Et le présent dans tout ça ? a-t-on envie de demander en sortant de la vaste rétrospective consacrée à Anselm Kiefer au Centre Georges Pompidou, qui vient merveilleusement compléter celle vue à la Bibliothèque nationale il y a quelques semaines à peine.
Pour l’artiste allemand, le présent ne semble avoir de valeur que comme possibilité d’extraire, sauver, montrer des traces du passé. Mais combien ces traces elles mêmes semblent en péril ! La terre se rétracte en cratères, les fougères, desséchées, sont sur le point de tomber en poussière, l’herbe est une poignée de paille, le fer rouillé, les livres calcinés, la machine à écrire couverte de sable, les graines tombées de la fleur de tournesol et les photos devenues illisibles… tels sont les indices du passé qu’Anselm Kiefer a rassemblés dans un ensemble d’une quarantaine de vitrines placées au cœur de cette magnifique exposition. On est loin des cabinets de curiosités de la Renaissance qui ambitionnaient de réunir l’état de la science…
Au dessus de ces vitrines, des photos de ruines, comme tachées par l’éclat noir d’une explosion. Des photos qui renvoient à une salle entière de tableaux représentant des ruines, notamment de l’architecture nazi : bien que détruites par les bombardements alliés, Kiefer a voulu ressusciter ces constructions sur de nombreuses toiles. Lesquelles font écho aux premières peintures (et photos d’installations) de l’artiste qui, à la fin des années 1960 a commencé sa carrière en se représentant en tenue vert-de-gris faisant le salut nazi…
Les formats étaient alors encore « raisonnables », mais cela n’a guère duré. Un peu plus loin, c’est sur des tableaux monumentaux que s’étalent, sous l’aspect de champs de labour en plein hiver, ce qui figure plus certainement des champs de bataille. Désolation, paysages sans horizon, couleurs de plomb… la « purge » d’une histoire qui paraît plus que jamais aussi incompréhensible que proche semble n’avoir jamais de fin. Pour Paul Celan : Fleur de cendre (2006), sans doute un des tableaux les plus impressionnants du parcours (et qui l’est assurément par ses dimensions de 7 mètres sur 3), paysage plat et sans vie accrochant quelques livres consumés, nous l’indique bravement.
Il est placé en vis-à-vis (bien que dans une salle distincte) du tableau Les Ordres de la nuit (1996) montrant un homme couché sous une forêt de tournesols. Les commentaires évoquent la posture yoguique de shavasana, la philosophie bouddhiste de la renaissance, du cycle du cosmos, le lien entre les astres et la terre symbolisé par le tournesol… Mais qui se contente de regarder peut voir un cadavre dans une forêt calcinée. Et il lui sera impossible de l’oublier.
150 œuvres, dont une soixantaine de tableaux, quelques installations et quelques livres, des photos, des œuvres sur papier (splendides aquarelles)… sur 2000 m², Anselm Kiefer explore l’Histoire, la culture germanique, les poètes, les philosophes, les mythes, y compris la Kabbale. Dans ses créations des années 1970, le motif de la palette revient souvent, à l’exemple de Resumptio (1974), où ce qui semble ainsi figurer l’artiste surplombe une tombe ornée d’une croix. Dans certains de ses paysages de forêt, un chemin se découpe dans l’horizon bouché, comme voulant porter loin le regard, ou au moins l’espoir.
Dans une autre salle, fleurissent enfin de délicats pétales, certains même colorés… Combien de ruines et de cendres l’artiste a-t-il dû remuer pour voir la vie recommencer ? Qu’importe peut-être, puisque ces fleurs sont là et, même si le parcours se termine par une installation présentant des champignons sortis de la pourriture de la guerre et gardant un lit d’hôpital, on n’oubliera pas non plus ces délicates brassées. Chez Anselm Kiefer, ce présent est si rare.
Anselm Kiefer
Jusqu’au 18 avril 2016