Film Socialisme. Jean-Luc Godard

Film socialisme, Jean-Luc GodardNul besoin d’un récit au sens traditionnel, nul besoin de tout comprendre pour aimer.
Pendant 1 h 40, Jean-Luc Godard montre des images et donne à entendre des mots, des bruits, de la musique, voire des dialogues entiers. D’abord sur un paquebot de croisière, où l’enchaînement des images (magnifiques) est tel qu’il évoque un clip : c’est la première partie, intitulée Des choses comme ça. Puis il s’attarde auprès de la famille Martin, dans le garage qu’elle tient et dans sa maison : c’est Notre Europe, où il donne largement la parole aux enfants. Enfin, reprise d’un rythme plus rapide dans Nos humanités, avec des pans d’histoires et d’Histoire (la nuance semble l’objet même de l’interrogation de Godard) autour de l’Egypte, la Palestine, Odessa, Hellas, Naples et Barcelone. Autant d’étapes de la croisière en Méditerranée du début, la boucle se boucle. Et aussi cette mention, parmi les textes du film, selon laquelle il y eut un groupe de Résistants près de Toulouse, dont le nom était Martin.

La part absconse de Film Socialisme faite, son propos ne saurait totalement échapper. Et ce discours-là n’est pas seulement dénonciation d’un monde gouverné par l’argent ("Les hommes ont inventé l’argent pour ne pas avoir à se regarder dans les yeux" fait-il dire à l’économiste Bernard Maris), d’une Histoire chargée de crimes commis par les régimes totalitaires et de mensonges. Jean-Luc Godard tient aussi un propos tourné vers l’avenir, passant le micro aux plus jeunes pour demander quelques comptes à leurs aînés et les secouer de questions, notamment "Quo vadis Europa ?". En eux, il concentre la musique, la lecture (Florine lit Les illusions perdues de Balzac appuyée contre la pompe à essence, un lama à ses côtés), la peinture (son petit frère peint un paysage de Renoir). La liaison avec le passé est très présente tout au long du film. La multitude d’images, l’époustouflant montage, tous les choix de Godard font lien avec l’Histoire. Celle des origines de notre civilisation autour du bassin méditerranéen, l’Egypte, Jérusalem, la Grèce antique, mais aussi la Renaissance, mais aussi le XXème siècle. Vision du monde bien sûr ; l’entassement de personnages de toutes nationalités sur le paquebot de croisière est un médium fort efficace pour l’embrasser, montrer sa globalisation qui ne fait ni unité ni égalité.

Tout cela, Godard l’ancre formidablement dans l’époque d’aujourd’hui. Sa mise en scène est à cet égard une signature de son approche contemporaine. Toutes sortes d’images s’entremêlent : des siennes en haute et basse définition aux images prises avec appareil photo ou récupérées sur Internet, des images d’une grande pureté aux images les plus floues, de l’enchaînement trépidant aux longs plans séquences, des extraits de télévision aux films d’archives… Godard dresse un état des lieux, un état de l’art de l’image et il semble que lui seul pouvait le faire. Comme lui seul ramasse en un seul film le poids des médias, des écrans individuels et du numérique ; l’héritage culturel, la philosophie et les sciences ; la France pays où l’on ne peut plus dire être mais seulement avoir ; l’Europe qui se cherche ; l’Afrique oubliée ; l’argent ; le vent, le soleil et les arts, Joan Baez et Alain Bashung. Rien de moins qu’une vision du monde, brillante, captivante.

Film Socialisme
Réalisé par Jean-Luc Godard
Avec Catherine Tanvier, Christian Sinniger, Agatha Couture
Durée 1 h 42

Facebooktwitter

Copie conforme. Abbas Kiarostami

Copie Conforme, le film

Arezzo, Italie. James Miller, britannique, vient présenter son essai sur la valeur, supérieure selon lui, de la copie sur l’original en art. Une Française, jouée par Juliette Binoche et que le film ne nomme pas, y tient une galerie d’art. Elle suit la conférence, puis emmène James dans un petit village de la campagne toscane.
Ils y passeront tout leur dimanche, et le spectateur avec, suivant mot à mot leurs échanges, seul ressort du film, en tant que tel dépourvu de narration, mais contenant un récit – celui de ce couple – totalement captivant.
De la galerie d’art à Arezzo au petit village, le couple se rend dans un musée, puis dans un café, puis au pied d’une statue, dans un restaurant, dans une église et enfin dans une chambre d’hôtel – avec une fin très ouverte dans celle-ci.
Le tout sur fond de noce quasi-continu, ce village étant un défilé de mariages, un arbre (œuvre d’art du musée) y étant réputé porter bonheur.
Cette succession de lieux structure fondamentalement le film : à chaque étape correspond une nouvelle avancée dans le récit du couple.

Au départ, l’on a affaire à un homme et une femme qui semblent ne pas se connaître, se découvrant au prétexte d’une conversation sur la copie et l’original, lui dans les ressorts classiques de la séduction (brin de philosophie, humour, histoires à raconter), elle davantage dans l’échange, l’argumentation, la construction.
Et puis à un moment très précis, la situation bascule : elle et lui se mettent à parler comme s’ils formaient un vrai couple, marié depuis quinze ans. Le système se met en place comme un jeu, dont le point de départ est l’apparence ; il devient progressivement de plus en plus sérieux, au point que l’illusion semble devenir la réalité des personnages, le spectateur se trouvant alors embarqué à son tour dans le balancement et les interrogations sur l’original et la copie. Paroxysme de cette implication, à la fin du film, les protagonistes semblent chacun à un certain moment s’adresser au spectateur en regardant directement la caméra.

Dire que ce film est passionnant est encore peu dire.
Ce qu’il exprime sur l’homme, la femme, le couple a une force et une résonance universelles. Les deux acteurs, dont William Shimell qui à la base n’est pas comédien mais un célèbre baryton, portent les dialogues avec une évidence époustouflante.
Mais au delà des mots, le travail que leur a fait conduire le metteur en scène iranien passe tout autant par les gestes et les corps. Sur ses hauts talons, dans sa robe tournoyante, Juliette Binoche, ultra-féminine semble en permanence en mouvement, à la recherche de l’équilibre perdu, en quête d’ancrage. Ce qu’elle parvient à rendre de son personnage évoque davantage l’incarnation que l’interprétation, tant son registre en termes d’émotions, de combativité et d’abandon est confondant de naturel. Autour du geste, se joue un jeu copie/original vertigineux avec la statue sur la place, une copie, mais dont l’original a l’humain pour modèle, et à laquelle la femme voudrait que l’homme se conforme dans son geste de protection, et qu’en outre l’homme d’un couple d’âge mûr, de façon paternelle, invite James à imiter.

Les jeux de l’illusion et du miroir sont infinis, tant métaphoriquement que visuellement, avec notamment un renvoi à tous les âges du couple : des nouveaux mariés, des jeunes retraités et enfin des très âgés pouvant à peine marcher – tous des couples très unis – vont successivement se manifester devant nos deux protagonistes.
Ici et là l’on suit les reflets, des édifices dans le pare-brise de la voiture – quelle beauté, de la statue sur la place dans le miroir d’un antiquaire (que l’homme évitera aussi soigneusement qu’il évite la statue elle-même), et enfin, dans l’un des touts derniers plans, reflet de James dans le miroir, tendu du coup au spectateur aussi. Que voit l’homme quand il se regarde dans la glace ? Mystère. Mais dehors sonnent les clochent, baignées dans une lumière toscane magnifique, et prolongées d’une vibration merveilleuse, qui semble ne finir jamais.

Copie conforme
Un film de Abbas Kiarostami
Avec Juliette Binoche, William Shimell
Durée 1 h 46

Juliette Binoche a reçu le prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Copie conforme au festival de Cannes clôturé ce dimanche 23 mai 2010.

Photo © MK2 Diffusion

Facebooktwitter

Lola. Brillante Mendoza

Lola, Brillante Mendoza

La pluie tombe à seaux, dégouline partout sur Manille, rejoint le fleuve boueux. Une grand-mère (lola en philippin), haute comme trois pommes, toute plissée, menue, avance le long des trottoirs, tenant un petit garçon par l’épaule, un pauvre sac au bras, un parapluie de l’autre main. Il se retourne sans cesse sous le vent, on a mal pour elle. Mais elle continue, décidée, obstinée. Enfin elle s’arrête, on ne sait où dans la rue, près d’un mur. Tente d’allumer une bougie. Avec ce qui tombe, avec ce qui souffle, avec ce petit garçon plus curieux de regarder les autres enfants que d’aider sa grand-mère. Elle finit par y arriver, comment, on se le demande, cependant on a compris que c’est l’endroit où son petit-fils a été assassiné.
Mais lola Sepa n’a pas le temps de s’arrêter ni de s’écouter davantage ; il faut continuer, s’occuper du cercueil, des papiers. C’est difficile, il faut de l’argent, il faut savoir lire aussi parfois, il faut les mots.
Démunie, lola Sepa a pour toute richesse sa famille, ou ce qui lui en reste, et des amis, ou plutôt des voisins, enfin d’autres un peu moins pauvres qu’elle. Ils l’aident comme ils peuvent. Et puis aussi son obstination à accomplir ce qu’elle doit accomplir : organiser les funérailles de son petit-fils et lui rendre justice en faisant condamner le jeune homme qui l’a tué.
Celui-ci est déjà arrêté, en prison, il n’est peut-être pas un grand criminel ; il n’y a sans doute eu qu’une altercation de rue, un vol de téléphone portable qui a mal tourné. En tout cas, sa grand-mère à lui, l’autre lola du film, Puring, pense qu’il est bon garçon. Aussi opiniâtre que Sepa, tout ce qu’elle veut est porter de la nourriture à son petit-fils emprisonné et surtout trouver un arrangement avec lola Sepa pour éviter procès et condamnation. Elle tente de réunir l’argent nécessaire, dont le montant n’est jamais prononcé, mais dont on comprend qu’il est très élevé pour cette famille de vendeurs de légumes des rues de Manille.

Rien n’est dit, raconté ; Brillante Mendoza se contente de montrer, se tenant au plus près de ses personnages, caméra à l’épaule, tout près de cette ville pauvre, grisâtre. Il n’annonce jamais mais nous plonge immédiatement dans cette histoire, d’abord en intrigant le spectateur puis en le happant par la découverte progressive des personnages et de leurs ressorts. Découverte de la ville aussi, exotique dirait-on, mais dont les fonctionnements marchands, administratifs et politiques ne le sont pas tant que cela.
Au milieu de ce monde compliqué, les Lola font ce qu’elles peuvent. Opposées au début – comment pourrait-il en être autrement ? -, elles finiront par entrer en contact, et, comme toutes les grand-mères fatiguées du monde, à se parler, de leur santé, de choses comme ça ; tellement humaines, ces si simples Lola.

Lola
Un film de Brillante Mendoza
Avec Anita Linda, Rustica Carpio, Tanya Gomez
Durée : 1 h 50

Photo © Equation

Facebooktwitter

Visage, mappemonde de l'au-delà. Yves Simon

Yves Simon, visageDans les pages Débats du quotidien Le Monde daté de ce jeudi 13 mai, l’auteur-compositeur-interprète et écrivain Yves Simon se place résolument, dans les ondulations actuelles du niqab et de la burqa, du côté du visage découvert.

Il le fait de la manière la plus élégante et poétique qui soit, en signant en un quart de page une ode au visage, de toute beauté, pleine de références et plus encore d’humanité.

A lire absolument et à faire partager.

Extraits :

Les visages sont des aimants, comment ne pas être tout simplement heureux de se délecter à une terrasse de café de les voir défiler comme au théâtre, sous nos yeux, deviner les gammes de sentiments et de tourments qui les envahissent, une naissance, une souciance, une jalousie, s’en repaître et se sentir en concordance avec eux – reliés -, en choisir un pour aussitôt l’oublier, ou alors y repenser, cette planète nous a touchés, on aurait pu, on aurait dû, appeler, courir, les choses vont si vite, et Proust qui s’émeut : "Ce regard avec lequel un jour de départ on voudrait emporter le paysage qu’on va quitter pour toujours." (…)
Les visages se rident, ils sourient, ils ravissent ou effraient, ils racontent au monde leur monde, ils sont Hermès sculpté par Praxitèle, Périclès par Crésilas, la Mélancolie, de Dürer, et la Séphora, de Botticelli, les effarés du Tres de Mayo, de Goya, et l’adolescent Rimbaud photographié par Carjat, ils nous percutent, ils nous hantent, ils nous émeuvent. (…).
Chaque visage est un morceau d’univers, un zeste de divinité, une parcelle de Dieu qui à Lui seul serait tous les visages. "Le visage est le lieu du sacré par excellence", dit l’anthropologue David Le Breton. Regarder un seul visage, c’est voir l’humanité tout entière, c’est entrevoir le ciel et les étoiles, se laisser happer par l’infini cosmos "dans un pur arrachement au quotidien, sans plus de référence au religieux".

Facebooktwitter

Mammuth. Gustave Kervern et Benoît Delépine

Mammuth, Gérard Depardieu

Depuis longtemps, Gérard Depardieu ne nous avait autant ému. Sobre, simple, il est Serge Pilardosse dans le dernier film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, les réalisateurs de Louise-Michel.

Les soixante ans sonnés, Mammuth (surnom de Serge, et aussi de sa moto) quitte son dernier lieu de travail, une entreprise de charcuterie dans laquelle il a passé dix ans. La scène inaugurale – Mammuth transportant un porc entier sur son épaule – impressionne et déjà surprend, à la fois par la pellicule qui renvoie à la photo des années 1970, et par la manière de filmer, très proche physiquement mais un peu décalée, presque poétique. S’en suit une désopilante scène de pot de départ en plan fixe, où un patron lit péniblement un discours consternant, mais fort réaliste, pendant que les collègues de Serge "scrunchent" des chips avec une régularité magnifique. C’est alors que, le discours enfin terminé, le chef dit devant les gobelets en plastique : "La fête peut commencer". En quelques minutes, sur le monde du travail, sur la manière dont on traite les salariés, beaucoup de choses sont dites.

Apparaît ensuite Yolande Moreau, Catherine l’épouse de Serge, et son travail à elle, employée d’un supermarché. Leur maison : petite. Leur relation : sans étoiles. Ce ton doux-amer, tragi-comique fera au fur et à mesure du film toute sa place à la cruauté du monde dans lequel Mammuth est livré. Serge a travaillé depuis plus de quarante ans mais comme il n’a pas toujours été déclaré par ses employeurs, il lui manque quelques bulletins de salaire pour faire valoir ses droits. Il s’en va chercher quelques papelards de remplacement sur sa moto et sur les routes des Charentes.

Mammuth n’a pu connaître que le travail, celui des exécutants, et n’en n’a pas tiré de honte. En chemin, on voit que son sort est celui des démunis à tous points de vue, de ceux qui sont et resteront faibles dans cette société dominée par les bien-nés et les malins.
C’est fort et douloureux, et aurait pu n’être que cela si les réalisateurs n’avaient pas suivi par ailleurs une autre veine : celle de l’histoire personnelle et affective de Serge, que l’on ne déflorera pas. Grâce à cet autre cheminement-là, dont l’intersection est la rencontre avec Mlle Ming (même nom à la ville, proprement prodigieuse), le seul personnage désigné comme anormal mais peut-être pas le plus déséquilibré quand on y songe, on verra Mammuth se réaliser, intérieurement, amoureusement, comme pour s’épanouir enfin, occuper toute la place dans son éléphantesque carcasse.

Mammuth
Un film de Gustave Kervern et Benoît Delépine
Avec Gérard Depardieu, Yolande Moreau, Anna Mouglalis, Isabelle Adjani, Miss Ming, Benoît Poelvoorde
Durée 1 h 32

N.B. : sur la mystérieuse Miss Ming, lire l’article de Libé

Photo © Ad Vitam

Facebooktwitter

L'Arnacoeur. Pascal Chaumeil

C’est une comédie légère ; mais on aimerait qu’elle nous transporte davantage.
Le début est très amusant : Alex exerce l’originale profession de briseur de couple. Moche ? Pas du tout. Alex s’applique à ne dissoudre que les unions dans lesquelles les femmes sont malheureuses mais ne le savent pas. Il leur ouvre les yeux en quelque sorte. Son arme : la séduction. Pour l’aider : deux complices désopilants, elle au relationnel – capable d’endosser tous les rôles – lui à la technique, capable de bidouiller n’importe quoi. Ne reste à Alex que le soin de déployer costume ad hoc, sourire ravageur, larmes de crocodile et bagout bien rôdé.
Alors que la petite affaire commence à prendre l’eau financièrement, un contrat en or se présente : un monsieur très riche veut séparer sa fille du non moins riche gentleman anglais avec elle s’apprête à convoler en justes noces. Le seul hic : le mariage a lieu dans une semaine et la belle est très amoureuse. Lieu des festivités : Monaco.

Côte d’Azur, hôtels rutilants, jolies robes : Romain Duris et la ravissante Vanessa Paradis sont plantés dans un décor de rêve où ne manquent ni le soleil ni la fantaisie. On adore celle de la pétillante Helena Noguerra, et de la petite équipe tout terrain, jamais à court d’idées ni d’audace. Julie Ferrier et François Damiens sont excellents et d’eux ressort tout l’humour du film. En revanche, la partie séduction Duris-Paradis est poussive, Vanessa malgré une visible application ne peut que se contenter d’être là, c’est sans doute tout ce qu’on lui demande. Quant à Romain Duris, il retombe dans les facilités des rôles de Klapisch, apparemment heureux de voir le soleil mais bien peu touchant. Une pointe d’émotion eût pourtant été la bienvenue.

L’Arnacoeur
Une comédie de Pascal Chaumeil
Avec Romain Duris, Vanessa Paradis, Julie Ferrier, François Damiens, Helena Noguerra
Durée 1 h 45

Photo © Universal Pictures International France

Facebooktwitter

The Ghost-Writer. Roman Polanski

The ghost-writer, Roman Polanski, Ewan McGregor

The Ghost-Writer, Ours d’argent au dernier festival de Berlin, a été adapté du roman du Britannique Robert Harris, également co-scénariste du film, et publié en Frane sous le titre L’Homme de l’ombre (Editions Plon).
Le choix de Polanski est excellent et son adaptation magistrale : le film nous cueille dès les premières images (où l’on sent qu’il y a un "avant" l’histoire, et que cet "avant" n’a pas été purgé de ses énigmes) et ne lâche pas jusqu’à la dernière.

Un Nègre au doux visage d’Ewan McGregor, ordinaire et assez sûr de lui est embauché pour finir l’écriture des Mémoires d’Adam Lang, ancien premier ministre britannique, poursuivi pour crimes de guerre et réfugié dans une île américaine (toutes ressemblances avec la réalité ne sont pas fortuites).
Les vents balaient la plage et les herbes sèches, que le jardinier de la luxueuse résidence est chargé de ramasser inlassablement, un travail proche de celui du remplissage du Tonneau des Danaïdes. Scène filmée de loin, rapidement. Polanski n’est pas du genre lourd dans les clins d’œil. Mais, comme tout bon réalisateur de thriller, il a l’art d’attirer l’attention sur le moindre détail, dans une ambiance inquiétante à la Alfred Hitchcock. Notre Nègre découvre sur cette île un univers étrange, une galerie de personnages plus ambigus les uns que les autres : Adam Lang, vieil animal politique toutes dents blanches dehors, brushing brillant et ne doutant de rien surtout pas de lui-même ; son épouse (la vraie femme de l’ombre), inquiète, attentive et entreprenante ; sa maîtresse, première assistance allumeuse et amoureuse à la fois. Sans compter le personnel de maison, dont les regards sont tout aussi intrigants.
Et enfin le fantôme, c’est-à-dire le mystère que le Nègre se met en chasse d’éclaircir : la brutale disparition de son prédécesseur auprès d’Adam Lang.

La progression narrative est très efficace ; faisant l’économie de cris et de courses-poursuites, Polanski mène son affaire avec une maîtrise impressionnante. Dirigeant ses acteurs à la perfection (Ewan McGregor en premier lieu – scotchant – mais aussi Brosman en ex-premier ministre et Olivia Williams en épouse déprimée), le cinéaste enchaîne les plans admirables, plongées et contre-plongées miraculeuses, escaliers, portes, larges vues sur la côte, regards dérobés, matins blafards et nuits tardives, le tout avec des phrases bien balancées. Le film distille ce qu’il faut de psychologie, de pistes et d’égarements, et ce de moins en moins tranquillement jusqu’au magnifique dénouement final. Du grand art.

The Ghost-Writer
Un film de Roman Polanski
Avec Ewan McGregor, Pierce Brosnan, Kim Cattrall, Olivia Williams
Durée : 2 h 08

© Pathé Distribution

Facebooktwitter

Alice au Pays des Merveilles. Tim Burton

Alice au pays des merveilles, Tim Burton, Johnny Depp

L’univers merveilleux de Lewis Carroll étreint par celui non moins magique de Tim Burton, cela ne pouvait que fonctionner. Le mariage est librement et plutôt bien honoré.
Entraînée par un lapin à gilet loin d’un monde qui l’ennuie à périr, Alice âgée de 19 ans retrouve au pays des merveilles le Chapelier délicieusement fou, la terrifiante Reine rouge et son opportuniste valet, les animaux qui parlent, chat invisible, chenille fumeuse d’opium, chien fidèle…
Alice grandit, rapetisse, grandit à nouveau, jusqu’à ce que la belle Reine blanche la remette à sa taille, pour le plus grand bonheur de notre adorable Chapelier-Depp. Mais elle n’a pas été projetée de l’autre côté du miroir pour conter fleurette, et une mission de haute épée l’attend pour rétablir la justice parmi ces créatures extraordinaires.
Même si les scènes de combat reposent sur des dispositifs vus mille fois, tout le reste régale sa faim : mélange d’images filmées des vrais comédiens et de dessins animés, explosion de couleurs, de clins d’oeil et de jeux avec les mots rafraîchissants, le tout transporte jusqu’à sa fin avec entrain, et bien sûr, puisque c’est à la mode, en trois dimensions… lunettes glissantes sur le nez.

Alice au Pays des Merveilles
Réalisé par Tim Burton
Avec Johnny Depp, Mia Wasikowska , Michael Sheen
Durée 1 h 49

© Walt Disney Studios Motion Pictures France

Facebooktwitter

Gainsbourg – (vie héroïque). Joann Sfar

Gainsbourg, Vie héroïque, Joann SfarEn choisissant de faire de Serge Gainsbourg le sujet de son premier long-métrage, le dessinateur Joann Sfar ne s’est pas seulement attaqué à un monument national de la chanson. Il s’est aussi attaqué à un mythe : celui d’un provocateur, qui, dans les années 1980 a mis le feu dans le paysage médiatique.

Parmi les multiples visages de l’Homme à la tête de choux, l’auteur du Chat du rabbin a pris des options judicieuses. Portés par une réalisation inspirée, ses choix donnent un film brillant, singulier, onirique même.

Le début de l’histoire est celle d’un fils d’immigrés russes juifs, harcelé par son père du côté du piano, adoré par sa mère et ses sœurs, caché pendant l’occupation, rejeté par les filles à cause de sa laideur.
La suite est ce que le môme Lucien tirera de tout cela pour devenir Serge Gainsbourg : une star qui dynamite la chanson française, se balade le nez au vent dans sa Rolls-Royce, les plus belles femmes du monde lovées contre lui. Joann Sfar montre comment, pour en arriver là, le bonhomme a été poussé par un formidable élan de vie et surtout un incommensurable désir de plaire.
Il commence à exister par le dessin, puisque, face aux exigences paternelles, il a décidé qu’il n’aimait pas le piano. Et c’est lors d’une séance de dessin à l’Académie de Montparnasse qu’il séduit une femme pour la première fois. Il n’est encore qu’un gamin, mais armé d’une audace, d’une obstination, d’un bagout et d’un talent hors du commun : il la séduit en deux secondes.
Une poignée d’années plus tard, poussé par son démon-ange gardien (c’est toute l’ambiguïté de son double Gainsbourg, la marionnette surgissant à tout moment dans le film), qui lui montre le chemin du succès et de l’argent (faciles), il choisit la chanson. Les femmes sont comme aimantées. Et il fait chanter les plus belles, Gréco, Bardot, Birkin…
Musicien de génie, as de la provocation (mais qui a ses raisons : il faut voir le gamin parler aux policiers lorsqu’il va chercher son étoile jaune pendant la Guerre, puis, des décennies plus tard, balancer un bras d’honneur aux Paras en furie à la fin de sa Marseillaise), le Gainsbourg de Joann Sfarr est aussi un homme blessé et émouvant, qui a aimé follement – magnifiques séquences avec Laetitia Casta en Bardot plus magnétique que jamais -, souffert tout autant, mais toujours gardé une élégance incroyable. Le comédien Eric Elmosnino l’incarne d’une façon presque troublante, en interprétant de surcroît avec une grande justesse certaines des chansons, choisies parmi les meilleures du grand Serge.

Serge Gainsbourg, vie héroïque

Gainsbourg – (vie héroïque)
Joann Sfar
Avec Eric Elmosnino, Lucy Gordon, Laetitia Casta, Anna Mouglalis
Durée : 2h10 min

Photos © Universal Pictures International France

Facebooktwitter

In the Air. Jason Reitman

In the air, Jason Reitman

Décalé, c’est le terme qui convient le mieux à cette "comédie romantique" à l’humour un peu amer et au romantisme tout épisodique…

Ryan mène une vie assez singulière et totalement conforme à ses désirs – ce qui est déjà une preuve de singularité : quand il n’est pas dans un avion, il fait office de "chargé de transition de carrière", à savoir faire le sale boulot des grandes entreprises qui n’ont pas le courage d’annoncer elles-mêmes à leurs salariés leur licenciement. Il s’en acquitte très proprement, et hop, à l’aéroport. Autre activité, les conférences : Ryan explique à des parterres médusés pourquoi et comment il faut se débarrasser de la plupart des choses que l’on possède, nécessairement encombrantes. Similitude entre les deux métiers : des interventions courtes aux quatre coins des Etats-Unis. Pas d’installation, pas d’attachement, mais un point de convergence : the air.

Ainsi, chaque jour ou presque, Ryan œuvre au but de son existence : atteindre un million de miles pour rejoindre le cerce très fermé des quelques voyageurs (moins de dix) les plus chouchoutés des compagnies aériennes. Clooney interprète ce rôle de fidèle de la class affair à merveille : la classe, la classe, et… la classe.

Autonome dans son travail, célibataire bien sûr, conquêtes faciles le soir au bar de l’hôtel, peu de famille (deux sœurs qu’il ne voit guère), Ryan est effectivement peu encombré dans son existence : aérienne à tous points de vue.
Mais… il rencontre une autre grande voyageuse ; elle lui plaît assez. Au travail, on le flanque d’une jeune coéquipière. Et sa jeune sœur se marie.

Évidemment, pas question de raconter la fin, ce serait d’autant plus dommage qu’elle est imprévisible. Une raison de plus de recommander ce film, et pas seulement aux fans de George Clooney, car sous couvert de comédie, Jason Reitman fait passer plein de choses et cette légèreté est sans aucune doute la plus élégante manière de les dire : la dénonciation de la dure réalité économique et, pire encore, le cynisme froid et l’hypocrisie doucereuse de ses acteurs ; le conditionnement des consommateurs qui "volontairement" abandonnent leur liberté de choix au profit des firmes qui octroient points et autres miles ; la déperdition de la rencontre humaine au profit des relations protégées par écran ; le modèle de la cellule familiale hors de laquelle point de salut ; le grand rêve de la moitié idéale…
Tout ça tranquillement, presque gaiement, pour, cerise sur le gâteau, ne délivrer aucune morale en définitive. C’est reposant et même carrément souverain. Décalé comme on aime.

In the Air
Jason Reitman
Avec George Clooney, Anna Kendrick, Jason Bateman
Durée 1 h 50 min

© Paramount Pictures France

Facebooktwitter