Le temps retrouvé. Les aberrations de l'amour

Marcel Proust La RechercheLors de sa promenade solitaire dans Paris, le narrateur, après avoir rencontré par hasard M. de Charlus s’aperçoit qu’il s’est fortement éloigné de chez lui et qu’il ne pourra rentrer avant d’avoir pris quelque boisson et repos.

Dans le Paris obscur et clos des soirées de ces années de guerre, il finit par trouver une demeure éclairée pour faire une halte.
Il s’agit d’une maison de plaisirs.
Il y trouve toutes sortes d’hommes, militaires, aristocrates comme hommes du peuple.

Sa curiosité éveillée par des cris, il aperçoit à travers la petite fenêtre dissimulée d’une chambre le baron de Charlus en train de se faire fouetter par un jeune homme.

Cette scène le saisit vivement puis le conduit à de longues réflexions sur l’amour.

Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C’était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m’avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m’avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour, même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine ! Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s’acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations.

De même, c’est aussi un rêve que poursuit le baron de Charlus, à travers son comportement amoureux qui avec l’âge l’entraîne jour après jour un peu plus loin :

Or les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. même dans la plus folle, l’amour se reconnaît encore. L’insistance de M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer (…) des accessoires féroces qu’on avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à des matelots (…), au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attesté au besoin par des actes brutaux, et toute l’enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâgeuse.

Excellent week-end à tous.

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Le temps retrouvé. Paris pendant la guerre ou l'Orient rêvé

Marcel Proust La RechercheEn 1916, après de longues années passées à se faire soigner dans une maison de santé, le narrateur revient à Paris.

Il fait un soir une longue promenade seul dans les rues de la capitale, qu’il trouve transformée, en ces temps agités.

Il se livre alors à une magnifique description de la ville, dans laquelle il mêle l’évocation de la guerre – cette promenade succède à une visite de son ami Robert de Saint-Loup engagé sur le front – à ses rêveries, nourries des paysages maritimes dont il s’est repu à Balbec…

Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise, qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise, et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui en ce moment ensanglantait la France.

… mais aussi d’Histoire et de références artistiques :

Comme en 1815, c’était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enrubannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci.

Au moment où il contemple ce défilé, il aperçoit M. de Charlus, qui l’entretient longuement sur la guerre.

Lorsque le baron, qui décidément n’a pas changé, sinon par l’accentuation de moins en moins dissimulée de ses « penchants » prend congé, « il croyait peut-être seulement me serrer la main, comme il crut sans doute ne faire que voir un Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré ».

« Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres, de Delacroix n’est pas là-dedans ? me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. (…) Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l’un de nous deux ne soit pas une odalisque ! ».

Belles lectures à tous…

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La vie avec Albertine. Le poids de l'habitude

Marcel Proust La RechercheEn observant les amours de ses amis, celui de Swann pour Odette, celui de Saint-Loup pour Rachel, le narrateur, à de nombreuses occasions, a mesuré l’importance de l’habitude dans la persistance d’une histoire amoureuse.

Dans La prisonnière, partageant sa vie avec Albertine, il se rend compte, dans son propre cas cette fois, que sa situation demeure ce qu’elle est avec son amie, à savoir en partie insatisfaisante mais durable, en raison du poids des habitudes.

Par exemple, la continuelle jalousie qu’il éprouve à l’égard d’Albertine le pousse à chercher des explications sans relâche ; cela étant, il ne les demande pas, par peur de la fâcher. Il s’aperçoit à quel point il a pris l’habitude de ne pas satisfaire immédiatement ses désirs. Dans ce passage, il se remémore les désirs passés et présents qu’il s’est promis d’assouvir sans le faire jamais, comme ce soir-là il n’a pas satisfait celui d’interroger Albertine :

Peut-être que l’habitude que j’avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir de belles femmes de chambres, et particulièrement celle de Mme Putbus, désir d’aller à la campagne au début du printemps revoir des aubépines, des pommiers en fleurs, des tempêtes, désir de Veise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde, – peut-être l’habitude de conserver en moi, sans assouvissement, tous ces désirs, en me contentant de la promesse faite à moi-même de les satisfaire un jour – peut-être cette habitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille (peut-être des jeunes filles, cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire indéchiffrable, dans ma mémoire) avec laquelle (ou lesquelles) Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication.

Souffrant le plus souvent, de sa jalousie précisément, il envisage régulièrement de rompre avec Albertine. Mais il ne le fait pas. Il lui semble savoir pourquoi. Cette raison, à savoir l’habitude, le consterne :

On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préfèrerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux être, ce sont ces milles racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons nous dégager.

Excellentes lectures, excellent week-end à tous et à bientôt

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