« Bien que ces vaches de bourgeois
Les appellent des filles de joie
C’est pas tous les jours qu’elles rigolent,
Parole, parole,
C’est pas tous les jours qu’elles rigolent (…) »
Comment ne pas penser à cette poignante chanson de Georges Brassens en parcourant la riche et intéressante exposition organisée au Musée d’Orsay jusqu’au 17 janvier, consacrée (la première en son genre) aux images de la prostitution, du Second Empire à la Belle Epoque ?
Le comte Henri de Toulouse-Lautrec a peint ces « filles de joie » en abondance dans les maisons closes bien sûr, mais aussi dans les cabarets, cafés-concerts et brasseries, tous lieux qu’il a assidûment fréquentés : on les y voit attendre le client, l’air mélancolique, las et résigné, parfois jouant aux cartes pour se divertir d’un ennui qui semble abyssal. Van Gogh, Manet, Picasso eux aussi ont représenté de telles expressions : leurs tableaux montrent ces filles seules, attablées devant un verre de bière ou de prune, ou simplement les bras croisés (Femme assise au fichu ou La mélancolie, Picasso, 1902).
Ces œuvres sont les plus touchantes de l’exposition car elles nous placent du point de vue des prostituées et de leur triste sort, dans une approche très humaniste.
Ce n’est pas la grille de lecture proposée par les commissaires d’exposition, qui placent ce sujet inédit dans une vision plus globale, procédant à une sorte d’inventaire de ces splendeurs et misères de la seconde moitié du XIX° siècle. Les lieux publics et privés de la prostitution (du boulevard aux maisons closes en passant par l’opéra Garnier), sa place dans l’ordre moral et social, la prostitution dans « le monde » (les courtisanes, ou demi-mondaines), la prostitution et la modernité… sont les principaux thèmes traités avec soin et sobrement mis en scène par Robert Carsen, au fil de salles essentiellement tendues de rouges, du brun tomette au cardinal le plus vif.
Le regard le plus souvent adopté par les nombreux artistes qui se sont collés au sujet à l’époque reste celui du client, réel ou potentiel, mais sans la compassion d’un Lautrec, d’un Picasso ou d’un Van Gogh. C’est plutôt un regard qui pointe l’altérité absolue, l’étrangeté que représente la prostituée, non seulement femme, mais encore femme de petite vertu. On l’achète, la domine, la réprouve. Et pourtant, sa séduction menace, et pas uniquement pour des raisons sanitaires. On nage en pleine ambiguïté dans ce jeu de pouvoirs. La citation de Felix Fénéon au sujet du tableau de Louis Valtat placé en ouverture de l’exposition, Sur le boulevard (la Parisienne), lors de son compte-rendu du Salon des Indépendants de 1893 est d’ailleurs assez explicite de cette fascination mêlée de mépris mais aussi de crainte : « Je gobe son grand tableau : une chouette filasse, putain comme chausson qui se trimballe sur le boulevard. Pour sûr, elle va rouler dans les grands prix les bourgeoisillons qui rôdent autour de ses froufrous ».
Cette peur semble atteindre son paroxysme avec l’Olympia de Manet. Soudain, la prostituée, représentée le plus souvent avec un voyeurisme certain (Degas n’était sur ce point pas le dernier) se met à regarder le spectateur en pleine face. La plus grande provocation du tableau est sans doute celle de renvoyer le spectateur à lui-même… Comme à la fin de la chanson de Brassens.
Splendeurs et misères
Images de la prostitution 1850-1910
Jusqu’au 17 janvier 2016
De 9h30 à 18h mardi, mercredi, vendredi, samedi et dimanche
De 9h30 à 21h45 le jeudi
Fermé tous les lundi, les 1er mai et 25 décembre