Est-ce l’originalité de l’intrigue qui a décidé le jury Fémina d’attribuer son prix 2010 à ce roman ? Louis Blériot, la quarantaine, est marié, sans enfant, à une femme intelligente et bien occupée. Il a une relation avec Nora, une jeune femme qui semble bien profiter de sa jeunesse et de l’avenir qu’elle a devant elle. Elle a aussi une relation avec Murphy, Américain qui travaille à Londres. Bien sûr Louis travaille à Paris et Nora traverse la Manche pour rejoindre l’un ou l’autre.
On assiste aux souffrances de Louis à chaque départ de sa belle, mais il connaît les malheurs des hommes à travers l’exemple de son père : « Houspillé, privé de parole, il en est maintenant réduit à fumer dans le garage et à boire du porto en cachette de sa femme ». De Nora, nous avons le portrait qui ne dépasse guère le mystérieux de l’éternel féminin (ou l’éternel féminin mystérieux) : « une fille étrange, assez instable, à la fois délurée et bizarrement taciturne (…) affectée d’un coefficient narcissique très élevé ».
De son côté Murphy souffre aussi, bien entendu, c’est le lot des hommes, même celui de l’ami de Louis, Léonard, qui se fait plaquer par Rachid. A propos, ce qui devait arriver arriva : Louis se fait larguer par son épouse et par Nora. Tout cela nous est présenté de manière distante, avec l’aide d’un écran de cinéma, si bien que nous commençons à penser qu’il aurait mieux valu que nous attendions la sortie en salle de l’adaptation filmée de cette histoire.
« Longtemps plus tard, lorsqu’il fera défiler dans sa mémoire les images de ce printemps, Blériot sera d’ailleurs surpris de n’apercevoir nulle part sa femme, comme si elle avait disparu au montage » ; « Une fois assis tous les deux comme aux beaux jours sur la banquette du salon, avec leur verre de vin à la main, ils font penser à deux acteurs qui répèteraient une scène de la vie conjugale » ; « Murphy, escorté de Max Barney et de Sullivan –c’est le blond, un peu macrocéphale, qui marche à droite- est en train de remonter New Change sous son parapluie » ; « Ils continuent à marcher du même pas, épaule contre épaule, concentrés, silencieux, à la manière de ces couples filmés de dos par Mikio Naruse » ; « Nora apparaissait dans l’encadrement de la porte, avec sa chemise deux fois trop longue ou son fichu sur la tête, à la manière d’une jeune paysanne russe filmée par Eisenstein ».
Les images cinématographiques, parfois, nous privent des images proprement littéraires.
Jacques, grand reporter de guerre, revient du Proche-Orient terrassé, effrayé, après avoir perdu son grand ami photographe, tué par une explosion à quelques mètres de lui. Son oreille aussi en a gardé des séquelles et il se calfeutre dans sa maison comme un animal traqué. Jusqu’à ce qu’un émissaire du Vatican l’invite à se rendre à Rome, où il doit être entretenu d’une mystérieuse mission.
Les amateurs des grandes scènes d’ouverture apprécieront celle-ci, où l’on voit Jacques passer du monde de fureur de la guerre, de l’image et des médias à celui des chuchotements et des dossiers sous sceau : les archives du Saint-Siège débordent d’affaires d’apparitions restées sous cloche, et c’est dans le plus grand secret qu’on lui demande d’enquêter sur un nouveau cas, qui embarrasse le Vatican par crainte d’imposture.
C’est ainsi que Jacques se rend dans une petite ville du Sud-Est de la France, montagneuse, ensoleillée et fourmillant de pèlerins. Anna, seize ans, désormais novice, affirme en effet avoir vu la Vierge à deux reprises et entendu lui demander de bâtir un sanctuaire pour son Fils. Au sein d’une commission ad hoc, l’enquête, encadrée par une procédure très précise peut commencer. Mais ce cadre ne suffira sans doute pas à Jacques pour atteindre l’objectif qui l’obsède : l’établissement des faits.
Parallèlement à la procédure officielle, à l’enquête, aux interviews de la jeune fille, à cet univers clos, se déploient les manifestations des croyants autour d’une Anna en voie de sanctification, l’attitude divisée du clergé autour de sa personne et de ses déclarations, et l’attirail médiatique et commercial autour de cette nouvelle « voyante ».
Mais à côté de tout ce visible, il y a l’invisible. Les combats qui agitent le cœur d’une jeune fille bouleversée – dont on se demande sans cesse si ce n’est que par les apparitions. Les tourments et les étonnements qui bousculent un grand journaliste qui ne se vit que comme athée. Les questions auxquelles il manque toujours un bout de réponse.
Impeccablement bâti, tourné, interprété par l’ensemble de la distribution (à commencer par Vincent Lindon et Galatea Bellugi), le dernier film de Xavier Giannli est une haletante enquête qui agit par cercles concentriques. Tout au cœur, il y a bien sûr les questions du mystère et de la foi, au sens religieux, mais aussi au sens plus large de confiance. Ce que l’on fait, ce que l’on dit, ce que l’on tait (et qui peut nous faire périr). Le dit et l’indicible, parfois aussi fort qu’un cri. Les images, parfois abîmées, les lettres qui finissent par révéler et finalement, qu’est-ce qui change ? Un sceau sur un énième dossier ? Certainement un homme remué par de nouvelles questions, éclairé par une autre vision, profondément transformé.
L’Apparition, un drame de Xavier Giannoli
Avec Vincent Lindon, Galatea Bellugi, Patrick d’Assumçao
Ils s’aiment. Elle lui annonce qu’elle attend un enfant. Il sourit. Il achète un terrain pour construire une maison près de sa famille à elle, et quand il le lui montre, là, en plein champ, il la demande en mariage.
Nous sommes aux Etats-Unis en 1958, dans un coin de campagne où familles blanches et noires vivent en proximité et, pour certaines, en amitié. Que la noire Mildred et le blanc Richard Loving tombent amoureux n’a alors rien d’exceptionnel. Du moins c’est ainsi que les faits nous apparaissent au début du film tant leur histoire est empreinte d’évidence et de simplicité. Sauf qu’à cette époque, l’Etat de Virginie, ségrégationniste, interdit les unions mixtes. Mildred et Richard vont donc se marier furtivement à Washington.
Mais ce que la justice réprouve, la société le réprouve aussi majoritairement. Les jeunes époux sont dénoncés et, une nuit, la police vient les chercher dans leur lit pour les incarcérer. Leur avocat, « le meilleur du comté », se fait fort, parce que le juge est l’un de ses amis, de leur obtenir une suspension de peine : la liberté s’ils consentent à quitter l’Etat de Virginie pendant… 25 ans.
Mildred et Richard Loving s’aiment. Alors ils le font. Ils quittent familles, amis, travail, terrain, arbres et champs pour s’installer en ville où ils sont hébergés par une connaissance. Début d’un long exil et d’une grande tristesse.
Et c’est finalement Mildred qui acceptera la première de se battre pour contester cette décision, jusqu’à la Cour Suprême, qui l’annulera dans un arrêt qui fera date.
Tiré d’une histoire vraie, Loving est un film poignant. Mais il a ceci d’admirable qu’il n’est jamais tire-larmes ni grandiloquent. Au contraire, il traite son sujet avec beaucoup de délicatesse et de sobriété. Montrés dans toute leur dignité, les personnages sont toujours abordés du point de vue humain – leur amour, celui pour leur famille – alors que l’aspect juridique et social du combat pour les droits civiques semble les dépasser. La caméra est lente, prend sont temps pour scruter les visages, sur lesquels on essaie de lire des pensées et des sentiments qui sont rarement exprimés. Mais on comprend, on se désole, et on revoit une nouvelle fois d’où une certaine Amérique vient.
Loving, un film de Jeff Nichols, sélectionné au dernier Festival de Cannes,
Le film est sorti fin 2015, son DVD est en vente depuis le mois dernier, mais il est encore joué dans quelques salles en France, notamment à Paris.
C’est un beau et stimulant documentaire. Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé : en mai, le cap du million de spectateurs a été dépassé. Demain a aussi reçu le César du documentaire 2016. Pourquoi ce succès ? Pourquoi faut-il le voir ?
Parce qu’il est pédagogique. Sur la base d’un rapport scientifique de 2011 sur l’avenir (alarmant) de la planète, les réalisateurs interrogent les causes, mettent en évidence les mécanismes délétères et montrent des solutions.
Parce qu’il aborde la question de l’environnement en multipliant les entrées, organisées en cinq chapitres : l’alimentation ; l’énergie ; l’économie ; la démocratie ; l’éducation. Une pluralité d’approches qui enrichit la réflexion.
Parce qu’il nous épargne les leçons de morale. Il explique, montre, et donc dénonce. Mais il ne s’étourdit pas de discours et ne culpabilise pas le spectateur. Au contraire, il le responsabilise en lui ouvrant les yeux et en lui montrant que d’autres voies sont possibles.
C’est précisément ce qui rend Demain si séduisant : Cyril Dion et Mélanie Laurent sont allés chercher, aux quatre coins de la planète, des initiatives, des actions concrètes qui s’inscrivent dans une démarche de développement durable. On n’est pas au niveau des Etats, des institutions. Il s’agit de petits groupes de personnes qui, à Détroit, Lille, Copenhague, San Francisco ou encore en Inde ou en Islande, tentent des moyens de produire, de travailler et de transmettre respectueux de l’environnement et de l’humain. Et ça marche. Au niveau local, des citoyens peuvent faire quelque chose pour eux-même, leur prochain, les générations à venir. Manger, vivre, respirer… sans courir inlassablement vers le toujours plus.
Damien et Tom : deux adolescents dans le lycée d’une petite ville de province, l’année du bac. Tout les oppose : le premier, blond comme les blés, corps chétif et bagages solides, est fils de médecin et de militaire. Cultivé, doué, il est à l’aise en classe et nettement moins sur le terrain de basket. Tom, métis, tout en souplesse et en muscles, est l’enfant adoptif de parents éleveurs dans une petite ferme de montagne. Lui doit s’accrocher pour réussir. Et si Damien habite « en ville », Tom vit en pleine nature et met une heure et demie pour se rendre au lycée.
Mais cette différence de milieu n’explique pas (en tout cas à elle seule) pourquoi ces deux-là se détestent avant même de s’être parlé. D’ailleurs, ils ne se parlent pas : leurs échanges se limitent aux – nombreux – coups qu’ils se portent. De quoi cette violence est-elle le nom ? On le devine très vite, mais cela n’a aucune importance tant le scénario est bien construit, qui nous emmène tranquillement, et d’emblée, avec ses personnages.
D’abord chacun des garçons pris isolément, à l’intérieur de sa famille. L’un comme l’autre sont très attachés à leur mère. Damien parle beaucoup avec sa maman médecin (lumineuse Sandrine Kiberlain), joyeuse et décidée. Tom est très prévenant avec la sienne, anxieuse et discrète. Le papa de Damien est en mission sur les délicates « opérations extérieures » au Moyen-Orient. Celui de Tom travaille dur et parle peu. Deux pères bons et aimants, mais finalement chacun à sa manière un peu absents.
Ce sont donc les mères qui vont contraindre les deux adolescents à se rapprocher : parce que celle de Tom doit être hospitalisée, celle de Damien décide d’accueillir son fils chez eux. La relation entre les deux garçons devra nécessairement évoluer. Et c’est ce qui est magnifiquement filmé, sans démonstration ni bavardage. De manière assez étonnante de prime abord, les deux jeunes hommes n’interagissent aucunement avec leurs camarades du lycée. Les seuls témoins sont les parents. Peut-être parce qu’eux sont les repères « fixes » des adolescents, parce que c’est à travers leur regard que les évolutions de leur enfant sont les plus perceptibles. Et pourtant, trouble ajouté au trouble, la situation des parents, de l’un comme de l’autre d’ailleurs, va considérablement évoluer. Accélération de la vie, mutation des rôles. Parfois l’adolescence va plus vite qu’on ne l’espérait. Trop vite.
Il y a le langage des mots (celui de Damien), celui du corps (Tom, taiseux, en osmose avec la nature). Il y a la difficulté de communiquer et encore, avant celle-là, celle de savoir ce que l’on ressent, ce que l’on veut, qui l’on est en définitive. « Quand on a 17 ans » est un très beau film sur l’adolescence, la fragilité et les bouleversements de cette découverte de l’autre et de soi. Il rappelle à quel point André Téchiné sait filmer la jeunesse, la violence des sentiments et de la vibration des corps. Mais aussi le passage des saisons, qui nous transforme, et la force de la nature, qui demeure. L’écrin qu’il a choisi pour ce film, au cœur des Pyrénées, entre la pointe de la Haute-Garonne et l’Ariège, est tantôt doux, tantôt âpre. C’est avec une fidélité absolue qu’il en restitue la beauté sans tapage.
Quand on a dix-sept ans, un film d’André Téchiné
Avec Sandrine Kiberlin, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret
Cinéaste engagée, Margherita démarre tout juste un nouveau film, alors qu’elle vient de rompre avec son compagnon et élève seule sa fille adolescente – laquelle pense davantage aux plaisirs de son âge qu’aux obligations du lycée.
C’est dans cette vie un peu sur le fil que survient la maladie de sa mère. Margherita essaie, le soir, d’aller la voir à l’hôpital et, le jour, d’assurer un tournage qui s’avère compliqué avec un acteur américain insupportable. Son frère, lui, s’est mis en disponibilité professionnelle et veille sur la mère à chaque instant.
Pour traiter ce douloureux sujet, Nanni Moretti fait preuve d’une grande acuité et d’une grande sensibilité. L’air de rien, il montre tous les aspects de ce moment déchirant que constitue la perte d’un parent, à travers des personnages très bien dessinés et tous impeccablement interprétés.
Chez Margherita, qui est au centre du film, c’est à la fois le déni de ce qui est en train d’arriver (elle ne comprend pas la gravité de la maladie de sa mère), l’impression de ne plus rien maîtriser (sa fébrilité face aux situations les plus courantes de la vie), la culpabilité (ses moments de colère, son visage soudain absent et bouleversé sur le tournage). Elle réalise aussi qu’elle ignore tout du quotidien de sa mère (les gens qu’elle voit, ce qu’elle aime manger, où elle range ses affaires). Ces sentiments résonnent d’autant plus fort que la relation entre les deux femmes, faite d’admiration et de connivence, est très belle, et que Margherita est plutôt ce qu’on appelle une « femme forte ».
Le personnage du frère apparaît comme le contrepoint de celui de Margherita. Il est celui qui a mis le reste de sa vie entre parenthèses avec détermination. Il comprend ce qui se passe, l’assume et assure. Calme, discret et efficace, il irradie d’amour et de bienveillance, envers sa mère bien sûr mais aussi sa sœur qu’il ne juge jamais.
Dans ce contexte, l’acteur américain à l’ego envahissant – et la mythomanie maladive – pourrait n’exprimer que la superficialité du monde du cinéma et la vanité de la vie. Pourtant, Nanni Moretti le préserve de l’archétype, en le dotant d’un humour dévastateur et en n’omettant pas d’en dévoiler la faiblesse à la fin du film.
Quant à la mère, comment ne pas l’aimer. A la fois malade ordinaire avec ses incompréhensions et ses impatiences, elle demeure femme de lettres (elle a enseigné le latin toute sa vie avec passion et n’en a rien oublié), aimante (ses élèves le lui rendaient bien), mère et grand-mère attentive. Sa lucidité et son intelligence font mal (pourquoi a-t-on l’air de nous prendre pour des imbéciles, nous les malades, dit-elle en substance), mais pas autant que lorsqu’on la voit décliner plus sérieusement.
C’est avec la même élégance que Nanni Moretti traite de la question de la transmission. Dans un cauchemar, Margherita se demande ce que deviendront tous les livres de l’ancien professeur après sa mort ; sa fille se décide enfin à faire des efforts en latin quand elle voit sa grand-mère malade – et lui demande de l’aider. Et ses anciens élèves ne l’oublieront pas… Que laisse-t-on de toute une existence, qu’est-ce qui fait la valeur d’une vie ? Pas le cinéma, a l’air de répondre Nanni Moretti dans ce film magnifique.
Mia madre
Un film de Nanni Moretti
Avec Margherita Buy, John Turturro, Giula Lazzarini, Nanni Moretti, Beatrice Mancini
Chaque année nous livre un nouveau Woody Allen, et c’est toujours de bon cœur qu’on va le découvrir en salle, quasiment assuré de passer un bon moment, en retrouvant l’univers du cinéaste qui au fil du temps nous est devenu aussi familier qu’attachant.
Questions existentielles, philosophie et psychanalyse, magie, hasard, intrigues noires, pouvoir de séduction et passions… peuplent ensemble ou en ordre dispersé les films du cinéaste new-yorkais sans jamais nous lasser. Quoique…
Son avant-dernier opus Magic in the Moonlight était très réussi, débordant de toutes sortes de charmes, auxquels Colin Firth et Emma Stone n’étaient certes pas étrangers. C’est donc avec joie que l’on retrouve celle-ci dans L’homme irrationnel, cette fois accompagnée de Joaquin Phoenix.
Il campe Abe, professeur de philosophie débarquant dans une fac de province de la côte Est, précédé d’une sacrée réputation, qu’il confirme en grande partie dès son arrivée : passé engagé sur le terrain, thèses philosophiques peu conventionnelles, alcoolique, divorcé amateur de jeunes femmes… Sa renommée de coureur de jupons (d’étudiantes) est finalement la seule que son attitude dément. En fait, il est désormais totalement déprimé (et impuissant), désabusé par tout ce qui a fait le sel de sa vie : l’engagement, l’enseignement, l’amour.
Jill, la plus jolie et la plus brillante de ses étudiantes (Emma Stone), bouleversée par la noirceur d’âme de Abe, se lie d’amitié avec lui (qui le lui rend bien), avant de tomber carrément amoureuse de lui (qui lui résiste).
L’affaire serait restée au stade de la romance si un événement anodin et fruit du plus pur des hasards n’avait secoué notre héros, au point de lui redonner grand goût à la vie… Mais à quel prix ? C’est alors que l’intrigue amoureuse se double d’une intrigue policière.
Les deux mêlées suffisent pourtant à peine à maintenir le spectateur en éveil. Dialogues fournis auxquels s’ajoute un récit off à deux voix, le tout plutôt redondant, produisent un grand bavardage, qui apparaît un peu comme l’emplâtre posé sur un scénario un brin faiblard. On voit les événements arriver de plus ou moins loin, et du coup un certain ennui aussi. Heureusement le jeu impeccable de Joaquin Phoenix comme de Emma Stone nous permet, malgré tout, de passer un plutôt bon moment… On reviendra quand même l’année prochaine !
L’Homme irrationnel
Un film de Woody Allen
Avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Jamie Blackley, Parker Posey
« Les musées ne m’inspirent pas vraiment. Le regard sur le passé m’a toujours ennuyé. Mais ennuyé au point que le mot n’est pas assez fort… Ce qui me préoccupe, ce n’est ni aujourd’hui ni le passé, c’est ce que j’ai envie de faire demain. »
En lisant ces mots de Pierre Soulages, l’artiste contemporain français le plus connu dans le monde, on comprend que l’installation d’un musée à son nom n’a pas été simple. Cette aventure est très bien expliquée dans la revue Urbanisme (été 2015, n° 397), dans laquelle on peut lire aussi l’intégralité de l’entretien dont sont issus les extraits cités ici.
Pierre Soulages, l’enfant de Rodez, qui y vit le jour en 1919, n’était en effet pas favorable à un musée monographique, qui selon lui perd de son attrait au bout de quelques années. Pour le décider, il a fallu repasser par Conques : ce sont d’abord les travaux préparatoires aux célèbres vitraux de la splendide abbatiale de Sainte Foy de Conques, que l’artiste a accepté d’exposer, compte tenu de la proximité géographique avec Rodez. « Les cartons, puis les gravures, ce qui est sur papier, et la peinture, les peintures d’enfance… de proche en proche, l’ensemble s’est construit progressivement, ce n’était pas une pensée constituée dès le départ » raconte l’artiste qui a finalement consenti deux importantes donations au musée, réunissant quelques 500 pièces au total (peintures sur toiles, sur papier, ensemble des estampes, bronzes, cartons des vitraux de Conques).
Il s’agit désormais de la plus grande collection au monde de Pierre Soulages, abritée dans un écrin conçu par les architectes catalans RCR Arquitectes. De l’extérieur, ce sont de grands cubes de verre et surtout d’acier Corten (couleur rouille, comme celle du brou de noix utilisé par le peintre) ; à l’intérieur, de l’acier encore, d’un gris profond celui-ci, recouvre les sols et les murs des premières salles. Conformément à ce que souhaitait l’artiste, afin d’éviter l’écueil de « l’usure » de la monographie dans le temps, sur les quelques 6 600 m² du bâtiment, 500 m² sont réservés aux expositions temporaires, afin d’accueillir d’autres artistes contemporains.
Dès l’ouverture du musée le 30 mai 2014, le succès a été au rendez-vous : sur la première année, plus de 250 000 visiteurs se sont déplacés dans la préfecture aveyronnaise, qui compte 57 000 habitants agglomération comprise.
Le conservateur du musée, Benoît Decron, également directeur des musées du Grand Rodez, a mis en place un billet unique (9 € en plein tarif) qui permet de visiter en plus les deux autres musées ruthénois : le musée Fenaille, musée de l’histoire du Rouergue, où sont exposés notamment les célèbres statues menhir (lire le billet d’Andreossi sur ce point), ainsi que le musée des Beaux-Arts Denys-Puech, tous deux ayant du coup enregistré de belles hausses de fréquentation. Cette variété de propositions est judicieuse et en définitive très agréable pour le visiteur qui, autrement, n’aurait peut-être pas eu l’idée de découvrir ces deux autres musées.
Dernière chose importante à savoir : Michel et son fils Sébastien Bras, à la tête du célèbre restaurant triplement étoilé sur l’Aubrac, ont ouvert au musée Soulages un « Café Bras » où l’on peut soit « grignoter » leurs créations, soit s’installer pour un repas complet à prix raisonnable (31 €) et de très belle qualité gustative et de fraîcheur. Même sans les étoiles, il serait dommage de passer à côté, il est donc plus sage de réserver (en deux clics sur le site).
Voilà pour l’essentiel du « factuel ». Reste le « sensible »…
Le bâtiment, l’artiste le dit lui-même, est « magnifique ». Il va comme un gant à l’endroit où il se situe, dans le jardin du foirail, au pied de la cathédrale de grès rose (à admirer au soleil du soir, et en profiter pour la visiter, elle est remarquable).
L’intérieur est un enchantement : on adore l’exposition des œuvres sur ce fond acier, qui tranche avec ce qu’on avait vu à Beaubourg (inoubliable rétrospective de 2009-2010, qui avait accueilli plus de 500 000 visiteurs), merveilleusement mis en scène sur fond blanc. Ici, le gris intense satiné fait ressortir la profondeur des œuvres, qu’il s’agisse des peintures ou des fragiles œuvres sur papier. On n’est guère surpris par les explications présentant les différentes techniques (eaux-fortes, lithographies, sérigraphies) : elles renvoient à la passion de Pierre Soulages pour l’artisanat, la fabrication, les essais, les aléas de la création… La rue où l’artiste a vu le jour à Rodez (la rue Combarel) était en effet à l’époque truffée de toutes sortes d’artisans, chez qui l’enfant était toujours fourré. Il raconte lui-même qu’ils l’ont beaucoup marqué. En admirant les différents supports qu’il a travaillés, on retrouve bien cet attrait pour le matériau, les outils, le travail d’élaboration…
L’ensemble de l’œuvre depuis 1946 est représenté, y compris (elles sont rares) des sculptures en bronze. Devant certains tableaux et estampes, on est pris d’une forte émotion. Jamais l’on ne saura ce que nous disent vraiment ces œuvres abstraites, et pourtant comme cette mystérieuse parole faite d’huile et d’encre touche à quelque chose d’essentiel… Les outre-noirs sont exposés avec un éclairage très particulier, quelques spots savamment dirigés et beaucoup de lumière naturelle filtrée. On ne voit presque plus de noir, mais du gris, des reflets marrons, jaunes, et évidemment beaucoup de matière. Très surprenant !
Last but not least (c’est même l’origine du musée, au contraire, comme on l’a dit) : la salle consacrée aux travaux préparatoires des vitraux de Conques. Cartons, échantillons de verre, explications et passionnant film montrant le patient et obstiné processus créatif de ceux-ci par Pierre Soulages.
C’est donc sur ses propres mots (comme on l’aime le voir et l’entendre, on pourrait y rester des heures !) que la visite se termine. Sauf à la prolonger de quelques minutes, ce qui est conseillé, pour découvrir, jusqu’au 27 septembre 2015, l’installation lumineuse de l’artiste contemporain Claude Levêque, « Le bleu de l’oeil », dans la salle d’exposition temporaire. Elle est très belle, à la fois enveloppante et ouverte sur d’autres champs, et ne contraste pas autant qu’on l’aurait pressenti avec l’œuvre de Pierre Soulages. Comme si, ici, tout se tenait.
Au départ, il y a la guerre civile au Sri Lanka, que Dheepan, combattant des Tigres tamouls, fuit après avoir brûlé ses anciens oripeaux. Et Yalini, célibataire sans enfant, qui veut rejoindre sa cousine à Londres. Enfin, Illayaal, 9 ans, orpheline, que Dheepan et Yalini embarquent avec eux pour avoir l’air de former une famille et pouvoir ainsi émigrer. Ils ne se connaissent même pas. A leur arrivée en France, pas d’autre choix que de rester ensemble. On leur attribue un logement, et un travail pour lui : gardien d’immeuble dans une cité chaude de la banlieue parisienne.
Là, ne parlant pas le Français, ils essaient de s’intégrer. Avec davantage de volonté pour Dheepan, qui endosse immédiatement le rôle protecteur du chef de famille, et pour la petite Illayaal, qui va à l’école et se fait l’interprète de ses « parents », que pour Yalini, qui espère toujours poursuivre son chemin jusqu’à Londres, seule. Mais il y a l’enfant. Et la vie qui avance, jour après jour : travailler, assurer le quotidien à la maison, faire les courses et, presque malgré soi, être avec les autres. C’est le premier niveau du film : l’intégration d’une famille profondément étrangère, de langue (le Tamoul, parlé pendant la majeure partie du film), de culture (hindoue), de niveau de vie (un salaire de 500 euros leur paraît énorme).
La deuxième dimension, la plus subtile et la plus rare, est cette relation familiale artificielle, mais condamnée à évoluer. Vers où va-t-elle aller : vers l’affrontement ? Un certain attachement ? Comment ces trois-là vont-ils s’apprivoiser ? C’est compliqué ; il ne se sont pas choisis… Jacques Audiard montre cette relation et ses évolutions avec infiniment de délicatesse, prouvant une nouvelle fois qu’il n’est pas qu’un cinéaste de la lutte et de virilité.
La troisième strate du film renvoie précisément à cette veine-ci, nous plongeant dans l’univers violent des trafiquants de drogue, qui ont installé leur QG dans l’un des bâtiments de l’immeuble. Comment nos protagonistes sri-lankais vont-il vivre ces guérillas de caïds sans foi ni loi, eux qui ont fui les atrocités de la guerre dans leur pays ? Leurs réactions seront à la mesure de leurs émotions issues des terreurs passées : hors normes…
Les personnages sont parfaitement dessinés, singuliers, aboutis. On s’y attache immédiatement, tremblant pour eux au fil d’un scénario bien tendu – la puissance fictionnelle du réalisateur d’Un prophète étant toujours aussi efficace. Quant à sa virtuosité stylistique, elle n’est plus à démontrer. Enfin, il faut saluer la remarquable interprétation, en particulier celle des acteurs sri-lankais totalement inconnus et hyper convaincants.
Dheepan
Un film de Jacques Audiard
Avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers
Mustang est le premier long métrage de Deniz Gamze Ergüven, cinéaste turque de 37 ans qui a fait ses écoles à Paris.
Présenté à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs et sorti sur les écrans le 17 juin dernier, le film raconte l’histoire de cinq sœurs, adolescentes et pré-adolescentes, dans un village de Turquie situé sur la côte et à quelques mille kilomètres d’Istambul.
Elles sont pleines d’énergie, enjouées, espiègles, complices. Mais leurs manières libres ne sont pas du goût de leur grand-mère, qui les élève en l’absence de leurs parents morts, et et encore moins de leur oncle qui, plus que sur elles, veille sur la réputation de la famille dans le village. Il faut donc désormais serrer la vis.
L’on parcourt alors avec les filles ce qu’on appelle le « droit chemin » dans certains coins reculés de Turquie : la privation de liberté. L’emprisonnement est physique. Interdiction de sortir d’abord. Les jeunes filles, débordant d’imagination, inventent des jeux, mais aussi des moyens de fuguer. On fait alors rehausser les grilles. Mais la résistance continue. Alors on pose des barreaux aux fenêtres…
En parallèle, c’est l’enfermement mental : plus d’école, mais des cours de cuisine et de couture au quotidien. Enfin, les mariages arrangés commencent à s’organiser avec efficacité.
Ce pourrait être ennuyeux. C’est tout le contraire. La cinéaste joue magnifiquement du contraste entre la rigidité des aîné(e)s, gardiens inflexibles de la logique patriarcale séculaire, et la vitalité, le mouvement permanent, la fantaisie des jeunes filles. A côté du lien étouffant qu’est l’asservissement des femmes aux hommes, il y en a d’autres de très beaux, comme l’amour et la solidarité qui unit les cinq sœurs.
Celles-ci sont formidablement incarnées, profondes et plus vraies que nature, par des comédiennes plus jolies les unes que les autres. Günes Nezihe Sensoy, qui joue la cadette Lale, à l’audace incroyable, est un sacré brin de talent.
Pas de démonstration appuyée dans ce premier film très réussi, dont l’histoire, qui prend parfois des airs de conte, suffit à nous faire trembler d’effroi… mais aussi espérer.
Mustang
De Deniz Gamze Ergüven
Avec Günes Nezihe Sensoy, Doga Zeynep Doguslu, Tugba Sunguroglu, Elit Iscan, Ilayda Akdogan Durée : 1 h 37