Un grand pas vers le Bon Dieu. Jean Vautrin

Il faut d’abord s’habituer au français du Goncourt 1989 : « En moins que rien il avait grab son vieille carabine et, craignant plus la nuit, se jeta au hasard des fardoches. Tant pis les ramponeaux, les griffures des broussailles sur ses mollets de kildi, il sentait pas son sang ». Sauf à consulter un dictionnaire du langage cajun, le sens de certains mots restera secret, mais quelque connaissance de l’anglais aidera souvent, tant le parler de la Louisiane emprunte à la langue voisine.

La première partie de ce gros roman relève de la performance par cette ténacité de l’auteur à rendre compte de l’histoire d’Edius Raquin à l’aide de ce vocabulaire si expressif : « Le vieux avait un sac-à-pite retourné sur les épaules pour se protéger de la mouillure. Une raide redingote tissée dans une plante fibreuse que nouzaut, icite, dans les campagnes de la Louisiane, appellent ‘baïonnette espagnole’ ».

Les aventures d’Edius, dans cette fin du XIXe siècle, relèvent du western, avec bandits hauts en couleurs, shérifs, assassinats racistes, revolvers. Il devient ami de Farouche Ferraille Crowley, un pilleur de banque, lui-même poursuivi par un tueur, et ne trouve pas mieux que de marier sa fille Azeline de 16 ans (par ailleurs très consentante) à ce bel homme recherché par toutes les polices. Le jour du mariage, le shérif arrive avec ses hommes, dont l’alcool semble être l’arme la mieux partagée, et c’est le carnage.

Nous sommes à la moitié du roman et nous avons lu, et de loin, la meilleure partie, essentiellement grâce au pittoresque des personnages, (comme la Noire Mom’zelle Grand-Doigt ou l’Indien Jody McBrown) et des scènes très enlevées. Mais la suite est bien décevante. Nous avons quitté la campagne pour La Nouvelle Orléans au temps des débuts du jazz et nous suivons la jeunesse du fils issu des amours de Farouche Ferraille Crowley et d’Azeline. Mais, malgré le caractère très documenté sur cette époque importante pour l’histoire de la musique, le roman devient ennuyeux.

Il vaut mieux se souvenir du charme de certains dialogues de la première partie du roman, tel celui qui relate la confession d’Azeline au curé du village : « -Ah, père ! père ! Même si j’vous parais folle, verte et naïve, pardonnez ! J’l’ai aimé en un jour. Et l’lendemain, c’était pire ! (…) –Disez- moi si vous avez « glissé », ma fille dit-il simplement. Aussi combien de fois le serpent a mordu. Et à quelle hauteur, s’il vous plaît ? Azeline égrenait à nouveau son rosaire sans déblater. Les mots nouaient dans sa gorge. Ils étaient mayère trop étouffants pour pouvoir passer son bec doux ».

Andreossi

Un grand pas vers le Bon Dieu. Jean Vautrin

Facebooktwitter

Les grandes familles, Maurice Druon

Un Goncourt 1948 qui ne donne vraiment pas envie de connaître les « Grandes Familles » ! Le sordide imprègne le climat du roman, tant du point de vue des rapports entre les personnages que dans le sentiment d’achèvement de l’histoire de ces castes dont l’accession au pouvoir apparaît comme l’ambition ultime, qu’aucune autre valeur ne peut concurrencer.

Deux familles nous sont présentées : l’une aristocratique, qui compte dans ses rangs un poète célèbre, un général, un ministre plénipotentiaire. L’autre est grande bourgeoise : on est plutôt du côté de la banque, de l’industrie, de la presse, de quoi dominer la place parisienne. Le jeune Simon, d’origine très modeste mais très ambitieux, part à l’assaut de ces familles, et ses qualités de séducteur font mouche, tant du côté des femmes (pour le corps) que du côté des hommes (pour l’emploi). Mais l’essentiel est de repérer les barreaux les plus solides de l’échelle sociale.

Au-delà de ce parcours tout de même assez convenu, d’autres personnages alimentent les intrigues : par exemple un médecin violeur de patientes, mais surtout Lulu Maublanc, demi-frère mal aimé qui cherche à se venger des humiliations subies. Certaines femmes sont davantage épargnées par Druon : écartées des affaires et des fonctions sérieuses, leurs tentatives pour sortir du lot peuvent paraître sympathiques.

L’intérêt du roman ne tient pas aux descriptions des lieux (« Vers le ciel de décembre, obscur à la fois et encombré d’astres, Paris lançait son immense lueur rose » !!!), mais plutôt à celles des personnes. Et de ce point de vue, notre auteur met assez de piment dans ses ingrédients pour nous rendre des portraits plutôt savoureux. Tel ministre : « ce corps bref, tassé, cette chevelure argentée qui bouffait sous les bords du haut-de-forme, ces paupières de volaille qui battaient en ponctuant la parole ». Le vieux Schoudler qui finit son petit verre de chartreuse : « il sortait, pour lécher ce qui restait au fond, une langue violette, recourbée, épaisse, qui se mouvait lentement dans le cône transparent et l’obstruait, comme une espèce de sangsue bien pleine de sang et prête à crever ».

C’est bien ce sentiment d’épuisement d’un monde, qui demeure dans l’esprit du lecteur après la fin du roman. Mais l’épuisement peut paradoxalement laisser la place à d’autres agréments, ainsi qu’on l’apprend à propos d’amours finissantes : « Parce que Simon était de plus en plus lent à se libérer d’un pénible plaisir, Mme Eterlin en éprouvait de plus longs bienfaits. Singulière dérision que cet accroissement de la joie, chez l’un, par la diminution du désir chez l’autre ».

Andreossi

Les grandes familles, Maurice Druon

Facebooktwitter

Maestro. Léa Fazer

maestro

C’est le film le plus joli, sensible et intelligent vu depuis longtemps.

Henri, un jeune comédien en mal de rôle, tempérament sûr de lui et potache, toujours prêt à amuser la galerie et à flamber, se voit engagé par un grand réalisateur, Cédric Rovère, respecté et admiré pour le cinéma d’auteur auquel il est resté fidèle depuis le début de sa longue et belle carrière. A l’origine du scénario, une histoire vraie : celle du jeune Jocelyn Quivrin (aujourd’hui disparu) qui découvre Eric Rohmer en jouant dans ce qui sera en fait la dernière œuvre du cinéaste, Les amours d’Astrée et de Céladon, un film en costumes et quelque peu pastoral tiré du roman du XVIIème siècle d’Honoré Urfé. Film qu’on avait adoré soit dit en passant.

Maestro raconte ainsi la rencontre de deux personnages et à travers eux de deux mondes. L’un est jeune, inculte et croit que la culture ne sert à rien. L’autre est âgé, nourri de culture classique, amoureux de la langue, de la poésie, de la beauté d’un paysage ou d’un sentiment. L’un est bien l’enfant de son époque, l’autre semble être l’un des derniers survivants d’un temps révolu.

Plongé dans l’univers rohmérien, où il découvre des congénères fort différents de ceux qu’il fréquente d’habitude, recevant les conseils du vieux cinéaste, Henri va peu à peu évoluer, comprendre qu’une belle voiture n’est pas la seule manière de séduire une fille et que pour la beauté de l’art certains sont prêts à sacrifier leur confort, oublier leurs problèmes de fins de mois et à se passer de portable…

Superbe chemin initiatique conduit par la grâce de la transmission et conforté par l’exemple des pairs, le film – et c’est notamment ce qu’il a de merveilleux – ne ressemble pas à une « leçon ». Le regard porté sur le vieux cinéaste, mêlant admiration et recul dans un subtil équilibre, est d’une tendresse incroyable. Dans cette ode à la beauté, à la littérature et à la culture, il n’y a pas une once de prétention. D’un bout à l’autre, au fil d’une tout aussi tendre moquerie, l’humour nous fait aimer tous les personnages. Et à travers Cédric Rovère on découvre avec un ravissement absolu les émouvantes coulisses d’un tournage de Rohmer – où par exemple et comme de naturel, les lectures se font dans la crypte d’une chapelle médiévale… Dieu que tout cela est bien écrit, bien fait, bien joué. Et si beau.

Maestro

Un film de Léa Fazer

Avec Pio Marmai, Michael Lonsdale, Déborah François

Sorti en salles le 23 juillet 2014

Durée 1 h 25

Facebooktwitter

Jacques Prévert et Hervé Guibert à la MEP

Exposition Jacques Prévert, collage, MEPIl reste peu de temps pour aller voir les expositions Prévert et Guibert à la Maison européenne de la photographie à Paris : précipitez-vous-y d’ici le 10 avril car l’ensemble est absolument magnifique.

La première présente des collages de Jacques Prévert, parmi les centaines qu’il a réalisés sur près de 50 ans.
L’exposition n’occupe qu’une salle de la MEP, et on ressort aussi séduit qu’affamé car on aimerait en voir beaucoup plus !
Ces extraits suffisent largement à démontrer que Prévert n’était pas moins poète de l’image qu’il ne l’était du verbe.
Son "truc" ? Il piquait des photos de ses amis photographes : Brassaï, Izis, André Villers… et même Alexandre Trauner qui, lui, était décorateur de cinéma, ce qui ne l’a pas empêché de photographier Paris avec un grand talent (on en avait déjà parlé ici).
Jacques Prévert transformait ce matériau "top niveau" à sa guise, en puisant dans sa réserve personnelle d’images, glanées ici ou là sur le bord du chemin : des pages de journaux ou de beaux magazines, des chromos, des gravures anciennes… Il cueillait ses motifs aux Puces, sur les quais de Seine, chez des marchands de la rive gauche… avant de s’en servir un jour ou l’autre pour ses collages.

Résultat ? Des images oniriques, dans une veine surréaliste qui à certains égards rappelle les collages de Max Ernst.
Prévert mélange avec bonheur des images souvent d’époques différentes, illustrant des thématiques humanistes (il se ressemble décidément très bien) : un couple d’amoureux assemblé à partir de planches d’anatomie – des cœurs ! – sur une photo de Brassaï, des images d’animaux qui nous entraînent du côté de La Fontaine, un autoportrait plein d’humour avec une frise guère avantageuse qui lui barre le visage, une belle frise végétale encadrant son épouse en plein élan…
Les photos d’origine, totalement dénaturées, sortent ainsi de leur contexte propre et les collages du poète paraissent sans âge.
Des livres ont été tirés de ces travaux, dans une parfaite osmose entre les mots et les images, les deux plein de gravité, de joliesse et de fausse naïveté.

Exposition Hervé Guibert à la MepChangement d’ambiance radical avec la superbe exposition de photographies d’Hervé Guibert. Petit format, noir et blanc, beaucoup de scènes d’intérieur, d’autoportraits et d’images de proches : on est ici dans le royaume de l’intime.
Avec Hervé Guibert, ce mot d’intimité se pare de lettres d’or, tant ses photos sont brillantes, tant elles relèvent presque toutes d’une idée singulière. Beauté des corps, sincérité des regards, sujets émouvants, on est aussi d’une certaine façon en plein humanisme, tout en restant en retrait du lyrisme, du trait trop marqué. Son œil si sensible se suffit, mais allié au génie esthétique. Tout est dans l’épure, dans la captation d’un moment dérobé à l’écoulement du temps, dans un cadrage un peu décalé, dans la saisie d’un instant inattendu qui fait mouche, mais aussi dans le regard frontal sur ce qui est, et sur ce qu’il est lui-même : un jeune homme beau et inquiet, un jeune homme amoureux, aimant et malade, et photographe et écrivain. En témoignent ses nombreuses photos de sa "table de travail" : machine à écrire, crayons, stylos, papier, entouré de livres et de cartes postales de peinture bien alignées. Tout un monde en somme, et en même temps, étrangement, malgré ses proches, ses amis, ses amours, une certaine idée de la solitude.

Maison européenne de la photographie
5/7 rue de Fourcy – 75004 Paris
M° Saint Paul ou Pont Marie, bus 67, 69, 96 ou 76
TLJ sf lun., mar. et jours fériés, de 11 h à 20 h
Entrée 7 € (tarif réduit 4 €)
Entrée libre le mer. de 17 h à 20 h
Jusqu’au 10 avril 2011

Images :
Jacques Prévert, Portrait de Janine, fragments de gravures rehaussés sur une photographie de Janine Prévert par Pierre Boucher (vers 1935) Collection privée Jacques Prévert © Fatras/Succession Jacques Prévert
Hervé Guibert, Eugène et les églantines, 1988 © Christine Guibert / Collection Maison Européenne de la Photographie, Paris

Facebooktwitter

Musée de l’Arles et de la Provence antiques

Musée de l’Arles et de la Provence antiques, danseuse romaineLorsque les habitants de l’Arles du deuxième siècle (Arelate) devaient aller assister aux courses de char, ils quittaient le haut de la ville pour cette zone de marais en bord de Rhône où venait d’être construit le cirque.
Quel cirque ! On a enfoncé 28 000 pieux de bois dans le marais pour stabiliser une piste qui faisait son kilomètre de boucle. 20 000 spectateurs s’entassaient pour hurler les noms de leurs favoris.

Le visiteur d’aujourd’hui fait le même chemin pour rejoindre le Musée, sans les marais, sans la foule (s’il s’agit d’un jour de février), mais avec quelques traces du cirque.
Le bâtiment qui protège les collections antiques est nettement moderne, et on aimerait que le lien avec la ville soit mieux dessiné par l’urbaniste. Mais l’intérieur est vaste, les grosses pierres y sont à l’aise, les grandes mosaïques s’y étalent sans complexe, on peut y flâner sans qu’aucune cloison ne vienne rompre l’errance.

On s’arrêtera ainsi au hasard de la séduction de l’objet : cette grande danseuse en bas relief dont le mouvement rappelle Botticelli, est-elle vraiment en pierre ? Les amours de Leda et de son cygne ne devraient-ils pas être plus discrets ? Quel drame nous crie cet acrotère en calcaire ? Quelle procession suivent ces pères qui tiennent leurs enfants par la main ou les portent sur les épaules ? Le colis que ces esclaves serrent sera-t-il assez bien ficelé ? Le Christ assis sous la galerie arrivera-t-il à convaincre ceux qui l’écoutent ? (le troisième à sa gauche semble nettement s’assoupir).

Musée de l’Arles et de la Provence antiques, donne la main petit romainOn peut apprendre aussi beaucoup de choses sur la vie dans une colonie romaine, en particulier par les maquettes, patiemment réalisées, qui nous montrent par exemple la façon dont le velum protégeait les 20 000 spectateurs du soleil, dans l’amphithéâtre. Ou celle de la meunerie hydraulique de Barbegal, véritable industrie minotière qui produisait jusqu’à quatre tonnes et demie de farine par jour.

Les monuments antiques ne sont pas morts avec la fin de l’empire romain. Une gravure nous montre d’ailleurs l’amphithéâtre au Moyen-Âge : il est devenu forteresse, les maisons ont été construites sur l’arène et les gradins, et des tours défensives ont surmonté le niveau d’origine. Ces Arlésiens d’alors n’hésitent pas à s’exposer à travers leurs œuvres, et nous semblent si proches.

Musée de l’Arles et de la Provence antiques
Presqu’île du cirque romain – Arles (13)
Tél. : 04 90 18 88 88
Du 1er avril au 31 octobre TLJ de 9 h à 19 h
Du 2 novembre au 31 mars TLJ de 10 h à 17 h
Entrée 5,5 € (TR 4 €)

Facebooktwitter

Les Amours d'Astrée et de Céladon. Eric Rohmer

Les amours d'Astree et de Céladon d'Eric RohmerNous sommes dans la verte et pastorale Gaule du V° siècle. L’histoire nous est contée par Honoré Urfé, écrivain du XVIIème siècle totalement oublié.

Céladon, jeune et beau berger aime Astrée, belle et jeune bergère, qui le lui rend bien. Mais pour cause d’inimité entre les deux familles, lors d’une fête, Céladon, tout coeur défendant, feint d’en aimer une autre. Las ! La feinte est si belle qu’Astrée est convaincue d’être trahie. Elle commande alors à Céladon de disparaître à jamais de sa vue.

De désespoir, notre berger se jette à la rivière. Alors que tout le monde le tient pour noyé, il est sauvé par de splendides nymphes. Grâce à l’une d’elle et à son oncle druide, merveilles de bienveillance et de sagesse, Cédalon va revoir sa tendre, fidèle éplorée. Mais, afin de respecter le commandement qu’elle lui a fait, il n’apparaîtra que sous d’autres traits que les siens : déguisé en femme.
La bergère saura-t-elle ainsi reconnaître son berger ?

Décor bucolique à souhait dans de vertes forêts (Eric Rohmer a judicieusement choisi les gorges de la Sioule en Auvergne pour respecter la poésie du paysage du roman), tuniques gonflées par le vent qui agite rubans et douces chevelures, comédiens inconnus et parfaits, dialogues du XVIIème siècle à la lettre qui coulent comme l’eau vive du ruisseau… Eric Rohmer s’est emparé une fois de plus de la littérature avec audace et en a fait un film magnifique. Il nous offre avec Les Amours d’Astrée et de Céladon un moment délicieux de grâce, de fraîcheur et de sensualité.

Les Amours d’Astrée et de Céladon
Une comédie dramatique d’Eric Rohmer
Avec Andy Gillet, Stéphanie de Crayencour, Cécile Cassel, Véronique Reymond, Rosette, Jocelyn Quivrin, Mathilde Mosnier…
Film français, italien, espagnol
Durée : 1h 49 mn
Distribué par Rezo Films

Facebooktwitter

La vie avec Albertine. Le poids de l'habitude

Marcel Proust La RechercheEn observant les amours de ses amis, celui de Swann pour Odette, celui de Saint-Loup pour Rachel, le narrateur, à de nombreuses occasions, a mesuré l’importance de l’habitude dans la persistance d’une histoire amoureuse.

Dans La prisonnière, partageant sa vie avec Albertine, il se rend compte, dans son propre cas cette fois, que sa situation demeure ce qu’elle est avec son amie, à savoir en partie insatisfaisante mais durable, en raison du poids des habitudes.

Par exemple, la continuelle jalousie qu’il éprouve à l’égard d’Albertine le pousse à chercher des explications sans relâche ; cela étant, il ne les demande pas, par peur de la fâcher. Il s’aperçoit à quel point il a pris l’habitude de ne pas satisfaire immédiatement ses désirs. Dans ce passage, il se remémore les désirs passés et présents qu’il s’est promis d’assouvir sans le faire jamais, comme ce soir-là il n’a pas satisfait celui d’interroger Albertine :

Peut-être que l’habitude que j’avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir de belles femmes de chambres, et particulièrement celle de Mme Putbus, désir d’aller à la campagne au début du printemps revoir des aubépines, des pommiers en fleurs, des tempêtes, désir de Veise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde, – peut-être l’habitude de conserver en moi, sans assouvissement, tous ces désirs, en me contentant de la promesse faite à moi-même de les satisfaire un jour – peut-être cette habitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille (peut-être des jeunes filles, cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire indéchiffrable, dans ma mémoire) avec laquelle (ou lesquelles) Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication.

Souffrant le plus souvent, de sa jalousie précisément, il envisage régulièrement de rompre avec Albertine. Mais il ne le fait pas. Il lui semble savoir pourquoi. Cette raison, à savoir l’habitude, le consterne :

On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préfèrerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux être, ce sont ces milles racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons nous dégager.

Excellentes lectures, excellent week-end à tous et à bientôt

Facebooktwitter