelques grands types, destinés à se répéter inlassablement, tous essentiellement malheureux.

Car malgré Noces, conclusion du livre qui se voudrait optimiste, il ne semble pas exister pour J.-B. Pontalis d’amour heureux.
D’ailleurs, l’amour existe-t-il en dehors de la passion, que le psychanalyste prend pourtant grand soin d’opposer à l’amour car « elle exige la possession de l’autre tout en la sachant impossible et ignore qu’en retour elle fait de vous un possédé » ?
C’est dans les pas de Charles Swann que Pontalis pose ici les siens, avouant qu’il a lui aussi connu son Odette.

De références littéraires, le recueil est largement émaillé, des poèmes de Ronsard qui ont éveillé son adolescence aux maîtresses d’Ulysses dont sa préférée fut Naussicaa – qui malgré son apparence de vagabond l’accueillit d’une voix douce et le trouva beau -, en passant par une lecture psychanalytique d’une scène de Lady Chatterley de D. H. Lawrence.

Malgré tout, sur Elles, les femmes, J.-B. Pontalis n’a pas levé le mystère, cristallisé dans la question originelle de l’homme « à quoi rêvent nos mères ? ».

Quant à l’amour, il en souligne joliment l’énigme, rappelant qu’il est attirance pour l’Autre, qui est bien autre, avec toute la différence qu’il porte, et qui porte l’amoureux hors de soi.

Elles. J.-B. Pontalis
Gallimard (2007)
197 p., 15,50 €.

Facebooktwitter

La mer. John Banville

La mer de John BanvilleA l’aube de la vieillesse, Max perd son épouse, vaincue par la maladie.

Il décide alors de retourner à Ballymoins, le village de bord de mer où, enfant, il passait ses vacances dans un bungalow avec ses parents.
Là, il s’installe dans la maison qu’un certain été la famille Grace avait louée.
La villa des Cèdres, qui l’avait alors fait tant rêver est aujourd’hui une pension de famille, tenue par Mlle Vavasour.

Cinquante ans se sont écoulés depuis ce fameux été : presque une vie.
De cette vie, de ces cinquante années, on saura peu.

C’est sur ses « extrêmités » que Max s’attarde : sa propre enfance, et la mort de sa femme.
Comme si à chacun de ses moments, le monde avait changé (« Mais, d’ici l’ultime changement, le plus crucial, notre vie ne change-t-elle pas radicalement à chacun des moments qui nous sont donnés de vivre ? » se demande pourtant Max) ; comme si quelque chose s’était alors cristallisé.

Quoi de commun entre ces deux périodes pourtant : d’un côté, la mer, le soleil, les peaux nues de Chloé et Connie Grace ; d’un autre les cliniques, la détresse, la maladie ?
Peut-être ce sentiment de perte, d’abandon ; le deuil à faire, la culpabilité ou les culpabilités, y compris celle d’avoir fui son milieu modeste pour s’élever socialement, d’abord en côtoyant les riches Grace, puis, plus tard, en épousant la fortunée Anna ?

Sur fond de bel été finissant et de station balnéaire presque désertée, Max se « refait » les deux histoires. Il replonge dans une enfance dont la fraîcheur, les découvertes, l’envie, les émois, les troubles sont demeurés parfaitement intacts.
Et des douze derniers mois passés près de sa femme malade, il mesure l’abîme qui s’est alors creusé, insidieusement, au point qu’il se demande, malgré le beau couple qu’ils formaient, si Anna et lui se sont vraiment « connus ».

De son écriture ultra-précise et souvent poétique, John Banville cisèle les émotions au fil du récit.

Le retour, chargé d’intrigue, que le narrateur fait constamment sur son passé, sa magnifique mélancolie (« Quels petits vaisseaux de tristesse nous faisons, à voguer dans ce silence étouffé à travers la pénombre de l’automne ») font de La mer un roman beau et troublant, qui berce en permanence le lecteur entre ses deux pôles qui s’attirent autant qu’ils s’opposent, la vie dans son érotisme le plus fort, et la mort, soudaine et implacable, effrayante.

La mer. John Banville
Traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
Robert Laffont, Pavillons (2007)
247 p., 20 €

Irlandais, âgé de 62 ans, John Banville a reçu, pour La mer, le prestigieux Booker Prize.

Facebooktwitter

Gretel Adorno – Walter Benjamin. Correspondance 1930-1940

walter benjamin correspondanceAu début des années 1930, l’écrivain Walter Benjamin fuit l’Allemagne pour se réfugier à Ibiza puis à Paris, en passant par le Danemark.
Ses conditions d’existence sont précaires ; son isolement, les difficultés à trouver du matériau et des soutiens pour ses travaux le minent.
Malgré ce quotidien souvent problématique, il ne cesse d’écrire, de trouver des sujets d’intérêt et d’investigation, notamment Paris et le XIXème siècle.

Gretel Karplus, diplômée de Chimie, compagne du philosophe Theodor Wiesengrund-Adorno fait la connaissance de Benjamin à Berlin peu de temps avant son départ.
Lorsque leur correspondance débute, elle vient d’être embauchée dans une manufacture de gants, dont elle prendra la direction rapidement.
Adorno enseigne à Oxford et la laisse pour l’essentiel du temps seule à Berlin, étreinte par le travail et ses responsabilités de chef d’entreprise.
Autour d’elle, la capitale allemande se dépeuple chaque jour davantage.

La correspondance de Gretel Karplus-Adorno et Walter Benjamin peut dans ce contexte apparaitre comme le trait d’union entre deux êtres écrasés par la solitude, dont chaque lettre vient alléger un peu le fardeau.

Mais elle ne ne peut être réduite à ce seul aspect.

Elle est aussi la marque d’une amitié sincère et profonde entre une femme et un homme devenus nécessaires l’un à l’autre et qui, par là-même pose la question : qu’est-ce que l’amitié entre un homme et une femme ?

Entre Gretel Karplus et Walter Benjamin, c’est d’abord une relation fraternelle, faite de protection et de dévouement mutuels, mais aussi un espace de liberté, de franchise et de respect.
Il y a cependant un autre partage : Walter Benjamin, malgré son absence de suffisance, et l’humilité à laquelle son dénuement l’astreint est aussi l’homme littéraire qui joue auprès de Gretel Karplus le rôle – et il est étonnant qu’il ait cette place à côté d’Adorno, dont Gretel Karplus future Mme Adorno est visiblement très amoureuse – de « partenaire intellectuel » .
S’il lui demande régulièrement les livres dont il a besoin pour son travail, il lui envoie sans cesse à son tour des romans, français notamment, qu’il choisit pour son amie dévoreuse de livres.

De son côté, Gretel Karplus – figure d’indépendance féminine malgré son besoin de protection – lui donne avec assurance son avis sur ses lectures, avis que son correspondant ne manque pas de solliciter le cas échéant.
Malgré l’aura de son compagnon Adorno, elle exprime franchement à Benjamin ce qu’elle pense de ses écrits et l’encourage systématiquement dans son travail.
Une estime intellectuelle extraordinairement réciproque, Benjamin regrettant souvent les « discussions sérieuses » qu’il avait avec elle. Ainsi, en 1939, alors qu’accablé tant par les difficultés personnelles que par la situation politique en Europe, il a de plus en plus de mal à écrire, il lui confie, à propos de ses travaux en cours : « Comme ce serait important pour moi d’en parler avec toi, un être sensé ! ».

Mais elle l’aide aussi matériellement autant qu’elle le peut, le conseille si elle anticipe une mauvaise direction, dans tous les sens du terme.
Lui a souvent des mots tendres, parfois poétiques, s’enquiert avec urgence de sa santé dans les périodes de migraines névralgiques qui la handicapent régulièrement.

D’un grand frère confident à une jeune femme en détresse ( « Comme toujours, je m’adresse à toi lorsque j’ai quelque chose sur le coeur dont je n’arrive pas à venir à bout » lui écrit-elle en 1937 lorsque le mariage avec Adorno qu’elle attend depuis des années lui paraît enfin possible), d’une mère protectrice à un écrivain desespéré, c’est une alchimie de forces et de fragilités qu’est faite cette singulière relation entre deux êtres dont la curiosité intellectuelle, le désir de connaître, la vivacité d’esprit sont le socle commun et inébranlable.

Jalonnée de joie, d’inquiétudes et de crises, c’est plus qu’une amitié, c’est presque une histoire d’amour : « où passe finalement la subtile limite entre amitié et amour ? ». C’est Gretel Adorno qui un jour pose ouvertement la question.

Gretel Adorno – Walter Benjamin. Correspondance 1930-1940
Le Promeneur – Gallimard (2007)
411 p., 26,50 €

Facebooktwitter

La Fugitive. L'oubli d'Albertine à Venise

Marcel Proust La RechercheLe narrateur finit par faire avec sa mère le voyage à Venise dont il rêvait si fort et depuis si longtemps, auquel il avait même un temps renoncé après la mort d’Albertine.

Mais progressivement, il oublie Albertine et peut à nouveau aimer.

C’est ainsi qu’il profite des ses après-midi pour explorer une Venise « intime » :

J’y trouvais plus facilement en effet de ces femmes d’un genre populaire, les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre (…) que rien ne m’empêchait d’aimer, parce que j’avais en grande partie oublié Albertine, et qui me semblaient plus désirables que d’autres, parce que je me la rappelais encore un peu.

Mais ce ne sont que les derniers soubresauts, l’agonie d’un amour bientôt mort :

De sorte que cet amour, après s’être tellement écarté de ce que j’avais prévu d’après mon amour pour Gilberte, après m’avoir fait faire un détour si long et si douloureux, finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer, tout comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l’oubli.

Pourtant un tableau de Carpaccio dans une salle de l’Académie de Venise, Le Patriarche di Grando exorcisant un possédé faillit faire échouer cet oubli définitif, parce qu’il y a reconnu, sur le dos de l’un des personnages, un manteau lui rappelant un de ceux qu’il avait offerts à Albertine :

J’avais tout reconnu, et, le manteau oublié m’ayant rendu pour le regarder les yeux et le coeur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie.

Belles lectures et bel été à tous.

Facebooktwitter