La bataille. Patrick Rambaud

Un roman prix Goncourt 1997 pour les amoureux de Napoléon Bonaparte, ou pour les passionnés des batailles napoléoniennes, ou encore pour les amateurs des défis littéraires : en effet Rambaud s’est attelé à conter la bataille d’Essling parce que Balzac a manifesté l’intention d’écrire un tel récit durant plusieurs années sans finalement le concrétiser.

Patrick Rambaud n’a pas cherché à pasticher Balzac. Il nous présente un roman historique, tout à ses aspects descriptifs puisés dans les travaux des historiens, comme il nous le confie dans les « notes » qui font suite à son texte. Il reste cependant dans l’illusion de l’objectivité (« un roman historique, c’est la mise en scène de faits réels »), ce qui limite certainement ses capacités à faire adhérer le lecteur à ce qui aurait pu être un objet littéraire davantage pertinent.

Nous rencontrons des personnages qui ont fait l’Histoire, à défaut d’être « réels » : Napoléon, le maréchal Masséna, les généraux Berthier, Dorsenne ou Lejeune, et même Henri Beyle qui ne s’appelle pas encore Stendhal. Et puis des hommes plus humbles qui peuvent témoigner des carnages : « Quand un des porte-aigle eut la tête balayée par un boulet, des pièces d’or roulèrent à terre ; le bougre avait eu l’idée de cacher ses économies dans sa cravate, mais personne n’osa se baisser pour en ramasser une poignée, par crainte des remontrances ».

On apprend que la volonté des hommes n’est pas toujours déterminante dans les issues de la bataille. Ici ce sont les conditions météorologiques qui donnent le tempo. Les pluies ont gonflé le Danube et les ponts provisoires établis par les Français pour le faire franchir par les troupes sont bien fragiles. Les Autrichiens se montrent astucieux : de lourdes barques chargées de pierres vont heurter les ponts qui sont emportés. Napoléon perd finalement sa bataille, inaugurant en 1809 une série de revers.

L’auteur échappe parfois à ses descriptions pour s’engager vers une interprétation qui présente alors davantage d’intérêt : « Ils se turent pour écouter l’ancien hymne de l’Armée du Rhin, répandu dans toute la France insurgée par les volontaires de Marseille, qui accompagna la Révolution et ses soldats jusqu’à l’Empire où, par décret, il fut interdit comme un vulgaire chant séditieux. Lannes et Masséna évitaient de se regarder. Ils se souvenaient de leurs exaltations passées. Désormais ils étaient ducs et maréchaux, ils possédaient autant de terres et d’or que les aristos, mais la Marseillaise les avaient naguère soulevés, ils avaient quitté leurs provinces pour se battre en l’entendant, et combien de fois en avaient-ils entonné les couplets à pleine gorge pour y puiser du courage ? ».

Andreossi

La bataille. Patrick Rambaud

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Le festin de Fébus au Couvent des Jacobins à Toulouse

Le Comte de Foix-Béarn Gaston III, surnommé Fébus, a voulu impressionner le Roi de France Charles VI par un somptueux festin dans le réfectoire du cloître des Jacobins à Toulouse. C’était en 1390. Quelle bonne idée d’évoquer cette fête dans les lieux mêmes de sa tenue plus de six siècles après l’événement !

Pour arriver au réfectoire, lieu de l’exposition, nous traversons l’église, remarquable par ses colonnes, en particulier son impressionnant « palmier » de 28 mètres de hauteur, aux 22 nervures qui s’ouvrent en éventail pour tenir la voûte. La lumière qui se diffuse par les vitraux élève encore davantage les colonnes.

L’exposition nous fait découvrir le banquet du XIVe siècle, avec ses 7 services, dont au moins 5 peuvent comporter des viandes. Elles étaient accompagnées de « potages », et on entendait par ce terme générique des plats de toutes consistances, comme viandes et poissons en sauce ! Cette abondance ne voulait pas dire que les convives goûtaient à tout, car les plats étaient disposés en même temps sur les tables et l’on se servait, en mangeant avec les trois doigts de la main droite et son couteau, des mets les plus proches.

Le seigneur offrait en même temps le spectacle. Au milieu d’une grande table en U se déroulaient les entremets, qui ne désignaient pas seulement des plats extraordinaires, mais des représentations de scénettes, de danses, de musiques. Ainsi Fébus était connu par la qualité de ses propres ménestrels. Ce jour- là il avait voulu impressionner le roi, en vue de la signature d’un traité (Traité de Toulouse du 5 janvier 1390) réglant le problème de sa succession, lui-même n’ayant plus d’héritiers.

Les costumes d’époque nous sont présentés, très colorés, pour les hommes comme pour les femmes, ainsi que des éléments de table, vaisselle et objets spécifiques du siècle, comme des aquamaniles, récipient servant à se laver les mains.

L’on peut prolonger la visite par diverses activités moyenâgeuses : visite costumée pour les enfants, ateliers de saveurs médiévales, ateliers théâtralisés autour de l’alimentation médiévale, et même des apéritifs médiévaux, ce qui est une excellente manière de renouer d’une part avec les expositions et d’autre part avec la convivialité après ces temps de disette culturelle.

Andreossi

Le festin de Fébus.

Couvent des Jacobins, Toulouse.

Jusqu’au 22 août 2021

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Anne Marie. Lucien Bodard

Le narrateur du prix Goncourt 1981 fait preuve de facultés étonnantes : cinquante ans après, il est capable de nous rendre compte avec beaucoup de détails des événements qu’il a vécus à l’âge de dix ans, nous décrivant minutieusement les lieux, les expressions physiques des personnes qui l’entourent. Il nous rapporte très fidèlement les propos échangés, même ceux qui relèvent de haute politique entre les adultes, et ne craint pas de nous faire lire intégralement une lettre (détruite à l’époque) de plus de cinquante pages écrite par son père.

Anne Marie est sa mère, qui rentre à Paris avec lui, alors que son père reste consul en Chine. Déception : au lieu de vivre le grand amour avec Anne Marie, elle l’envoie en pension sans lui rendre visite une seule fois. Revenu auprès d’elle à l’occasion des vacances, il s’aperçoit qu’elle a été très occupée à tisser des liens avec un couple de bourgeois parisiens influents.

C’est sans doute la forme du récit qui empêche toute adhésion à cette histoire d’amour entre mère et fils de dix ans. Mais aussi l’écriture, avec ses innombrables listes à rallonge : « Fauteuils, consoles, guéridons, paravents, divans, bahuts, tables, tous anciens, pieds torses, dos courbés, mais démantelés, dépenaillés, des carcasses brinquebalantes, cacochymes, pansées de housses ». De telles phrases se comptent par centaines (il est vrai sur 650 pages), avec, sans doute par goût de la performance, la liste sur une page et demi de toutes les formes de traités !

Par ailleurs Lucien Bodard ne sait que décrire la laideur. Tout est laid dans le roman. Les trains ? « Les locomotives, avec leurs jets de vapeur, ressemblent à des cachalots échoués qui crachent leurs soubresauts. Les wagons sont les anneaux de vers répugnants ». Les bourgeois ? « Ce sont des trognes à pactoles, rassurantes, au service du pire, celles des rapaces dont la charogne est l’argent ». Même l’adorée Anne Marie n’échappe pas au jeu de massacre : « De plus elle est irritée, elle a son expression dure et ses lèvres se ferment l’une contre l’autre, pour me décocher des mots qui me feront mal. Elle veut me punir, me blesser. Elle est subtile quand, dans cette humeur, elle est résolue à saccager. J’attends. Elle me parle de sa voix que je crains le plus, celle qui n’est pas coupante, celle de la condamnation morne ».

Parfois une phrase délasse et une formule peut faire sourire : « cette façon de savourer, indéfiniment, cette maniaquerie des bonnes manières masticatoires. Elle mange, elle est heureuse de manger, elle n’est qu’un estomac à écusson, je n’existe pas à côté du thé, du pain grillé et de la confiture d’orange. Ma mère est absorbée par son égoïsme bouffatoire ». 

Andreossi

Anne Marie, Lucien Bodard

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John l’Enfer. Didier Decoin

Le roman de Didier Decoin, prix Goncourt 1977, compte quatre personnages principaux : John l’Enfer, Amérindien laveur de carreaux sur les gratte- ciel, Ashton Mysha, Polonais officier de la marine marchande, Dorothy Kayne, sociologue urbaine, et la ville de New York, dans laquelle tout ce monde se retrouve dans une atmosphère de déliquescence manifeste.

Car la ville, dans ces années 70 du vingtième siècle, n’est pas en forme : « C’est la ville qui est vieille, crie Anderson. Elle tient plus sur ses pattes. Lui faites pas mal, l’Enfer. (…) L’un et l’autre ils ont vu la ville se contorsionner (…) Tous deux savent que la cité dissimule sous sa poussière et son clinquant une charpente qui se sclérose davantage de jour en jour ». Nos trois protagonistes épousent cette entropie urbaine : John et Ashton se retrouvent sans travail, Dorothy, à la suite d’un accident, perd la vue, au moins temporairement, et vit avec un bandeau sur les yeux en permanence.

Les deux hommes décident d’aider Dorothy dans son malheur et les trois vivent dans le même appartement, Ashton en tant qu’amant et John comme amoureux transi.  La jeune femme elle-même semble subir les événements et elle n’est pas le personnage le plus crédible de l’affaire. Autour d’eux la ville continue de s’effriter, les immeubles pourrissent ou sont envahis par l’eau des canalisations qui éclatent, les clans politiques se déchirent, les chiens errants envahissent les rues. Sous la surface, la pourriture : le brillant animateur de télé se révèle graine de violeur.

Ce démantèlement finit par toucher les corps, non seulement ceux des laveurs de carreaux qui s’écrasent au sol mais aussi celui d’Ashton qui vend son corps à un médecin douteux qui récupèrera les morceaux, après un accident mortel, pour des greffes. Mais l’argent de la vente permet à nos trois amis de vivre luxueusement quelques temps.

Quel espoir dans cette ambiance si délétère ? John l’Enfer rêve d’un retour au passé : « S’il collait son oreille dans la poussière, le Cheyenne entendrait sous les massifs de Washington Square le souffle des eaux souterraines ébranlant les fondations de la ville à la manière d’une sève puissante. Parce qu’il y avait des rivières, ici ; des rivières et des forêts ; et ça revient du fond des temps, ça patiente, et ça s’empare- à la fin ».

Si l’on s’intéresse au devenir des personnages du roman, par contre l’auteur ne réussit pas complètement à nous faire ressentir le climat de délabrement urbain dont il nous parle. Il nous manque une écriture plus évocatrice, plus poétique.

Andreossi

John l’Enfer. Didier Decoin

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Creezy. Félicien Marceau

Creezy de Félicien Marceau

Les trois premières et les trois dernières phrases du prix Goncourt 1969 sont identiques et donnent le ton du roman : « Elle est ronde cette place. Non, elle n’est pas ronde. Pourquoi ai-je dit qu’elle était ronde ? ». Des phrases très courtes tout au long du livre, qui donnent l’impression d’une action continuelle, sans aucune pause pour la réflexion. Félicien Marceau nous parle de la société du présent, qui avance dans une perpétuelle fuite en avant.

Il est dommage que l’intrigue du roman soit d’une banalité aussi insipide que le monde qu’il nous présente. Un député s’éprend d’un jeune mannequin et hésite : peut-il abandonner épouse et enfants pour Creezy, femme de papier glacé, plutôt fragile ? Le dénouement de l’histoire, à peine ambiguë, n’aide pas à une véritable compréhension de personnages qui restent aussi superficiels que l’univers décrit.

Le narrateur est le député qui nous fait part de son aventure et de sa découverte de Creezy : « Dans l’univers de Creezy, tout est immédiat, né de l’instant et aboli avec lui (…) Avant : rien, une zone obscure, même pas, l’obscurité est encore une question, des limbes, quelque chose de vague, de flou, à peine distinct du néant. Demain : cette idée ne nous effleure même pas. Le présent est autour de nous, immobile, figé, comme un givre (…) ».

Lui-même est embarqué dans un rythme qu’il ne maîtrise plus, symbolisé par des parcours en voiture désordonnés : « Les phares sautent d’un côté à l’autre, comme si la lumière volait en éclats, comme si devant nous courait un photographe ivre de ses flashes. Nous arrivons à un grand échangeur, cinq ou six routes qui s’enjambent. Arrivée au point le plus haut, Creezy arrête la voiture. Nous sortons. Au-dessous de nous, il y a de longues arches, de longues rampes courbes, qui s’en vont, qui reviennent, des piliers, des voûtes, des pans noirs, d’autres blancs et brillants, une lumière lunaire, blanche et gris pâle, sous de grands lampadaires ».

Si l’inanité de ce mode de vie nous est bien évoquée, si au-delà du brillant du papier glacé on sent poindre des zones d’ombre plus troubles, l’auteur n’est pas allé jusqu’au bout de son propos faute de personnages suffisamment convaincants.

Andreossi

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Faux passeports. Charles Plisnier

Premier écrivain Belge à obtenir le Goncourt en 1937, Charles Plisnier se lit aujourd’hui avec intérêt : même si on est peu sensible aux problèmes du militantisme communiste des années 1920-30, les cinq portraits qu’il nous présente sont impressionnants. Ils nous montrent comment l’engagement idéologique peut conduire au fanatisme autodestructeur.

Dans les trois premières histoires ce sont des femmes qui sont mises au premier plan. Pilar, grande bourgeoise andalouse, prend le parti des opprimés (et il en était dans l’Andalousie de l’époque !) et devient la compagne d’un militant anarcho-syndicaliste. Lorsqu’il est recherché après un attentat elle l’accompagne dans ses pérégrinations militantes, mais peu à peu ne suit plus son compagnon radical : « Je ne crois pas, disait-il, en ceux qui ont une maison, un lit, une famille, des amis ».

Ditka, militante Serbe, « sorte de sainte sans espoir », connaît les prisons, les tortures et les mutilations (image terrible). L’auteur continue à traquer la part de sentiment chez ces épris de libération des peuples avec l’exemple de Carlotta, envoyée par Moscou pour juger les traîtres : qu’elle soit amoureuse de l’un deux ne changera rien, il sera exécuté. Mais qu’en est-il du courage dans cette guerre, souvent de l’ombre ? Deux hommes sont opposés : Saurat, grande gueule qui ne recule devant aucune mission dangereuse, et Cordevise, plus effacé. Pourtant le second sauvera le premier : il y a quelque chose qui est plus humain en lui.

Le dernier portrait est celui de Iégor, cadre russe du Parti, qui exclut sans pitié ceux qui ne restent pas sur la ligne exacte (Plisnier lui-même a connu une telle mésaventure en 1928). Le narrateur, militant chassé, essaie de comprendre ce personnage, stalinien pur jus : « Etre un véritable bolchevik, cela signifie-t-il faire bon marché du juste et de l’injuste, de la dignité de l’homme, de l’honneur d’une âme ? Iégor rit franchement. –Ce qui m’étonne, dit-il, c’est que pendant dix ans, tout habitué de ces billevesées bourgeoises, vous vous soyez conduit à peu près comme si vous aviez été un vrai bolchevik ».

Ce Iégor reste fidèle jusqu’au bout : il ne sauve pas le frère de sa compagne de l’exécution, et lui-même s’accuse des pires trahisons aux procès de Moscou de 1936. Sa compagne témoigne : « Iégorouchka ne sait pas ce que signifient la vie et la mort. Le sait-il vraiment ? Le croyez-vous ? Il ne le sait pas, je vous le jure. C’est un petit enfant. C’est un petit enfant ».

Andreossi

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Berthe Morisot au Musée d’Orsay

Berthe Morisot, Eté

A la fin du parcours, on trouve, comme toujours, des cartes postales et revues à acheter pour garder souvenir des tableaux qu’on a le plus appréciés. Mais que l’exercice est vain en peinture, on l’a maintes fois constaté, et plus encore s’agissant des impressionnistes aux effets de lumière si subtils que les technologies les plus modernes de reproduction semblent impuissantes à restituer.

L’exercice semble plus cruel encore pour l’œuvre de Berthe Morisot (1841-1895). Une pure, une magnifique peintre impressionniste, moins connue du grand public peut-être que ses collègues masculins Monet, Manet, Renoir et autres Degas, mais ô combien talentueuse. Preuve de cette moindre (re)connaissance : il s’agit de la première exposition monographique proposée par une musée national depuis… 1941 ! Preuves de son talent : elles sont nombreuses ; on les découvre sur pièces au Musée d’Orsay depuis mardi dernier et jusqu’au 22 septembre.

Beaucoup de tableaux sont des inédits pour le public parisien, issus de collections particulières ou de musées étrangers. L’exposition est très intelligemment construite, sa présentation textuelle efficace. Concentrée sur ce qui représente la part prépondérante de son travail – les portraits et tableaux de figures – elle nous fait arpenter une œuvre moderne, touchante et singulière dans le monde impressionniste lui-même.

Berthe Morisot, La terrasse

A parcourir les tableaux, on sent une personnalité, une profondeur chez cette artiste qui, dans le XIX° bourgeois dont elle est issue, a vite décidé de faire de sa passion non pas un passe-temps mais un métier. Ce milieu et la condition féminine qui y était attachée sont visibles dans les scènes d’intérieur et de plein air, où l’on voit à travers leurs figures les occupations auxquelles Berthe Morisot était destinée : assise sur un sofa se contentant de regarder la vie urbaine à travers une fenêtre, occupée à lire, coudre, jouer d’un instrument, ou encore dans un jardin près des enfants.

Les intérieurs de l’époque sont chargés, les meubles lourds et chez Berthe Morisot leurs teintes souvent éteintes. Pourtant, quelle lumière partout et quelles couleurs à l’extérieur, des verts, des roses, parfois de somptueux mauves. Toute une série de tableaux traite du thème toujours passionnant de la frontière intérieur / extérieur, dans des mises en scène variées. Ici un balcon, là une fenêtre, un bow-window ou une véranda. La lumière inonde l’intérieur, le regard est attiré vers le dehors, et tout respire.

Berthe Morisot, Jeune femme au divan

Mais que pensent les personnages qui y font dos ou face ? Plus généralement, qu’éprouvent les personnages – essentiellement féminins, à l’exception de son époux Eugène Manet, frère du peintre – peints par Berthe Morisot ? Ennui, mélancolie, tranquillité d’âme ? Le plus souvent on l’ignore, et ce mystère est source de joie. Morisot n’est pas des artistes qui assènent, mais de ceux qui évoquent, en des portraits parfaitement sur le vif. Là est sa modernité absolue : des cadrages photographiques, une touche rapide, enlevée, pleine de mouvements, souvent le choix de « l’inachevé ». Dans les scènes de toilette, les modèles se fondent dans le décor des chambres. Les lectures peuvent en être multiples. Dans les scènes de mode, les robes sont davantage suggérées que représentées, et ce sont les modèles qui attirent toute l’attention. Dans les scènes de plein air, la végétation remplit admirablement la toile, pour mieux servir d’écrin aux personnages.

Berthe Morisot, Sur le lac

Quelle tendresse lit-on dans ses tableaux, et pourtant, même lorsqu’elle peint sa fille, c’est bien le peintre qui s’exprime, le témoin. Celle qui voulait par-dessus tout enregistrer l’éphémère : « Il y a longtemps que je n’espère rien et que le désir de glorification après la mort me paraît une ambition démesurée. La mienne se borne à vouloir fixer quelque chose de ce qui se passe, oh  quelque chose ! la moindre des choses, eh bien cette ambition-là est encore démesurée !… une attitude de Julie, un sourire, une fleur, un fruit, une branche d’arbre, une seule de ces choses me suffirait ».

Berthe Morisot (1841-1895), une exposition à découvrir au Musée d’Orsay jusqu’au 22 septembre 2019

A voir également en ce moment et jusqu’au 21 juillet : Le modèle noir de Géricault à MatisseFacebooktwitter

Texaco, Patrick Chamoiseau

Marie Sophie Laborieux est l’héroïne du roman de Patrick Chamoiseau qui a remporté le prix Goncourt en 1992. Elle confie son récit au Marqueur de paroles, et elle a de quoi raconter, car elle commence par les souvenirs laissés par son cher papa Esternome et sa manman Idomédée nés esclaves dans la Martinique, colonie française d’alors, pour terminer sur sa victoire bien à elle : faire reconnaître comme quartier à part entière le bidonville qu’elle a initié près de Fort de France.

Les chapitres du livre reprennent les humbles matériaux qui servent à bâtir : le XIXème siècle est le temps de paille, et le charpentier Esternome choisit de s’installer dans les Mornes, que les Békés (colons) délaissent, dans une société d’une extraordinaire diversité. On y trouve par exemple des affranchis : « Beaucoup de Libres activaient leur cerveau d’une huile maligne. Ils s’érigeaient tenanciers de tripots, maniaient la clarinette, le violon, les cuivres, devenaient docteurs de la carte et du dé. Autour d’eux, de féminines chaleurs offraient la joie foufoune des vieux métiers du monde ».

Marie Sophie naît après l’éruption de la Montagne Pelée, qui rase la ville de Saint Pierre. La famille migre à Fort de France, et c’est le temps du bois caisse. Après bien des aventures souvent tragiques notre héroïne, après la rencontre avec le guérisseur Papa Totone, choisit de vivre au pied des réservoirs de Texaco : la zone est libre mais les autorités mènent une guerre sans merci aux familles qui s’y établissent. C’est le temps du fibrociment qui couvre les cases, démolies par la police et reconstruites sans cesse.

La lutte finit par être appuyée par le maire, Aimé Césaire : « De voir ce petit-nègre, si haut, si puissant, avec tant de savoirs, tant de paroles, nous renvoyait une image enthousiasmante de nous-mêmes ». Le temps béton va pouvoir commencer.

Le roman est riche de thématiques diverses liées à l’histoire de la Martinique. Mais surtout, quelle langue ! Marie-Sophie est séduite par la langue française du maître d’école : « Parler français était une succulence qu’il pratiquait dans une messe de mouvements. Il semblait un berger menant sans cesse un troupeau de vocables ». A notre tour nous profitons à chaque page de ce français imagé, tellement enrichi par les tournures locales. Ainsi lorsqu’ Esternome le charpentier fait la cour à Ninon : « Il lui bredouillait des bêtises qui s’accordaient bien aux éveils de sa chair. Il suffoquait. Elle plus lente, prenait une chair de poule, se noyait dans l’huile fine surgie du pli profond. C’est ça la vie, miaulait mon Esternome, y’a que ça et rien d’autre, vivre les pluies de son sang. Mais la douce, bien qu’à son plaisir, conservait dans sa tête une ramure de soucis que la longue égoïne de l’amoureux vicieux ne parvenait jamais à scier pour de bon. Mais il persévérait ».

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Meilleurs voeux pour 2018

Chers lecteurs,

très belle et heureuse année 2018, dans la paix, la joie, la bienveillance et la beauté. Commencez l’année en lisant de bons livres. Pas seulement ceux qui viennent d’être publiés et dont on parle partout, mais regardez dans les bibliothèques, la vôtre, celles des autres, les bibliothèques publiques… Parlez lecture avec vos amis et vos connaissances, découvrez et redécouvrez des auteurs. Sans oublier les prescripteurs que vous connaissez bien, comme le blog que vous suivez en ce moment-même ! Et puis allez voir de beaux tableaux, de beaux dessins, des gravures, des photos, des sculptures. Parcourez  les expositions, mais aussi les salles des musées, souvent si tranquilles et qu’on oublie trop souvent de visiter. Suivez les conseils et suivez le bon vent. Laissez vous surprendre. Arrêtez-vous. Contemplez. Taisez-vous. Ecoutez la musique, où vous voulez. Et si vous le pouvez, dans les salles de concert. Restez immobiles, fermez les yeux. Savourez. Et parfois faites le silence autour de vous. Ensuite, reviendra le temps des jardins, des fleurs et du soleil. C’est 2018, c’est tout nouveau et pourtant nos besoins eux changent si peu. Très belle année à tous !

Mag

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Filles de la pluie. André Savignon

Le sous-titre du Goncourt 1912 est explicite : « Scènes de la vie ouessantine ». Savignon ne propose pas un roman mais neuf histoires dont le centre d’intérêt principal sont les îliennes, en particulier dans leur rapport aux hommes, car ceux-ci, en mer ou perdus en mer, ou définitivement partis de l’île, leur ont donné une liberté qui pose question à l’écrivain.

Les différents textes sont autant de portraits de femmes qui le plus souvent ont eu une histoire tragique. Certaines ont subi la violence masculine, d’autres une cruelle solitude. Les histoires d’amour qui commencent ne se terminent jamais dans le bonheur. C’est qu’un fossé énorme sépare les filles des garçons, comme s’il était donné à l’avance qu’une vraie rencontre entre les deux est impossible : « Trois fois elle avait été de noces. Or, ici, ces cérémonies ne sont pas, comme ailleurs, des occasions fournies aux jeunes gens de se réunir et de lier connaissance. Les noces ouessantines se réduisent à un cortège chantant d’îliennes qui promènent à travers le pays le marié et deux ou trois garçons d’honneur, tous gênés, au milieu de ces filles qui, dans leur innocence effrontée, ont l’air de célébrer une prise ».

Si certaines de ces femmes font preuve d’initiative, de courage, d’une grande volonté, Savignon insiste peu sur les solidarités féminines dont on peut supposer qu’elles ont pu être nécessaires sur une île à la vie si rude. L’absence d’hommes semble ouvrir la voie à des fantasmes masculins que l’auteur semble partager : ces femmes sont prêtes à accueillir les étrangers dans une liberté sexuelle rarement connue ailleurs. Pourtant, à l’époque du récit, ce sont surtout des soldats d’un régiment colonial qui débarquent en garnison à Ouessant, et on peut imaginer quel type d’offre ces hommes proposent.

Le pittoresque n’est pas absent de l’évocation de cette vie à Ouessant au début du vingtième siècle, et la dénonciation des changements que Savignon observe n’est pas exempte d’une idéalisation d’une vie plus « naturelle » qui serait propre à la condition d’isolement : « (…) savez-vous, fichez nous la paix !… F…-nous le camp, avec vos progrès et vos inventions du diable, vos journaux, vos phares, votre télégraphie sans fil et vos soldats et votre argent qui a corrompu notre île. Laissez-nous nos anciens usages et, que vous veniez de France ou d’ailleurs, partez, allez coloniser plus loin : nous en avons assez d’être traités comme des nègres ou des canaques !… ».

Exotisme et rêves de disponibilités amoureuses ne suffisent pas à assurer l’adhésion à ces neuf histoires.

Andreossi

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