La prisonnière. Albertine : le baiser du soir

Marcel Proust La RechercheDans La prisonnière, le bonheur qu’apporte au narrateur sa vie avec Albertine n’est que l’apaisement momentané de souffrances chroniques, de doutes et de jalousies.

Les questions que temps à autre il ne peut s’empêcher de poser sur l’emploi du temps réel de sa compagne conduisent à des disputes.

Mais aller se coucher sans avoir fait la paix avec son amie est pour le narrateur une véritable torture. Il se débrouille alors pour obtenir d’elle un baiser, qui pourtant ne suffit pas à le consoler :

Ce n’était plus l’apaisement du baiser de ma mère à Combray que j’éprouvais auprès d’Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire, l’angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne montait pas dans ma chambre, soit qu’elle fût fâchée contre moi ou retenue par ses invités.

Les souffrances que ces soirées de fâcherie lui évoquent sont non seulement anciennes mais encore s’accentuent avec le temps :

Cette angoisse elle-même, qui un temps s’était spécialisée dans l’amour … semblait … redevenue indivise, de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments, qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois comme une maîtresse, comme une soeur, comme une fille, comme une mère aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de la vie, qui semblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver.

Alors il ferait n’importe quoi pour obtenir d’Albertine un autre baiser :

Mais, ce soir, son baiser, d’où elle-même était absente, et qui ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que … je voulais m’élancer sur les pas d’Albertine, je sentais qu’il n’y aurait plus de paix pour moi avant que je l’eusse revue …

Il se rend dans le couloir espérant qu’elle sortirait de sa chambre et l’appellerait, mais en vain ; il cherche, dans sa propre chambre, un mouchoir que sa compagne aurait pu oublier et qui aurait pu lui manquer, afin de trouver un prétexte pour la visiter, mais …

Non, rien. Je revenais me poster devant sa porte, mais dans la fente de celle-ci il n’y avait plus de lumière. Albertine avait éteint, elle était couchée, je restais là immobile, espérant je ne sais quelle chance qui ne venait pas ; et longtemps après, glacé, je revenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le reste de la nuit.

Très bonnes lectures et très bon week-en à tous.

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Pauline. George Sand

Pauline de George SandImaginons deux jeunes filles de province.

L’une, Pauline, y est née, dans un milieu ultra catholique. Elle se consacre à sa vieille mère malade et veuve, dans le dévouement et l’abnégation.
Ses jeunes années passent dans cette petite ville de Saint-Front.

L’autre, Laurence, en est partie pour explorer la voie qu’elle sentait sienne. Installée à Paris avec sa mère et ses soeurs, elle est devenue comédienne.
Elle ne sera restée, en définitive, que quatre ans dans cette province où sa mère, veuve également, était venue travailler.
Mais ce temps a suffi pour qu’une solide amitié se noue entre les deux jeunes filles.

Quelques années plus tard, Laurence revient par hasard à Saint-Front. Les deux amies se retrouvent, comme elles s’étaient quittées, avec beaucoup d’affection, mais aussi telles qu’elles sont devenues…
Lorsque la mère de Pauline disparaît à son tour, Laurence la fait venir à Paris et la prend sous son aile.
Comment réagira la pure Pauline dans ce milieu dont elle ignore tout, qui l’attire autant qu’elle s’en méfie ?

Voici l’intrigue de ce bref roman dont George Sand écrivit un premier jet en 1832 avant de perdre le manuscrit et de l’oublier aussitôt. Retrouvé par hasard et achevé en 1839, il paraît alors pour la première fois dans La Revue des Deux Mondes avant d’être édité chez Magen et Cormon en 1841.

De sa plume fine, George Sand excelle dans la description psychologique et sociale.
Elle dresse de la province un tableau impitoyable ; alors que les artistes parisiens qu’elle décrit sont, tels Laurence, désintéressés et généreux.

Vision caricaturale ? Si caricature il y a, elle est, telle la morale de Pauline à l’envers.
George Sand a dépeint, avant Balzac, la mesquinerie d’un milieu qui prétendait avoir le monopole de qualités morales dont il ne se lassait pas de faire montre hypocritement, tout en condamnant avec une violente sévérité la déchéance du monde bohème des artistes.

Autant dire que ce petit roman n’a rien perdu de sa fraîcheur. L’écriture de George Sand fait le reste : on lit Pauline d’un trait, et avec une grande délectation.

Pauline. George Sand
Folio / Gallimard, collection Femmes de lettres (2007)
136 p., 2 €

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La prisonnière. La vie avec Albertine. La jalousie

Marcel Proust La RechercheDans La prisonnière, le narrateur partage sa vie avec Albertine, qu’il a installée chez lui.

L’amour qu’il éprouve pour sa maîtresse est rongé, mais alimenté dans le même temps, par un sentiment de jalousie qui ne le quitte pas.

La jalousie est faite de questionnements sans certitude ni réponse, où l’imaginaire s’emballe, sans repère, dans toutes les directions …

La jalousie se débat dans le vide, incertaine comme nous le sommes dans ces rêves où nous souffrons de ne pas trouver dans sa maison vie une personne que nous avons bien connue … incertaine comme nous le sommes plus encore après le réveil quand nous chercher à identifier tel ou tel détail de notre rêve.

Il demeure dans un vague qui pourrait lui faire perdre le fil de sa vie…

Nous nous acharnons à chercher les débris inconsistants d’un rêve, et pendant ce temps notre vie avec notre maîtresse continue, notre vie distraite devant ce que nous ignorons être important pour nous, attentive à ce qui ne l’est peut-être pas, encauchemardée par des êtres qui sont sans rapports réels avec nous, pleine d’oublis, de lacunes, d’anxiétés vaines, notre vie pareille à un songe.

Bon week-end et bonne lecture à tous.

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Poèmes en archipel, René Char. Les Névons

portrait de René Char pour les NévonsPoèmes en archipel (lire le billet du 14 juin 2007) donne l’envie de célébrer à nouveau la beauté des poèmes et textes de René Char.

René Char ne cessa jamais de rendre hommage à sa terre natale, le pays de la Sorgue, où il reviendra, toute sa vie, au propre comme dans ses écrits, se ressourcer à la fraîcheur de son enfance provençale.

Dans Le deuil des Névons, du nom de la propriété familiale, le poète évoque la douleur éprouvée lors du partage successoral, à la suite de la mort de sa mère, qui conduira à la vente de la maison.
Chanson bucolique et magnifique sur le deuil, sous-titrée Pour un violon, une flûte et un écho, un peu trop longue pour être citée en intégralité :

Un pas de jeune fille
A caressé l’allée,
A traversé la grille.

Dans le parc des Névons
Les sauterelles dorment.
Gelée blanche et grêlons
Introduisent l’automne.

C’est le vent qui décide
Si les feuilles seront
A terre avant les nids.

(…)

Le bien qu’on se partage,
Volonté d’un défunt,
A broyé et détruit
La pelouse et les arbres,
La paresse endormie,
L’espace ténébreux
De mon parc des Névons.

Puisqu’il faut renoncer
A ce qu’on ne peut retenir,
Qui devient autre chose
Contre ou avec le coeur, –
L’oublier rondement,

Puis battre les buissons
Pour chercher sans trouver
Ce qui doit nous guérir
De nos maux inconnus
Que nous portons partout.

(La parole en archipel, 1952-1959)

Poèmes en archipel. Anthologie de textes de René Char
Edition de Marie-Claude Char, Marie-Françoise Delecroix, Romain Lancrey-Javal et Paul Veyne
Gallimard / Folio (mars 2007) 448 p., 11,50 €

Lire également le billet sur la belle Lettera Amorosa

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La vie avec Albertine. Le poids de l'habitude

Marcel Proust La RechercheEn observant les amours de ses amis, celui de Swann pour Odette, celui de Saint-Loup pour Rachel, le narrateur, à de nombreuses occasions, a mesuré l’importance de l’habitude dans la persistance d’une histoire amoureuse.

Dans La prisonnière, partageant sa vie avec Albertine, il se rend compte, dans son propre cas cette fois, que sa situation demeure ce qu’elle est avec son amie, à savoir en partie insatisfaisante mais durable, en raison du poids des habitudes.

Par exemple, la continuelle jalousie qu’il éprouve à l’égard d’Albertine le pousse à chercher des explications sans relâche ; cela étant, il ne les demande pas, par peur de la fâcher. Il s’aperçoit à quel point il a pris l’habitude de ne pas satisfaire immédiatement ses désirs. Dans ce passage, il se remémore les désirs passés et présents qu’il s’est promis d’assouvir sans le faire jamais, comme ce soir-là il n’a pas satisfait celui d’interroger Albertine :

Peut-être que l’habitude que j’avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir de belles femmes de chambres, et particulièrement celle de Mme Putbus, désir d’aller à la campagne au début du printemps revoir des aubépines, des pommiers en fleurs, des tempêtes, désir de Veise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde, – peut-être l’habitude de conserver en moi, sans assouvissement, tous ces désirs, en me contentant de la promesse faite à moi-même de les satisfaire un jour – peut-être cette habitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille (peut-être des jeunes filles, cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire indéchiffrable, dans ma mémoire) avec laquelle (ou lesquelles) Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication.

Souffrant le plus souvent, de sa jalousie précisément, il envisage régulièrement de rompre avec Albertine. Mais il ne le fait pas. Il lui semble savoir pourquoi. Cette raison, à savoir l’habitude, le consterne :

On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préfèrerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux être, ce sont ces milles racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons nous dégager.

Excellentes lectures, excellent week-end à tous et à bientôt

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Poèmes en archipel. Anthologie de textes de René Char

poèmes en archipelPoèmes en archipel fait partie d’une série de publications et de manifestations initiées au Printemps des Poètes à l’occasion de la célébration, en ce 14 juin 2007, du centième anniversaire de la naissance de René Char.

Né sept ans avant la Première Guerre mondiale et mort peu avant la chute du mur de Berlin, René Char a traversé les périodes les plus tragiques de son siècle.

Les écrits qu’il a laissés sont aussi le témoignage des temps qu’il a connus.

On y trouve l’écho de trois étapes de l’histoire littéraire du XXème siècle : le surréalisme d’abord ; la poésie de l’engagement ensuite ; et l’évolution vers des formes aux frontières floues, s’affranchissant des genres définis (fragments, aphorismes, journal…).

L’approche anthologique et chronologique présente un grand intérêt pour qui souhaite appréhender, par une vision – loin d’être exhaustive mais d’ensemble, l’oeuvre de René Char.
En permettant de faire quelques pas sur chacune des voies qu’il a empruntées, Poèmes en archipel permet de se faire sa propre idée et de voir ce qui plaît dans ses différents textes.

L’oeuvre de René Char est réputée difficile d’accès.
On s’aperçoit, au fil du recueil, qu’elle est très diverse et que bien des poèmes sont loin de l’hermétisme qu’on lui prête de façon générale.
Et qu’un poème garde une part d’obscurité n’empêche pas d’y trouver – ou pas – de la beauté.
Ce qui est plus regrettable, c’est lorsque la prose censée l’éclairer est elle-même hermétique.
Dans son Avant-propos, Pascal Charvet promet : « Eclairant le chemin de vie et d’écriture de René Char, ce livre offre aux adolescents d’aujourd’hui, et à tous ceux dont le poète écrivait "Ils disent les mots qui leur restent au coin des yeux", les conditions d’une lecture intime ».
Tel est absolument le cas. A condition de tenir à distance, aussi souvent que nécessaire, les commentaires introductifs inutilement apprêtés et épuisamment brumeux.
A cette réserve près, Poèmes en archipel ne peut qu’être conseillé, que ce soit pour son beau travail d’édition (illustrations de choix, mise en page simple, claire et soignée sur papier épais), ses éléments bibliographiques et biographiques, le très bel hommage, en introduction, que Paul Veyne rendit au poète dans le journal Le Monde en 1990… et son format de poche.

La vie et l’oeuvre de René Char furent marquées, dans l’entre-deux-guerres, et jusqu’à la Libération, par l’engagement politique puis armé.
Dans Seuls demeurent, recueil de textes écrits entre 1938 et 1944, publié en 1945, figure 1939 Par la bouche de l’engoulevent, cri de révolte contre les enfants victimes de la guerre d’Espagne, poème en prose illustré par Picasso :

Enfants qui cribliez d’olives le soleil enfoncé dans le bois de la mer, enfants, ô frondes de froment, de vous l’étranger se détourne, se détourne de votre sang martyrisé, se détourne de cette eau trop pure, enfants aux yeux de limon, enfants qui faisiez chanter le sel à votre oreille, comment se résoudre à ne plus s’éblouir de votre amitié ? Le ciel dont vous disiez le duvet, la Femme dont vous trahissiez le désir, la foudre les a glacés.
Châtiments ! Châtiments !

Poèmes en archipel. Anthologie de textes de René Char
Edition de Marie-Claude Char, Marie-Françoise Delecroix, Romain Lancrey-Javal et Paul Veyne
Gallimard / Folio (mars 2007) 448 p., 11,50 €

Autres publications :
Pays de René Char, Marie-Claude Char, Flammarion (280 p., 45 €)
René Char. Le géant magnétique, hors-série de Télérama (100 p., 7,80 €)

Exposition René Char à la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 29 juillet
Catalogue édité par la BNF et Gallimard, 264 p., 29 €

Lire également le billet sur la belle Lettera Amorosa

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Premier amour. Samuel Beckett

Premier amour« Car je savais que je ne serais pas toujours jeune, et que l’été ne dure pas éternellement, ni même l’automne, mon âme bourgeoise me le disait. »

La nouvelle, datée de 1945 n’a été publiée qu’en 1970. Samuel Beckett l’a composée directement en français.

Ecrit à la premier personne, d’un trait lapidaire, ce Premier amour est magnifique et déchirant.

L’histoire démarre juste après la mort du père du narrateur.
A cette époque, il se trouve chassé de sa chambre, où il serait bien resté. Dans ce but, il a même proposé, en échange, de bricoler dans la maison :

« Je leur proposais notamment de m’occuper de la serre chaude. Là, j’aurais volontiers passé trois ou quatre heures par jour, dans la chaleur, à soigner les tomates, les œillets, les jacinthes, les semis. Il n’y avait que mon père et moi pour comprendre les tomates, dans cette maison. »

Puis, sur un banc, survient sa rencontre avec Lulu. Dès cette première fois, il remarque : « Je sentais l’âme qui s’ennuie vite et n’achève jamais rien, qui est de toutes peut-être la moins emmerdante. Même le banc, elle en avait eu vite assez, et quant à moi, un coup d’œil lui avait suffi. C’était en réalité une femme extrêmement tenace. »

Il pose ses mollets sur ses cuisses, elle lui masse les chevilles. Il est troublé : « On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise (…) Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. »

Il demande à Lulu de revenir moins souvent, puis finit lui-même par quitter le banc, pour aller se réfugier ailleurs, en l’occurrence dans une étable, où il découvre qu’il l’aime : « C’est dans cette étable, dans pleine de bouses sèches et creuses qui s’affaissaient avec un soupir quand j’y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j’avais assez de morphine sous la main, j’eus à me défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, l’affreux nom d’amour. »

Il revient près du banc et la retrouve, bouleversé : « Elle tenait ses mains enfouies dans un manchon. Il me souvient qu’en regardant ce manchon je me mis à pleurer. Et cependant j’en ai oublié la couleur. Cela allait mal. »

Il accepte de la suivre chez elle, y reste : « Je ne me sentais pas bien à côté d’elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu’à elle, et c’était déjà énorme (…). Et je savais qu’en la quittant je perdrais cette liberté. »

Mais dès la naissance de son enfant, le narrateur fuit la femme et la maison qui l’ont hébergé, fuit les cris de l’enfant, physiquement.
Sa fuite est vaine : « Je me mis à jouer avec les cris un peu comme j’avais joué avec la chanson, m’avançant, m’arrêtant, m’avançant, m’arrêtant, si on peut appeler cela jouer. Tant que je marchais, je ne les entendais pas, grâce au bruit de mes pas. Mais sitôt arrêté je les entendais à nouveau, chaque fois plus faible certes, mais qu’est-ce que cela peut faire qu’un cri soit faible ou fort ? Ce qu’il faut, c’est qu’il s’arrête. Pendant des années, j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant, je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ce ne se commande pas.»

Premier amour Samuel Beckett
Les éditions de Minuit (1970, daté 1945)
56 p., 5,50 €

A voir : l’exposition Samuel Beckett au Centre Pompidou jusqu’à ce soir
A consulter : la bibliographie et la biographie de Samuel Beckett (1906-1989)
sur le site des éditions de Minuit

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La prisonnière. Le sommeil d'Albertine

Marcel Proust La RechercheDans La prisonnière, le narrateur vit avec Albertine à Paris.

La nuit, tandis qu’elle dort, lui la contemple.

Et fait bien d’autres choses aussi.

Comme par exemple, « s’embarquer sur le sommeil d’Albertine » :

Alors, sentant que son sommeil était dans dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur mon coeur, puis, sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine.

Ou encore, il porte son regard sur la poche du kimono d’Albertine, qui pourrait recéler bien des secrets :

Quelquefois, quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono, qu’elle jetait sur un fauteuil. Pendant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieur de ce kimono, où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil d’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je hasardais un pas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense, dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatigant. Et ainsi, tout doucement, me retournant sans cesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis la main dans la poche, regardé les lettres. A la fin, voyant que je ne me déciderais pas, je repartais à pas de loup, et venais près du lit d’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me disait rien alors que je voyais sur le bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m’eût dit bien des choses.

Excellent week-end et excellente lecture à tous.

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Oblomov. Ivan Gontcharov

oblomov de gontcharovCher Oblomov,

Je vous imagine lisant cette lettre. Il est près de midi. Vous êtes encore dans votre lit.

Des connaissances viennent vous visiter, vous ennuient voire vous pillent ; vous n’avez même pas l’énergie de les chasser. Vous trouvez simplement qu’ils ont le tort de faire entrer le froid dans votre chambre.

Justement, parlons-en de votre chambre : elle aurait bien besoin d’air fais, au contraire. Regardez-donc dans les coins ; et même sans chercher si loin. Regardez la table où vous prenez vos repas. Tout est recouvert de poussière et de miettes, tout est sale.
Vous pourriez obtenir de votre domestique qu’il fasse quelque chose, au lieu de lui infliger vos jérémiades, subir les siennes et le houspiller sans succès.
Que fait-il d’ailleurs de ses journées ce cher Zakhar ? Rien. Il ne fait pour ainsi dire rien. Comme son maître, en somme. Encore, lui, sort-il de l’appartement de temps en temps pour aller bavarder avec le voisinage. Vous, même pas.
Oblomov ou l’apathie, a-t-on envie de dire.

Peut-être ne vous rendez-vous pas compte qu’à cause de votre inertie, à déjà trente ans passés, vous risquez de passer à côté de votre vie.
La gestion de votre domaine part à vau-l’eau : votre staroste vous roule, vos revenus sont franchement menacés.
Que faites-vous pendant ce temps ? Vous restez là, étendu dans votre vieille robe de chambre, à échafauder des plans, sans les achever jamais, sans même commencer à les exécuter.
La seule idée d’écrire une lettre vous fatigue. Quand bien même on vous y pousserait, voici que l’encre a séché ; voici qu’il n’y a plus de papier.

Les tracas que vous fuyez comme la peste vous rattrapent parfois, vous tiennent un peu éveillé. Alors vous vous mettez à rêvasser. Avant que le sommeil ne vous gagne à nouveau.

Savez-vous qu’en vous comportant avec pareille paresse vous êtes en outre sur le point de gâcher l’amour qu’un ange vous porte, la jolie et vivante Olga ?
Elle vous aime, Oblomov, parce que vous êtes une âme tendre et pure, tranquille et bonne.
Elle est prête à vous réanimer, elle a envie de vous voir vivre. Elle vous demande de lire plein de livres – vous aimez bien un peu lire, semble-t-il, tout de même ? – afin de pouvoir ensuite l’instruire et la conseiller dans ses lectures.
Grâce à elle, vous connaîtrez les élans, le désir, la passion.
Mais la passion, c’est épuisant …

Alors quoi ? Que nous dites-vous Oblomov ? Arrêtez de nous dire tant de choses, du fond de votre lit. Ces choses-là sont peut-être dangereuses.
On se met à penser à vous. On se prend à aimer s’étendre, à rêvasser ; à désirer votre rêve d’abondance, de douceur et de quiétude.
C’est que votre façon d’être finirait par prendre les atours d’une philosophie. C’est peut-être l’oblomovtchina qui nous guette, cette étrange maladie de l’âme russe.

Oblomov. Ivan Gontcharov
Traduction d’Arthur Adamov (publiée pour la première fois en 1959)
Edition présentée et annotée par Pierre Cahné
Gallimard / Folio classique (mars 2007)
568 p., 8 €

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La prisonnière. Albertine à Paris

Marcel Proust La RechercheDe Balbec, le narrateur a emmené Albertine à Paris et l’a aussitôt installée chez lui.

Très épris, il se rend compte que cet amour tient en grande partie au souvenir du désir qu’il en a éprouvé lorsqu’il fit sa connaissance au bord de la mer.

Elle n’était alors à ses yeux que fraîcheur et liberté et lui était parfaitement désemparé.

N’était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idée de moi si familière qu’après sa tante j’étais peut-être la personne qu’elle distinguait le moins de soi-même) la jeune fille que j’avais vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ? Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne de leur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît ; on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage et, comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il la lui eut fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistait l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer.

A la fréquenter ainsi quotidiennement, il réalise que son caractère a changé et s’est enrichi, que sa personnalité est désormais infiniment plus difficile à appréhender qu’elle ne semblait l’être lorsqu’il avait fait sa connaissance sur la plage : c’est de très près qu’il mesure l’épaisseur du mystère de la belle Albertine.

Je la voyais aux différentes années de ma vie, occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur duquel la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû, d’ailleurs, à la superposition non seulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d’intelligence et de coeur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnés de moi, qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils ne nous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous éloignait, à l’éclairage, ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes ; et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer.

Très bon week-end et très bonnes lectures à tous.

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