Voici le monde délicat des âmes errantes, des habitants de la ville qui ne s’ancrent véritablement que dans les rues et les cafés, dans ces lieux de passage qui, chez Modiano, deviennent des lieux à part entière, et même au-delà, des lieux de mémoire.
Car il n’est pas uniquement question de noms de rues, de stations de métro et de bars, mais aussi de cheminement dans le temps : dans le café de la jeunesse perdue, la topographie se fait évocatrice de souvenirs, la géographie se fait histoire.
Le moment "historique" – mêlant faits et personnages réels à la fiction – que le roman retrace est celui de la jeunesse de Louki, morte défenestrée à 22 ans, suicide qui n’a en rien dévoilé le mystère qui l’entourait.
Alors, tour à tour, plusieurs personnages parlent de la belle Louki. Au milieu, elle aussi se raconte.
Et c’est avec une parfaite maîtrise de l’art de l’esquisse que Modiano, empruntant plusieurs voix, mais toutes bien siennes, tente de dire qui était Louki.
Cette approche détournée de la jeune femme, avec toute l’ombre qu’elle réserve, est particulièrement convaincante en ceci qu’elle renvoie aux questions Que connaît-on d’une personne au fond ? Qui est-elle véritablement ? Elle-même sait-elle pourquoi elle a agi de la sorte ?. Pourquoi Louki s’est-elle mise à fuguer un soir ? Pourquoi a-t-elle recommencé le lendemain ? Et pourquoi s’est-elle enfuie après son confortable mariage à Neuilly ? Pourquoi s’est-elle mariée d’ailleurs ?
Avec beaucoup de subtilité, Modiano soulève plus d’interrogations qu’il ne donne de réponses, traçant autour de son personnage de simples pointillés, auxquels chacun de ses narrateurs ajoute quelques touches.
Une chose est sûre : le point de départ. L’enfance a légué à Louki la solitude pour principe et les liens avec les autres pour exception. Et le vagabondage dans la ville pour quotidien, la ville devenue point fixe, devenue pays avec ses frontières et ses barrières douanières. En lisant ce roman, l’on ne peut s’empêcher d’entendre résonner l’écho de l’autobiographique et très beau Pedigree, le précédent livre de Patrick Modiano.
Et l’on ne peut s’empêcher de citer ce passage sur "les liens" :
Sans doute la phrase qu’il avait prononcée tout à l’heure m’avait donné cette idée : "On essaie de créer des liens…" Rencontres dans une rue, dans une station de métro à l’heure de pointe. On devrait s’attacher l’un à l’autre par des menottes à ce moment-là. Quel lien résisterait à ce flot qui vous emporte et vous fait dériver ? Un bureau anonyme où l’on dicte une lettre à une dactylo intérimaire, un rez-de-chaussée de Neuilly dont les murs blancs et vides évoquent ce qu’on appelle "un appartement témoin" et où l’on ne laissera aucune trace de son passage… Deux photomatons, l’un de face, l’autre de profil… Et c’est avec ça qu’il faudrait créer des liens ?
Dans le café de la jeunesse perdue. Patrick Modiano
Gallimard, 2007, 148 p.