« Les musées ne m’inspirent pas vraiment. Le regard sur le passé m’a toujours ennuyé. Mais ennuyé au point que le mot n’est pas assez fort… Ce qui me préoccupe, ce n’est ni aujourd’hui ni le passé, c’est ce que j’ai envie de faire demain. »
En lisant ces mots de Pierre Soulages, l’artiste contemporain français le plus connu dans le monde, on comprend que l’installation d’un musée à son nom n’a pas été simple. Cette aventure est très bien expliquée dans la revue Urbanisme (été 2015, n° 397), dans laquelle on peut lire aussi l’intégralité de l’entretien dont sont issus les extraits cités ici.
Pierre Soulages, l’enfant de Rodez, qui y vit le jour en 1919, n’était en effet pas favorable à un musée monographique, qui selon lui perd de son attrait au bout de quelques années. Pour le décider, il a fallu repasser par Conques : ce sont d’abord les travaux préparatoires aux célèbres vitraux de la splendide abbatiale de Sainte Foy de Conques, que l’artiste a accepté d’exposer, compte tenu de la proximité géographique avec Rodez. « Les cartons, puis les gravures, ce qui est sur papier, et la peinture, les peintures d’enfance… de proche en proche, l’ensemble s’est construit progressivement, ce n’était pas une pensée constituée dès le départ » raconte l’artiste qui a finalement consenti deux importantes donations au musée, réunissant quelques 500 pièces au total (peintures sur toiles, sur papier, ensemble des estampes, bronzes, cartons des vitraux de Conques).
Il s’agit désormais de la plus grande collection au monde de Pierre Soulages, abritée dans un écrin conçu par les architectes catalans RCR Arquitectes. De l’extérieur, ce sont de grands cubes de verre et surtout d’acier Corten (couleur rouille, comme celle du brou de noix utilisé par le peintre) ; à l’intérieur, de l’acier encore, d’un gris profond celui-ci, recouvre les sols et les murs des premières salles. Conformément à ce que souhaitait l’artiste, afin d’éviter l’écueil de « l’usure » de la monographie dans le temps, sur les quelques 6 600 m² du bâtiment, 500 m² sont réservés aux expositions temporaires, afin d’accueillir d’autres artistes contemporains.
Dès l’ouverture du musée le 30 mai 2014, le succès a été au rendez-vous : sur la première année, plus de 250 000 visiteurs se sont déplacés dans la préfecture aveyronnaise, qui compte 57 000 habitants agglomération comprise.
Le conservateur du musée, Benoît Decron, également directeur des musées du Grand Rodez, a mis en place un billet unique (9 € en plein tarif) qui permet de visiter en plus les deux autres musées ruthénois : le musée Fenaille, musée de l’histoire du Rouergue, où sont exposés notamment les célèbres statues menhir (lire le billet d’Andreossi sur ce point), ainsi que le musée des Beaux-Arts Denys-Puech, tous deux ayant du coup enregistré de belles hausses de fréquentation. Cette variété de propositions est judicieuse et en définitive très agréable pour le visiteur qui, autrement, n’aurait peut-être pas eu l’idée de découvrir ces deux autres musées.
Dernière chose importante à savoir : Michel et son fils Sébastien Bras, à la tête du célèbre restaurant triplement étoilé sur l’Aubrac, ont ouvert au musée Soulages un « Café Bras » où l’on peut soit « grignoter » leurs créations, soit s’installer pour un repas complet à prix raisonnable (31 €) et de très belle qualité gustative et de fraîcheur. Même sans les étoiles, il serait dommage de passer à côté, il est donc plus sage de réserver (en deux clics sur le site).
Voilà pour l’essentiel du « factuel ». Reste le « sensible »…
Le bâtiment, l’artiste le dit lui-même, est « magnifique ». Il va comme un gant à l’endroit où il se situe, dans le jardin du foirail, au pied de la cathédrale de grès rose (à admirer au soleil du soir, et en profiter pour la visiter, elle est remarquable).
L’intérieur est un enchantement : on adore l’exposition des œuvres sur ce fond acier, qui tranche avec ce qu’on avait vu à Beaubourg (inoubliable rétrospective de 2009-2010, qui avait accueilli plus de 500 000 visiteurs), merveilleusement mis en scène sur fond blanc. Ici, le gris intense satiné fait ressortir la profondeur des œuvres, qu’il s’agisse des peintures ou des fragiles œuvres sur papier. On n’est guère surpris par les explications présentant les différentes techniques (eaux-fortes, lithographies, sérigraphies) : elles renvoient à la passion de Pierre Soulages pour l’artisanat, la fabrication, les essais, les aléas de la création… La rue où l’artiste a vu le jour à Rodez (la rue Combarel) était en effet à l’époque truffée de toutes sortes d’artisans, chez qui l’enfant était toujours fourré. Il raconte lui-même qu’ils l’ont beaucoup marqué. En admirant les différents supports qu’il a travaillés, on retrouve bien cet attrait pour le matériau, les outils, le travail d’élaboration…
L’ensemble de l’œuvre depuis 1946 est représenté, y compris (elles sont rares) des sculptures en bronze. Devant certains tableaux et estampes, on est pris d’une forte émotion. Jamais l’on ne saura ce que nous disent vraiment ces œuvres abstraites, et pourtant comme cette mystérieuse parole faite d’huile et d’encre touche à quelque chose d’essentiel… Les outre-noirs sont exposés avec un éclairage très particulier, quelques spots savamment dirigés et beaucoup de lumière naturelle filtrée. On ne voit presque plus de noir, mais du gris, des reflets marrons, jaunes, et évidemment beaucoup de matière. Très surprenant !
Last but not least (c’est même l’origine du musée, au contraire, comme on l’a dit) : la salle consacrée aux travaux préparatoires des vitraux de Conques. Cartons, échantillons de verre, explications et passionnant film montrant le patient et obstiné processus créatif de ceux-ci par Pierre Soulages.
C’est donc sur ses propres mots (comme on l’aime le voir et l’entendre, on pourrait y rester des heures !) que la visite se termine. Sauf à la prolonger de quelques minutes, ce qui est conseillé, pour découvrir, jusqu’au 27 septembre 2015, l’installation lumineuse de l’artiste contemporain Claude Levêque, « Le bleu de l’oeil », dans la salle d’exposition temporaire. Elle est très belle, à la fois enveloppante et ouverte sur d’autres champs, et ne contraste pas autant qu’on l’aurait pressenti avec l’œuvre de Pierre Soulages. Comme si, ici, tout se tenait.
Jardin du Foirail, avenue Victor Hugo – 12 000 Rodez
Entrée 9 € (TR 5 €) – billet unique (valable 1 mois), donnant accès aux musées Soulages, Fenaille et Denys-Puech