La Crève. François Nourissier

Ce Benoît- là n’est guère enthousiasmant. Il est éditeur et s’auto-flagelle à longueur de pages. François Nourissier n’est pas allé chercher bien loin son modèle, lui qui a hanté le milieu littéraire français par ses fonctions de critique ou de juré et président du Goncourt durant trente ans. Il obtient le prix Fémina en 1970 pour ce roman dont l’intrigue est d’une banalité éprouvante tandis que l’écriture à phrases courtes bloque la respiration du lecteur qui attend vainement de pouvoir sortir des méandres du cerveau de Benoît, torturé par sa mauvaise conscience.

Notre éditeur, parisien, est marié, a deux enfants, et, à quarante- huit ans connaît une histoire d’amour avec une jeunesse. La différence d’âge lui pose problème, d’où l’occasion de se dévaloriser, en particulier du point de vue du corps. Obsédé par le souvenir des moments passés avec Marie, il décide de la rejoindre en Suisse. Tout le roman est l’histoire de ce voyage, et surtout des pensées intimes de Benoît, sur lui-même essentiellement, car nous n’avons pas l’impression que les autres personnages, en particulier les femmes, son épouse et son amante, aient véritablement une existence hors de ses soucis.

D’ailleurs, l’évocation des femmes (qui ne peuvent être que jeunes) fait preuve d’un machisme bien ancré dans les années soixante : « On les voit, filles de vingt ans aux accents rauques et aux membres longs, dont tournoie l’appétit de vivre, traîner, un livre sous le bras, dans les rues qui avoisinent Sèvres et Notre-Dame-des-Champs, sauvages et trop charnelles. Leur corps ravage la solitude des hommes. Elles ne font pas tant d’histoires. Elles viennent de rivages où l’on prête vite son ventre aux assauts d’une nuit ». Ou bien : « On les croise, vêtues impitoyablement à la mode, leurs cuisses suffoquant les comptables et les nègres ».

Benoît quitte donc Paris en voiture, bloqué dans des embouteillages qui nous rappellent que le phénomène a bien ses soixante ans. Il a ainsi le temps de faire appel à ses souvenirs, comme celui qui donne son titre au roman, évoquant l’année soixante- huit  et l’ambiance d’une classe de lycée : « il arrivait qu’un professeur fût interrompu par une sorte de mélopée à bouche cousue, un murmure anonyme, un grognement qui bientôt s’enflait, couvrait sa voix : Crève salope…Crève… crève salope ». Ce climat malsain est entretenu le long du récit par une vision de soi bien dégradée : « Je me promène dans ce vide que j’ai fait en moi sans parvenir à y croire. Le petit ressort, quelque part, cassé. La réserve de forces, quelque part, épuisée. (…) Alors je me promène en moi et je cherche. La faille. La fissure par où tout s’est vidé ».

Andreossi

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La porte retombée. Louise Bellocq

L’attribution du prix Fémina 1960 a provoqué la démission d’une des jurées,  Béatrix Becq, par ailleurs lauréate du Goncourt en 1952 pour son « Léon Morin, prêtre » : « Je n’admets pas qu’on couronne un mauvais roman, mal écrit, et dans lequel, en plus, il y a des allusions antisémites », avait-elle déclaré. Nous avons du mal en effet à défendre un roman qui nous a plus d’une fois ennuyé, tant par le thème, dont on a vite fait le tour, que par une écriture sans relief.

Le thème en est la décadence d’une famille de la grande bourgeoisie bordelaise, narrée à travers le destin des quatre enfants Laumond. Ils sont nés avant la guerre de 14-18, et se retrouvent dans les années cinquante pour vendre la maison familiale. A cette occasion, chaque pièce de la maison, qui donne son intitulé aux chapitres du roman, est le prétexte pour à la fois évoquer les rapports entretenus par le frère et les sœurs, et pour faire revivre les souvenirs de chacun liés à cette maison.

Nous ne connaissons le dernier de la fratrie que par ce qu’en disent les autres, car il est mort pendant la guerre, en héros de la Résistance, épargné en quelque sorte du malheur familial, « L’un sauvé par sa mort, les autres perdus par leur vie ». L’autre frère, l’aîné, est un personnage sans caractère mais débrouillard, qui a fait du trafic pendant l’Occupation. Il manifeste une certaine ironie devant la vie qui se prolonge jusque dans ses relations avec ses sœurs.

Mais Louise Bellocq, puisant sans doute dans sa propre biographie, s’attache surtout aux portraits de Madeleine et de Monique, sœurs que tout oppose. L’aînée est romanesque, attachée aux traditions bourgeoises, dont la jeunesse n’a eu pour souci que la réalisation d’un bon mariage. Hélas elle doit se contenter de prendre pour mari Martin, éconduit par Monique. Certes il devient général, mais son machisme conduit le couple au divorce, provoquant chez Madeleine une cascade de déchéances (drogue, emploi modeste).

Monique, affectée d’une haine de classe acquise jeune, refuse le mariage, a une fille d’un amant de passage, se pose en réfractaire à des valeurs bourgeoises qui sont aussi des valeurs masculines, et pense de sa sœur : « Qu’elle était bizarre, cette Madeleine, de voir l’homme partout, de le croire indispensable à la femme, de le poursuivre sans cesse ».

Aussi les jugements constants, entre les deux sœurs, envahissent le roman, presque autant que les histoires d’ameublement et de toilettes conformes ou non à la position sociale. Ainsi, la voilette ne serait-elle pas conseillée le matin, après la nuit de noces ? « Demain, je la nouerai autour de mon chapeau pour y dissimuler mon embarras lorsque je réapparaîtrai après la nuit d’hôtel à la face des gens, afin que personne ne puisse se douter, lire je ne sais quoi sur mon visage, voir ce dont je serai peut-être marquée aux yeux, aux lèvres, que sais-je ? les traces que cela laisse sans doute… »

Andreossi

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Nouvelle année : nouveau feuilleton, avec les prix Femina !

En ce premier jour de l’année, maglm inaugure une nouvelle étape de sa collaboration avec Andreossi, qui nous a régalés de son feuilleton sur les prix Goncourt.

En 2022, place à son « concurrent » : le prix Femina !

Premier billet : La conquête de Jérusalem de Myriam Harry. Bonne lecture, belles (re)découvertes et très heureuse année 2022 à toutes et à tous avec les prix Femina !!

Mag

Avec La conquête de Jérusalem, Myriam Harry apparaissait comme favorite pour le prix Goncourt 1904, qui fut en fait attribué à Léon Frapié pour sa « Maternelle ». Un collectif féminin, en particulier du journal « La Vie Heureuse » décida d’octroyer un prix, qui deviendra par la suite le Fémina, à Myriam Harry pour rétablir ce qu’il leur semblait une injustice. Il est vrai que ce n’est que quarante-quatre ans plus tard seulement que le Goncourt a été accordé à une auteure, Elsa Triolet.

Le roman ne manque pas de qualités, soulignées d’ailleurs à sa sortie par Léon Blum : « Il sent le désert, les fleurs sauvages et les parfums d’Arabie ». On y trouve en effet le charme de cette ville, Jérusalem, très cosmopolite, où cohabitaient dans une ambiance plus ou moins tolérante, mais sous un régime de concurrence, les diverses religions du monothéisme. L’écrivaine, qui y était née et y avait passé son enfance sait très bien rendre l’atmosphère de la fin du XIXe siècle sous la domination turque.

Elle nous fait suivre la vie de Hélie Jamain, jeune archéologue, qui épouse Cécile, diaconesse protestante, fille de pasteur. Très amoureux, il déchante rapidement devant la rigueur sexuelle de sa femme sitôt revenue du voyage de noce : « Ne parle pas de cela, Hélie, dit-elle tout bas ; nous étions des égarés ; et puis c’était notre voyage de noce. –Et maintenant ? –Maintenant nous sommes des gens sérieux ». Nous avons là une thématique constante du roman, l’opposition entre la sensualité moyen-orientale et l’austérité religieuse.

Notre Hélie devient très critique vis-à-vis du tableau que lui présente Jérusalem: « Une tourmente de folie et de fanatisme ravageait la Palestine. Au Liban, Druses et Maronites s’entr’égorgeaient. Les musulmans, à Damas, menaçaient tous les chrétiens ; à Gaza les catholiques avaient brûlé une synagogue (…) ». Aussi se tourne-t-il vers les croyances anciennes et projette d’écrire « La Résurrection du Paganisme » et rêve d’Astarté, l’idole païenne. Mais sa quête échoue, comme a été brisé son désir de retrouver avec Cécile les jours heureux du voyage de noce.

Il nous reste le souvenir de la vie dense et colorée de cette ville, jusque dans les cimetières : « Au-dessus des sépulcres, des négresses tendaient des vélums ; les marchands de cacaouettes et de nougat gaiement choquaient leurs timbales de cuivre, des effendis en caftans clairs se dandinaient en égrenant des chapelets d’ambre derrière le dos. Accroupies sur des tapis, les grandes dames de harem se saluaient de tombe en tombe, mangeaient, fumaient, potinaient, ‘respiraient le vent’, s’aspergeaient d’eau de rose, et, de temps en temps, penchées familièrement vers le turban de pierre, murmuraient quelque chose ; puis, songeuses, prêtaient l’oreille comme pour une confidence posthume ».

Andreossi

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Prix Goncourt 1903-2009 : quel bilan ?

La lecture d’un peu plus de cent romans auréolés du prix Goncourt a apporté son lot de contrastes, du véritable enthousiasme à la franche consternation. Certes la forme de cette chronique, en voulant laisser une assez grande place à l’œuvre malgré un format réduit, a sensiblement atténué le premier sentiment, mais la subjectivité revendiquée d’un lecteur du vingt et unième siècle a fait ses choix : plus du tiers des textes couronnés ont eu un intérêt limité, voire très limité.

Cela ne paraît pas dépendant de l’ancienneté de la parution, tout au plus certaines périodes sont apparues plus creuses que d’autres en récits qui ont retenu l’attention : les années 40 par exemple, marquées par la seconde guerre mondiale, n’ont pas été à la hauteur des années 10 et 20 qui ont vu de très bons romans ayant pour thème la guerre de 14-18 primés. Seul l’attachant Pareil à des enfants de Marc Bernard, en 1942, émerge du lot, mais ne concerne pas le temps de l’Occupation. Autre période assez creuse mais plus longue, celle qui s’étend des années 60 aux années 90, dont la moitié des œuvres primées n’ont pas convaincu. Le nouveau siècle par contre semble prometteur.  

Les thématiques de ces romans reflètent assez bien les questions majeures de nos sociétés : le thème de la guerre est le plus évident, pour un siècle qui a été bien servi de ce point de vue. Nous pouvons compter une trentaine de titres qui évoquent la guerre, avec pour les réussites, Le Feu, de Henri Barbusse, ou Civilisation, de Georges Duhamel et plus récemment Syngué sabour de Atiq  Rahimi. Les romans « familiaux » constituent une autre grande catégorie et avec ceux qui concernent les histoires de couples ils totalisent aussi une trentaine d’ouvrages.

La bourgeoisie et la petite bourgeoisie sont les milieux sociaux nettement privilégiés, et rares sont les auteurs qui ont su avec talent rendre compte des milieux plus modestes, mais un Emile Ajar, avec La vie devant soi, nous a comblé. Les campagnes, en particulier, n’ont pas été bien mises en valeur par la littérature des Goncourt, si on excepte le très ancien Louis Pergaud et son De Goupil à Margot. Les écrivains ont été plus inspirés lorsqu’ils se sont éloignés de notre continent, et plus encore lorsqu’eux-mêmes et elles- mêmes venaient d’ailleurs. René Maran (Batouala), Antonine Maillet (Pélagie-laCharrette), Patrick Chamoiseau (Texaco)ont merveilleusement enrichi la langue française.

L’élargissement des thématiques au cours du temps se remarque aussi par l’intérêt pour le passé. A partir des années 80 les auteurs récompensés ont plus souvent quitté leur époque strictement contemporaine pour placer leurs récits quelques décennies avant, ou même dans les siècles précédents. Cela nous a valu par exemple les très bons livres de Frédérick Tristan (Les égarés), de Jean Rouaud (Les champs d’honneur) ou de Laurent Gaudé (Le soleil des Scorta). Autre constatation, dans le choix du type de narrateur : nous avons été généralement plus sensible aux romans écrits à la première personne qu’à la troisième, comme si la vision « de l’intérieur » favorisait l’adhésion au récit. C’est le cas pour Béatrix Beck (Léon Morin, prêtre), Francis  Walder (Saint Germain ou la négociation), Vintila Horia (Dieu est né en exil) ou encore Yves Navarre (Le jardin d’acclimatation).

Enfin, le thème de l’oppression, de la domination, a été à l’origine d’œuvres de qualité que n’a pas manqué de distinguer le prix Goncourt, dès les premières décennies d’attribution, avec René Maran (Batouala) et Henri Fauconnier (Malaisie) sur la question de la colonisation, puis plus tard, avec Romain Gary (Les racines du ciel) qui mêle colonialisme et écologie, André Schwartz-Bart sur l’antisémitisme (Le dernier des Justes), et Tahar Ben Jelloun (La nuit sacrée) sur la domination masculine.

Au total, il est difficile de conclure sur l’opportunité à suivre les jurés du Goncourt dans leur recommandation, même si, après tout, près de deux livres primés sur trois ont été lus avec intérêt. Peut-être serait-il curieux de comparer avec un autre prix littéraire : le Fémina par exemple, revendiqué comme concurrent direct dès 1904.

Andreossi

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Syngué sabour. Atiq Rahimi.

C’est avec le prix 2008 qu’Andreossi met un point final au feuilleton des prix Goncourt. Un grand merci à lui pour cet ample et passionnant voyage dans l’histoire littéraire française depuis la création du célèbre prix !

Mag

« La chambre est petite. Rectangulaire. Elle est étouffante malgré ses murs clairs, couleur cyan, et ses deux rideaux aux motifs d’oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu. Troués çà et là ils laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes d’un kilim. Au fond de la chambre, il y a un autre rideau. Vert. Sans motif aucun. Il cache une porte condamnée. Ou un débarras ».

Le lecteur ne va pas quitter cette chambre tout au long du roman. Il va rester en compagnie d’un combattant blessé, dans le coma, tandis que sa femme, « la femme », prend soin de lui et s’échappe parfois pour s’occuper de ses filles. Comme les pèlerins de la Mecque qui tournent autour de la pierre de patience (syngué sabour) en lui confiant tous leurs malheurs, elle ne cesse de parler à son mari, lui avouant tout ce qu’elle n’a jamais pu lui dire. Et elle a de quoi dire sur la violence de cette société soumise à la bêtise et à la domination des hommes.

La violence : « Ta mère, avec son énorme poitrine, qui venait chez nous pour demander la main de ma sœur cadette. Ce n’était pas son tour de se marier. C’était mon tour. Et ta mère a simplement répondu : Bon, ce n’est pas grave, ça sera elle alors ! en pointant son index charnu vers moi lorsque je versais le thé ». La bêtise : « Il demande alors à un jeune soldat, Bénâm : Tu sais ce que tu as sur ton épaule ? Bénâm dit : Oui, chef, c’est mon fusil ! L’officier hurle : Non, imbécile ! C’est ta mère, ta sœur, ton honneur ! Puis il passe à un autre soldat et lui pose la même question. Le soldat répond : Oui, chef ! C’est la mère, la sœur, l’honneur de Bénâm ! ».

La domination : « Les hommes comme lui ont peur des putes. Et tu sais pourquoi ? Je vais te le dire, ma syngué sabour : en baisant une pute, vous ne dominez plus son corps. Vous êtes dans l’échange. Vous lui donnez de l’argent, elle vous donne du plaisir (…) Donc violer une pute, ce n’est pas un viol. Mais voler la virginité d’une fille, violer l’honneur d’une femme ! Voilà votre credo ! ».

Un livre fort et poétique, qui a amplement mérité le prix Goncourt 2008.

Andreossi

Syngué sabour, Atiq Rahimi.

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La bataille. Patrick Rambaud

Un roman prix Goncourt 1997 pour les amoureux de Napoléon Bonaparte, ou pour les passionnés des batailles napoléoniennes, ou encore pour les amateurs des défis littéraires : en effet Rambaud s’est attelé à conter la bataille d’Essling parce que Balzac a manifesté l’intention d’écrire un tel récit durant plusieurs années sans finalement le concrétiser.

Patrick Rambaud n’a pas cherché à pasticher Balzac. Il nous présente un roman historique, tout à ses aspects descriptifs puisés dans les travaux des historiens, comme il nous le confie dans les « notes » qui font suite à son texte. Il reste cependant dans l’illusion de l’objectivité (« un roman historique, c’est la mise en scène de faits réels »), ce qui limite certainement ses capacités à faire adhérer le lecteur à ce qui aurait pu être un objet littéraire davantage pertinent.

Nous rencontrons des personnages qui ont fait l’Histoire, à défaut d’être « réels » : Napoléon, le maréchal Masséna, les généraux Berthier, Dorsenne ou Lejeune, et même Henri Beyle qui ne s’appelle pas encore Stendhal. Et puis des hommes plus humbles qui peuvent témoigner des carnages : « Quand un des porte-aigle eut la tête balayée par un boulet, des pièces d’or roulèrent à terre ; le bougre avait eu l’idée de cacher ses économies dans sa cravate, mais personne n’osa se baisser pour en ramasser une poignée, par crainte des remontrances ».

On apprend que la volonté des hommes n’est pas toujours déterminante dans les issues de la bataille. Ici ce sont les conditions météorologiques qui donnent le tempo. Les pluies ont gonflé le Danube et les ponts provisoires établis par les Français pour le faire franchir par les troupes sont bien fragiles. Les Autrichiens se montrent astucieux : de lourdes barques chargées de pierres vont heurter les ponts qui sont emportés. Napoléon perd finalement sa bataille, inaugurant en 1809 une série de revers.

L’auteur échappe parfois à ses descriptions pour s’engager vers une interprétation qui présente alors davantage d’intérêt : « Ils se turent pour écouter l’ancien hymne de l’Armée du Rhin, répandu dans toute la France insurgée par les volontaires de Marseille, qui accompagna la Révolution et ses soldats jusqu’à l’Empire où, par décret, il fut interdit comme un vulgaire chant séditieux. Lannes et Masséna évitaient de se regarder. Ils se souvenaient de leurs exaltations passées. Désormais ils étaient ducs et maréchaux, ils possédaient autant de terres et d’or que les aristos, mais la Marseillaise les avaient naguère soulevés, ils avaient quitté leurs provinces pour se battre en l’entendant, et combien de fois en avaient-ils entonné les couplets à pleine gorge pour y puiser du courage ? ».

Andreossi

La bataille. Patrick Rambaud

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Anne Marie. Lucien Bodard

Le narrateur du prix Goncourt 1981 fait preuve de facultés étonnantes : cinquante ans après, il est capable de nous rendre compte avec beaucoup de détails des événements qu’il a vécus à l’âge de dix ans, nous décrivant minutieusement les lieux, les expressions physiques des personnes qui l’entourent. Il nous rapporte très fidèlement les propos échangés, même ceux qui relèvent de haute politique entre les adultes, et ne craint pas de nous faire lire intégralement une lettre (détruite à l’époque) de plus de cinquante pages écrite par son père.

Anne Marie est sa mère, qui rentre à Paris avec lui, alors que son père reste consul en Chine. Déception : au lieu de vivre le grand amour avec Anne Marie, elle l’envoie en pension sans lui rendre visite une seule fois. Revenu auprès d’elle à l’occasion des vacances, il s’aperçoit qu’elle a été très occupée à tisser des liens avec un couple de bourgeois parisiens influents.

C’est sans doute la forme du récit qui empêche toute adhésion à cette histoire d’amour entre mère et fils de dix ans. Mais aussi l’écriture, avec ses innombrables listes à rallonge : « Fauteuils, consoles, guéridons, paravents, divans, bahuts, tables, tous anciens, pieds torses, dos courbés, mais démantelés, dépenaillés, des carcasses brinquebalantes, cacochymes, pansées de housses ». De telles phrases se comptent par centaines (il est vrai sur 650 pages), avec, sans doute par goût de la performance, la liste sur une page et demi de toutes les formes de traités !

Par ailleurs Lucien Bodard ne sait que décrire la laideur. Tout est laid dans le roman. Les trains ? « Les locomotives, avec leurs jets de vapeur, ressemblent à des cachalots échoués qui crachent leurs soubresauts. Les wagons sont les anneaux de vers répugnants ». Les bourgeois ? « Ce sont des trognes à pactoles, rassurantes, au service du pire, celles des rapaces dont la charogne est l’argent ». Même l’adorée Anne Marie n’échappe pas au jeu de massacre : « De plus elle est irritée, elle a son expression dure et ses lèvres se ferment l’une contre l’autre, pour me décocher des mots qui me feront mal. Elle veut me punir, me blesser. Elle est subtile quand, dans cette humeur, elle est résolue à saccager. J’attends. Elle me parle de sa voix que je crains le plus, celle qui n’est pas coupante, celle de la condamnation morne ».

Parfois une phrase délasse et une formule peut faire sourire : « cette façon de savourer, indéfiniment, cette maniaquerie des bonnes manières masticatoires. Elle mange, elle est heureuse de manger, elle n’est qu’un estomac à écusson, je n’existe pas à côté du thé, du pain grillé et de la confiture d’orange. Ma mère est absorbée par son égoïsme bouffatoire ». 

Andreossi

Anne Marie, Lucien Bodard

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John l’Enfer. Didier Decoin

Le roman de Didier Decoin, prix Goncourt 1977, compte quatre personnages principaux : John l’Enfer, Amérindien laveur de carreaux sur les gratte- ciel, Ashton Mysha, Polonais officier de la marine marchande, Dorothy Kayne, sociologue urbaine, et la ville de New York, dans laquelle tout ce monde se retrouve dans une atmosphère de déliquescence manifeste.

Car la ville, dans ces années 70 du vingtième siècle, n’est pas en forme : « C’est la ville qui est vieille, crie Anderson. Elle tient plus sur ses pattes. Lui faites pas mal, l’Enfer. (…) L’un et l’autre ils ont vu la ville se contorsionner (…) Tous deux savent que la cité dissimule sous sa poussière et son clinquant une charpente qui se sclérose davantage de jour en jour ». Nos trois protagonistes épousent cette entropie urbaine : John et Ashton se retrouvent sans travail, Dorothy, à la suite d’un accident, perd la vue, au moins temporairement, et vit avec un bandeau sur les yeux en permanence.

Les deux hommes décident d’aider Dorothy dans son malheur et les trois vivent dans le même appartement, Ashton en tant qu’amant et John comme amoureux transi.  La jeune femme elle-même semble subir les événements et elle n’est pas le personnage le plus crédible de l’affaire. Autour d’eux la ville continue de s’effriter, les immeubles pourrissent ou sont envahis par l’eau des canalisations qui éclatent, les clans politiques se déchirent, les chiens errants envahissent les rues. Sous la surface, la pourriture : le brillant animateur de télé se révèle graine de violeur.

Ce démantèlement finit par toucher les corps, non seulement ceux des laveurs de carreaux qui s’écrasent au sol mais aussi celui d’Ashton qui vend son corps à un médecin douteux qui récupèrera les morceaux, après un accident mortel, pour des greffes. Mais l’argent de la vente permet à nos trois amis de vivre luxueusement quelques temps.

Quel espoir dans cette ambiance si délétère ? John l’Enfer rêve d’un retour au passé : « S’il collait son oreille dans la poussière, le Cheyenne entendrait sous les massifs de Washington Square le souffle des eaux souterraines ébranlant les fondations de la ville à la manière d’une sève puissante. Parce qu’il y avait des rivières, ici ; des rivières et des forêts ; et ça revient du fond des temps, ça patiente, et ça s’empare- à la fin ».

Si l’on s’intéresse au devenir des personnages du roman, par contre l’auteur ne réussit pas complètement à nous faire ressentir le climat de délabrement urbain dont il nous parle. Il nous manque une écriture plus évocatrice, plus poétique.

Andreossi

John l’Enfer. Didier Decoin

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Creezy. Félicien Marceau

Creezy de Félicien Marceau

Les trois premières et les trois dernières phrases du prix Goncourt 1969 sont identiques et donnent le ton du roman : « Elle est ronde cette place. Non, elle n’est pas ronde. Pourquoi ai-je dit qu’elle était ronde ? ». Des phrases très courtes tout au long du livre, qui donnent l’impression d’une action continuelle, sans aucune pause pour la réflexion. Félicien Marceau nous parle de la société du présent, qui avance dans une perpétuelle fuite en avant.

Il est dommage que l’intrigue du roman soit d’une banalité aussi insipide que le monde qu’il nous présente. Un député s’éprend d’un jeune mannequin et hésite : peut-il abandonner épouse et enfants pour Creezy, femme de papier glacé, plutôt fragile ? Le dénouement de l’histoire, à peine ambiguë, n’aide pas à une véritable compréhension de personnages qui restent aussi superficiels que l’univers décrit.

Le narrateur est le député qui nous fait part de son aventure et de sa découverte de Creezy : « Dans l’univers de Creezy, tout est immédiat, né de l’instant et aboli avec lui (…) Avant : rien, une zone obscure, même pas, l’obscurité est encore une question, des limbes, quelque chose de vague, de flou, à peine distinct du néant. Demain : cette idée ne nous effleure même pas. Le présent est autour de nous, immobile, figé, comme un givre (…) ».

Lui-même est embarqué dans un rythme qu’il ne maîtrise plus, symbolisé par des parcours en voiture désordonnés : « Les phares sautent d’un côté à l’autre, comme si la lumière volait en éclats, comme si devant nous courait un photographe ivre de ses flashes. Nous arrivons à un grand échangeur, cinq ou six routes qui s’enjambent. Arrivée au point le plus haut, Creezy arrête la voiture. Nous sortons. Au-dessous de nous, il y a de longues arches, de longues rampes courbes, qui s’en vont, qui reviennent, des piliers, des voûtes, des pans noirs, d’autres blancs et brillants, une lumière lunaire, blanche et gris pâle, sous de grands lampadaires ».

Si l’inanité de ce mode de vie nous est bien évoquée, si au-delà du brillant du papier glacé on sent poindre des zones d’ombre plus troubles, l’auteur n’est pas allé jusqu’au bout de son propos faute de personnages suffisamment convaincants.

Andreossi

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Le rivage des Syrtes. Julien Gracq

C’est une des plus belles réussites des jurés du Goncourt : le choix du  Rivage des Syrtes, en 1951. Mais aussi un échec pour eux : Julien Gracq n’a pas voulu de leur prix. Le roman n’avait pas besoin de cette publicité (certes involontaire de la part de l’auteur, rigoureux dans ses opinions), car il est depuis un des classiques de la littérature française.

On peut en savourer l’écriture, la précision des évocations paysagères, le vocabulaire parfois oublié. Nous passons des rivages « accores » à l’écume faiblement « effulgente ». Nous voici dans la chambre des cartes : « Les fenêtres débroussaillées laissaient miroiter sur les tables noircies une clarté plus vive, et parfois un rayon de soleil, qui tournait lentement avec les heures sa colonne de poussière, promenait comme un doigt de lumière sur le fouillis des cartes, tirait de l’ombre dans un tâtonnement ensommeillé un nom étranger ou le contour d’une côte inconnue ».

L’histoire que Gracq nous raconte est riche de plusieurs lectures possibles. Ce peut être celle du réveil d’une vieille cité endormie. Aldo est envoyé à l’Amirauté d’Orsenna comme Observateur. Il y trouve le capitaine Marino et ses lieutenants surveillant la côte des Syrtes, face à celles du Farghestan, ennemi héréditaire mais qui n’a pas bougé depuis trois siècles. Vanessa, maîtresse d’Aldo, issue d’une antique famille d’Orsenna, libère en son amant le désir de sortir le pays de l’inertie dans laquelle il s’est installé. Dans un geste intuitif, Aldo, aux commandes du navire Le Redoutable provoque les canons de la côte d’en face, débutant ainsi le processus vers la guerre.

Mais on peut y lire aussi une réflexion politique (et pessimiste) entre jeunesse et pouvoir. Ce sont  bien les jeunes gens qui se lancent dans cette aventure bien risquée, mais au bout du compte ils sont manipulés par les vieilles familles et leurs manigances. A la fin du roman, Aldo est reçu par un membre influent de la Seigneurie, qui lui révèle à la fois comment toute l’opération était calculée par le pouvoir, mais aussi comment celui qui a été utilisé est lié désormais aux puissants : « Quand un homme s’est trouvé une fois vraiment mêlé à certains actes trop grands pour lui et qui le dépassent, la conviction qu’une part de lui est demeurée méconnue, puisque de telles choses en sont nées- qu’il peut y avoir sacrilège à séparer ce que l’événement a uni ».

De belles phrases dans Le Rivage des Syrtes, mais pas seulement.

Andreossi

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